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Le procès de Talaat

les 2 et 3 juin 1921 à Berlin
Revue des Études Arméniennes
REA-II, pp.139-145. Paris 1922


par Frédéric Macler

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Soghomon Tehlirian
(1897-1960)

Talaat Pacha (1874-1921)
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LE PROCÈS TALAAT PACHA (*)

  • [p.139] Dans cet océan de publications qui ont vu le jour du fait de la guerre, une place notable est occupée par la littérature relative à l'Arménie. On a tenté d'en dresser une liste bibliographique dans les fascicules 2 et û du tome I de la Revue des Etudes arméniennes (1990 et 1921). Dans cet amas de livres, brochures, plaquettes, articles de revues et de quotidiens, bien peu braveront les injures du temps.

    Une catégorie cependant échappera à l'oubli; c'est celle qui renferme les documents susceptibles d'éclairer l'histoire de ce grand drame arménien, du début de 1916 jusqu'à maintenant. Et dans le choix qu'il conviendra de faire parmi ces ouvrages, quelques-uns apparaîtront au premier plan, par leur valeur intrinsèque et leur documentation.

    C'est tout d'abord le recueil de documents présenté par le vicomte Grey de Fallodon , préfacé par le vicomte Bryce, et publié, en anglais, à Londres, en 1916. Une traduction française, abrégée, parut l'année suivante à Laval; elle donne les renseignements les plus précis sur le traitement des Arméniens dans l'Empire ottoman, 1915-1916, et il suffît d'en parcourir la table des matières pour se rendre un compte exact de l'abîme de misères dans lequel fut plongé le peuple arménien.

    Un autre témoignage est celui du Dr Harry Stuermer, ancien correspondant de la Gazette de Cologne à Constantinople. Il consigne dans Deux ans de guerre à Constantinople le souvenir des jours qu'il a vécus et il explique (p. 38) pour quelle raison il n'est plus turcophile : "Ce fut ce mouvement de grande envergure, unique dans l'histoire moderne de l'humanité, ces preuves [p.140] de bestialité et de brutal chauvinisme de race qui ont tué mon amour pour la Turquie d'aujourd'hui, et qui, plus que tout ce que j'ai pu observer d'autre du côté germano-turc pendant la guerre mondiale, m'ont fait perdre tous les égards envers mon propre gouvernement et m'ont fait adopter mon attitude actuelle. Je dis du côté germano-turc : car je ne peux pas faire autrement et je dois, malheureusement, rendre également le gouvernement allemand responsable des atrocités qu'il a permis aux Turcs de commettre contre les Arméniens !"

    Les deux volumes de Henry Barby, correspondant de guerre du Journal, constiluent eux aussi la déposition d'un témoin oculaire. Le futur historien de ces noires années devra avoir sous les yeux Au pays de l'épouvante et Les extravagances bolchéviques et l'épopée arménienne.

    Par la situation qu'il occupa à Constantinople, M. Henri Morgenthau, ancien ambassadeur des Etats-Unis dans la capitale de l'Empire ottoman, était mieux qualifié que quiconque pour voir les choses sous leur vrai jour. En publiant les faits les plus horribles de l'histoire, et surtout en donnant le jour à ses Mémoires, M. Morgenthau a posé une dos pierres angulaires de l'histoire contemporaine en Orient. Il retrace, entre autres, l'action néfaste de Wangenheim, l'attitude de Talaat justifiant l'extermination arménienne, le refus de Wangenheim d'intervenir en faveur des Arméniens.

    A côté de ce témoignage de Morgenthau, la plus grande attention doit être accordée au Rapport secret du Dr Lepsius sur les massacres d'Arménie. L'auteur expose d'abord les faits; il examine ensuite la question des responsabilités; il traite en dernier lieu des conséquences économiques, des conversions forcées à l'islam et de l'attitude de la presse allemande à l'égard de la question arménienne.

    Ces témoignages ont leur valeur objective. Ils émanent tous d'hommes qui, par leurs situations officielles ou par les renseignements dont ils ont su se pourvoir, peuvent se porter garants des faits qu'ils avancent. Il importait, cependant, de produire les pièces authentiques, émanées de Talaat et d'Enver, qui avaient ordonné l'extermination du peuple arménien et d'une bonne partie des chrétiens d'Orient. M. Aram Andonian s'est chargé de ce soin. Il a réuni les documents officiels concernant les massacres arméniens et il a prié M. David-Bey de les traduire en français. La reproduction photographique d'un grand nombre de ces [p.141] documents donne à cette publication une valeur historique de premier ordre.

    Contre tant de crimes, la justice humaine n'a rien fait. Mais, le 15 mars 1921, le jeune étudiant arménien Salomon Teilirian a tué l'un des principaux coupables, Talaat Pacha. La Société d'édition allemande pour la politique et l'histoire vient de publier (1921) le compte rendu sténographique in-extenso du procès où ce jeune homme a été proclamé innocent par les jurés de Berlin.

    Cette publication est une page d'histoire.

    Dans un avant-propos explicatif, M. Armin T. Wegner expose le but du livre : le malheur du peuple arménien a été sans exemple, non seulement dans cette dernière guerre, mais dans l'histoire de l'humanité en général. L'écho d'un pareil crime a retenti dans tous les pays; seule n'y prend pas part l'Allemagne. Le coup de pistolet d'un étudiant arménien a abattu l'ancien ministre de l'intérieur turc. Il y eut procès, el la vérité apparut : il y avait (ni anéantissement systématique de tout un peuple par le gouvernement jeune-turc.

    Teilirian, qui avait assisté, impuissant, à la torture et au meurtre de sa famille, ordonnés par Talaat, le bourreau du peuple arménien, jura de venger et son peuple et sa famille. Il vint à Berlin où s'était réfugié Talaat et, lorsque l'occasion favorable se présenta, le coup de pistolet partit, qui devait délivrer l'humanité d'un de ses pires monstres. Ce n'est pas le meurtrier, déclare M. Wegner, c'est sa victime qui est coupable (nicht der Mörder, der Ermordete ist schuldig!).

    Puis vient, sur 127 longues pages, le récit sténographique du procès. De nombreux témoins déposent à la barre. C'est toute l'histoire de la politique et de la guerre en Orient depuis avril 1915 jusqu'en juin 1921. Cette publication est importante au point de vue historique; quiconque lit l'allemand fera bien de se la procurer et de la méditer.

    Parmi les dépositions, toutes importantes, qui furent faites, j'en retiendrai trois qui méritent plus particulièrement de fixer l'attention : celles du Dr Lepsius, du général Otto Liman von Sanders et du médecin Stoermer qui examina Teilirian.

    M. Lepsius expose que la déportation arménienne fut décidée par le comité jeune-turc, sous les ordres de Talaat pacha, ministre [p.142] de l'intérieur, et d'Enver pacha, ministre de la guerre; elle fut organisée et réalisée par les soins du comité jeune-turc. La déportation, décidée dès le mois d'avril 1915, concernait toute la population arménienne de la Turquie qui comprenait, avant la guerre, environ 1.850.000 Arméniens. La plus grande partie des Arméniens de Turquie vivaient dans l'Anatolie orientale, sur le haut plateau arménien, la vieille patrie de ce peuple, dans les provinces d'Erzeroum, de Van, de Bitlis, de Diarbekir, de Sivas et de Kharpout. Dans l'Anatolie occidentale, une bonne partie de la population est arménienne, en face de Constantinople, au sud de la mer de Marmara. Au sud de l'Anatolie, la Cilicie, avec son arrière-pays du Taurus et les territoires limitrophes de la Syrie septentrionale, autour du golfe d'Alexandrette, constitue un morceau de l'ancienne patrie arménienne (au moyen âge). Toute cette population arménienne de Turquie fut, sur l'ordre des autorités turques, déportée sur le bord septentrional et oriental du désert de Mésopotamie, à Der ez-Zor, à Rakka, à Meskene, à Ras el-Ain, voire à Mossoul. On estime à 1.400.000 le chiffre des Arméniens déportés.

    M. Lepsius explique que, d'après les documents officiels qu'il eut à sa disposition, la pensée de Talaat était celle-ci : sur le nombre global des déportés, 10 °/o seulement devaient arriver au terme du voyage; les 90 °/o restant devaient être assassinés en cours de route, exception faite des femmes et des jeunes filles qui pourraient plaire aux Turcs et aux Kurdes et de celles qu'on laisserait mourir de faim et d'épuisement le long des routes. M. Lepsius affirme que ce qu'il dit à la barre, les renseignements précis qu'il fournit, les horreurs qu'il retrace, tout est extrait des documents qu'il a consultés dans les Actes de l'ambassade impériale et du ministère des Affaires étrangères. Ce sont surtout des rapports émanant des consuls allemands en Turquie et de l'ambassade allemande à Constantinople (Was ich Ihnen sage, ergibt sich auch aus den Dokumenten, die ich aus den Akten der Kaiserlichen Botschaft und des Auswärtigen Amtes herausgegeben habe. Es sind dies vornehmlich Berichte der deutschen Konsuln im Innern und der deutschen Botschafter in Konstautinopel).

    A cette déposition précise et documentée, M. Lepsius en ajoute une autre, d'ordre plus général : La question arménienne n'est pas un produit du pays, c'est une création de la diplomatie européenne. Le peuple arménien est devenu une victime des intérêts politiques de la Russie et de l'Angleterre. La rivalité de ces deux puissances en Orient date de la guerre de Crimée et du congrès de Berlin. Dans la partie diplomatique qui se jouait entre Londres et Pétrograd, l'Arménien devint le pion qui est tantôt poussé en avant, tantôt pris. Les raisons d'humanité, la protection des chrétiens, ce n'étaient que des prétextes. Malgré le paragraphe 61 du traité de Berlin, signé par six grandes puissances, malgré la convention de Chypre (1898), par laquelle l'Angleterre s'engageait à protéger les chrétiens et à obtenir des réformes pour l'Arménie, malgré la signature du sultan acceptant le plan de réformes anglo-russo-frauçais, aucune des grandes Puissances n'a remué le petit doigt pour sauver ses protégés et pour punir le meurtrier.

    Il faut lire, relire et méditer toute cette longue déposition de M. Lepsius , pour comprendre la situation actuelle de l'Orient et constater qu'elle résulte des fautes accumulées des chancelleries européennes dans ces cinquante dernières années.

    La déposition du général Otto Liman von Sanders devait tout naturellement se placer au point de vue militaire. Il convient, d'après lui, de distinguer deux moments dans ce que l'on appelle communément les massacres arméniens. Le premier est, sans aucun doute, un ordre du gouvernement jeune-turc de procéder à la déportation des Arméniens. Le second , plus complexe , embrasse les luttes qui eurent lieu en Arménie, d'abord parce que les Arméniens voulaient défendre leur peau et ne pas se laisser désarmer, ensuite parce que, au cours de la lutte, les Arméniens se rangèrent du côté des Russes contre les Turcs. De ce fait, les autorités turques, civiles et militaires, ont ordonné la déportation pour des raisons militaires : il fallait vider l'Anatolie orientale des Arméniens qui y constituaient un foyer dangereux.

    Le général croit devoir accentuer qu'une bonne partie des horreurs commises au cours des déportations est due à l'état abject de la gendarmerie turque. Avant la guerre, cette gendarmerie était excellente; elle formait une troupe d'élite d'environ 85,000 hommes. Elle fut peu à peu incorporée dans l'armée régulière, et l'on dut recourir a une gendarmerie de fortune, composée surtout de brigands et de sans-travail. On s'imagine aisément à quelles extrémités a pu se livrer une telle gendarmerie dépourvue, ou à peu près, de discipline.

    Le général termine sa déposition eu disant qu il ne saurait [p.143] préciser dans quelle mesure les ordres de déportation sont l'oeuvre de Talaat. Ils ont été élaborés par un comité intellectuel et agréés par le conseil des ministres. L'exécution de ce plan infernal est due aux valis, aux fonctionnaires subalternes et à la gendarmerie turque d'alors.

    Le Dr Robert Stoermer déclare qu'il a examiné avec le plus grand soin le jeune Teilirian , tant au point de vue physique que mental, et il conclut que le jeune étudiant arménien est épileptique. Il ne l'est pas de naissance, mais il l'est devenu à la suite des horreurs dont il a été le témoin. Fils d'un manufacturier d'Erzndjan, Teilirian ne présente, dans sa jeunesse, rien d'intéressant pour la médecine. Il n'a jamais été malade jusqu'en 1916, date à laquelle il fut témoin oculaire des massacres dont on a parlé dans les dépositions précédentes. Sur la foi du serment, Teilirian raconta au Dr Stoermer comment ses parents et ses frères et soeurs furent massacrés. Il se souvient avec horreur du moment où la hache d'un Turc fit sauter en deux la tête de son frère. Il reçut lui-même des blessures à la tête , au bras gauche et au genou gauche. Il perdit alors connaissance et demeura trois jours dans cette situation, recouvert de cadavres et impressionné seulement par l'odeur épouvanlable de ces cadavres, odeur qui a profondément affecté tout son organisme. Il lui suffit de lire ou d'entendre un récit de massacres , pour ressentir immédiatement l'odeur des cadavres et voir se dérouler à nouveau les scènes dont il a été témoin.

    Après diverses péripéties et de longs voyages, Teilirian se rend en Europe, passe par Paris et Genève, et arrive à Berlin où il sait qu'habite Talaat, le meurtrier de son peuple et le bourreau de sa famille. Il se procure un revolver et venge la mort de milliers d'innocentes victimes.

    Le docteur ajoute que l'épilepsie de Teilirian présente ceci de particulier : il a de fréquentes visions; sa mère lui apparaît souvent en songe et lui dit : "Quoi, tu veux encore être mon fils, Talaat est à Berlin, et tu ne fais rien pour le tuer et pour me venger !" C'est à la suite de telles obsessions que Teilirian décida de venger ses morts. De l'avis donc du médecin , une corrélation étroite existe entre l'acte de Teilirian et la maladie dont il souffrait. Toutefois, il n'avait pas de crise épileptique le jour où il tira sur Talaat. Il avait simplement pris une forte dose de cognac pour se donner du courage.

    [p.145] Puis l'interrogatoire se poursuit serré, dëtaillé, circonstancié. Les dépositions les plus variées sont faites; les circonstances apparaissent sous un jour favorable à l'accusé, et les jurés allemands, appelés à faire connaître leur sentiment, déclarent l'innocence de Salomon Teilirian. En conséquence, le tribunal prononce la sentence et proclame que l'étudiant arménien n'est pas coupable d'avoir tué avec préméditation l'ex-pacha Talaat.

  • Frédéric Macler.

(*) Der Prozess Talaat Pascha. Stenographischer Bericht über die Verhandlung gegen den des Mordes an Talaat Pascha angeklagten armenischen Studenten Salomon Teilirian vor dem Schwurgericht des Landgerichts III zu Berlin, Aktenzeichen : C. J. 22/21, am 2. und 3. Juni 1921. Mit einem Vorwort von Armin T. Wegner und einem Anhang... (Berlin, Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte. . ., 1921), in-8°, XI + 136 pages.

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Batiment (Palais de Justice ?)
où a eu lieu le procès à Berlin
Gravure ou photo prévue
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