Correspondance entre Me
Haytoug Chamlian de Montréal et le Sénateur Robert Badinter
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- 1ère lettre de Me Haytoug
Chamlian, avocat à Montréal, à M. le Sénateur
Robert Badinter (Paris)
- Missak Manouchian était
arménien, Monsieur Badinter
Courriel transmis le 21 février 2004,
Dans Le Nouvel Observateur, numéro du 18 au 24 septembre 2003 (No 2028),
à la page 48, Robert Badinter écrit, sur une page entière, au sujet
du martyre de Missak Manouchian et de son groupe de résistants héroïques..
Pas une fois, pas une seule et unique fois, nous n’y trouverons le mot
«arménien».
Pour nous consoler, il nous faudra littéralement prendre une loupe,
pour scruter la reproduction de la fameuse Affiche Rouge au centre de
l’article, afin d’y déceler, sur la photo de notre compatriote, le nom
«arménien».
Mais attendez, ça empire.
Dans la version sur internet du même article, l'Affiche Rouge n'apparaît
plus. Donc, on ne peut même plus y voir l'"arménien".
Mais ce n'est pas fini. Cet article, sur l'internet, est annoncé par
le titre: "Gaullistes, communistes, chrétiens, juifs, aristocrates,
ouvriers..." En somme, tout le monde, sauf les Arméniens.
Badinter souligne par ailleurs dans son texte que cet événement illustre
mieux que tout "la diversité d’origine de la Résistance". Et d'invoquer
ainsi comment "Estienne d’Orves, officier de marine, rejoint Gabriel
Péri, député communiste. Gaullistes et communistes, chrétiens et juifs,
professeurs et ouvriers immigrés se retrouvent là côte à côte." Et l'Arménien,
Monsieur Badinter, dirigeant du groupe ? Ah bon, il était Arménien ?
Badinter écrit encore: "Ils liront les noms, parfois difficiles à prononcer,
des héros tombés. Tous, venus d’horizons différents, sont morts pour
la France et la liberté." Horizons différents... Ah, tout de même. Merci
pour la reconnaissance. Nous sommes au moins un horizon, et différent.
Mais attendez, le dernier point est un comble: Dans la reproduction
de la lettre de Manouchian à son épouse, un passage est supprimé, pour
faire place à trois points de suspension entre crochets. En l'occurrence,
la phrase: "Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en
Arménie."
Bref, là encore, même là, dans cette lettre qu'on mutile ainsi, on occulte,
on dissimule et efface toute trace de l’origine arménienne de Missak
Manouchian...
Je dénonce vigoureusement cette attitude inadmissible de Monsieur Badinter,
relayée par Le Nouvel Observateur.
Sinon, si c'est ça, la France, alors, elle ne méritait pas Manouchian.
Bien à vous,
- Me Haytoug Chamlian 407, boul. St-Laurent, #880 Montréal, Qc, H2Y
2Y5
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- Réponse du Sénateur
Robert Badinter à Me
Haytoug Chamlian
Par la Poste, sur papier officiel du Sénat de la République Française.
- Paris, le 27 février 2004
Monsieur,
Votre lettre témoigne d’une regrettable ignorance de la dernière lettre
de Manouchian, écrite la veille de son exécution. Le héros de la Résistance
n’est pas mort pour la cause d’une Arménie indépendante, mais pour la
liberté de tous les peuples, y compris, le peuple allemand. Cela s’appelle
l’internationalisme, le contraire de nationalisme qui, à l’évidence,
vous anime. Dans cette lettre si belle, il écrit : "Je meurs
en soldat régulier de l’armée française de la Libération". Et
il déclare : "Je suis sûr que le peuple français et tous les
combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement".
La seule référence à l’Arménie est faite, au regard de ses parents,
lorsqu’il écrit à sa femme : "tu apporteras mes souvenirs,
si possible, à mes parents en Arménie". C’est tout. En 1943
Manouchian combattait le nazisme, et non pas pour la cause arménienne,
sauf dans le cadre général de son combat contre les oppressions.
Dernière remarque : Manouchian n’a pas été fusillé seul. Vingt-deux
de ses camarades sont tombés ce jour-là au Mont Valérien. Il y avait,
parmi eux, des Français, des Espagnols, des Italiens, des Polonais,
des hommes d’autres nationalités. À tous, il faut rendre témoignage
et honorer leur mémoire, quelle que soit leur nationalité, leur origine,
leur religion ou leurs convictions politiques. C’est ce que j’ai voulu
faire. J’honore Manouchian – comme ses camarades - parce qu’il était
un héros de la Liberté. Cela suffit à mes yeux, sinon aux vôtres.
Considérations distinguées, Robert Badinter
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- 2ème lettre de Me Haytoug
Chamlian à M. le Sénateur Robert Badinter
- Montréal, 12 mars 2004
Monsieur Badinter,
Permettez-moi de répondre par la présente à votre missive en date du
27 février 2004.
La rectification que vous avez apportée à votre position en cause, en
évoquant enfin non seulement l’identité nationale originelle de Missak
Manouchian, mais aussi, certes, celles de ses camarades et frères d’armes,
est tout à votre honneur.
Par contre, malheureusement, vous avez confirmé votre dénégation intentionnelle
de l’importance et de la signification fondamentales de cette identité,
dans la vie, dans l’œuvre et dans le sacrifice ultime de Manouchian.
Cette attitude est profondément outrageante pour le peuple, le pays
et – oui, Monsieur - la nation, qui ont enfanté ce héros universel.
Et qui en sont immensément fiers, à ce juste titre.
Missak Manouchian, en effet, est mort pour la France. Mais il est mort
en Arménien.
La politique française d’assimilation, responsable en grande partie
de nombreuses déviances nationalistes ou religieuses, doit avoir des
limites.
Vous ne pouvez pas, au nom de ce que vous appelez «internationalisme»,
destituer de ses racines et priver de ses origines un rescapé du Génocide,
dont l’esprit de résistance, l’instinct de combat, l’aspiration à la
liberté et le sens du martyre découlent directement de plus de deux
millénaires d’histoire défiant la raison et le Destin. Deux millénaires
de stoïcisme inébranlable, et de survie continuelle.
Pourtant, ce ne sont pas les analyses, voire les témoignages qui manquent,
émanant aussi des milieux proches de votre sensibilité intellectuelle,
qui soulignent l’identité arménienne profonde de Manouchian, et ce,
en relation même avec son engagement et ses actions. À cet égard, je
me contenterai de vous rappeler l’article publié par l’Humanité dans
son édition du 4 avril 2000, et dûment consigné dans les archives de
ce journal, dans lequel on nous apprend notamment comment Manouchian
passa un après-midi au chevet d’un adolescent malade, «dont le seul
mérite était de participer à la vie des organisations culturelles arméniennes,
il est vrai très actives dans cette commune de la région lyonnaise,
nonobstant de nombreuses pressions. » ; comment le poète Manouchian
«écrivait pour des revues littéraires [arméniennes], notamment Zangou
(" le Cours d'eau ") qu'il dirigeait” et “correspondait avec les plus
grands poètes arméniens: Avétik Issahakian et Archag Tchobanian. » ;
comment, "l'organisation que Manouchian envisageait alors de créer avait
pour objectifs l'émancipation et la culture arméniennes» ; comment,
lors d’une certaine soirée en mars 1943, où Knar et Micha Aznavourian
"interprètent le grand troubadour du Caucase:Sayat-Nova... Manouchian
dit quelques poèmes et, comme il adore chanter, il entonne les chants
révolutionnaires, tant arméniens que français."
Les chants révolutionnaires arméniens... Si seulement vous pouviez les
connaître, Monsieur Badinter. Comme les Arméniens connaissent tous les
chants de libération de tous les peuples et nations opprimés du monde.
Nous pourrions évidemment remplir des bibliothèques avec ce même genre
de références et de témoignages, démontrant que Manouchian a toujours
été intensément conscient de son identité nationale originelle, et que
cela avait une influence déterminante dans sa vie et dans ses actions.
Il est impossible d’occulter cette évidence. Il est aberrant de tenter
de le faire.
"Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie".
«C’est tout», écrivez-vous... Dans le sens de: «ce n’est rien». En effet,
telle est votre regrettable opinion. Mais n’appartient-il pas à chaque
lecteur de cette lettre de décider, par et pour lui-même, de l’importance
de cette évocation ? Ne doit-il pas donc, au moins, en prendre connaissance
?
Dans le but de faire valoir vos vues, pouviez-vous vous permettre de
supprimer cette seule phrase de la lettre de Manouchian ? En vertu de
quelle autorisation avez-vous ainsi altéré un tel texte, qui constitue
un élément d’archive historique ?
Non, Monsieur Badinter, il ne suffit certainement pas d’honorer Manouchian
en tant que héros de la Liberté, seulement. Car il mérite tous les honneurs
qui lui reviennent. Dont celui d’être un héros arménien de la Liberté.
Sincèrement vôtre, Me Haytoug Chamlian
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