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            Vincent d'Indy, dès 1869, a longuement détaillé le programme de 
              cette œuvre et en plus, il y a introduit un motif qu'il désigne 
              sous le nom de Isabelle, sa cousine, qu'il épousera peu après. L'œuvre est une sorte de tableaux de voyage en Italie, elle comporte 
              quatre mouvements : Rome, Florence, Venise et Naples. Notons que 
              Bizet a également écrit une Fantaisie symphonie intitulée 
              Roma (1868) Dans un courrier daté du jeudi 2 mai 1872, Vincent 
              d'Indy rappelle les idées qui l'ont amené à écrire cette œuvre.
 
 
Jeudi 2 mai 1872 
 […] J'ai complètement fini le 1er Allegro de ma Symphonie, qui 
              est précédé de l'Andante des 4 cors dont j'avais eu la première 
              idée à Rome en 1869, comme Introduction, j'ai eu l'intention de 
              peindre (pour moi seul, bien entendu) dans cet allegro le triomphe 
              du grand principe Chrétien sur le Paganisme.
 Mon chant de Rome y représente donc la marche pompeuse et solennelle 
              du Christianisme, interrompue par les trombones païens ; au premier 
              abord ; puis, le chaos des anciennes croyances, d'où se dégage peu 
              à peu " le Chant de Vénus " comme dit Robert de BONNIERES, bouillonne 
              jusqu'à la 2ème reprise ou les Altos accompagnés par le quatuor 
              font entendre (doublés par 1 hautbois et les Clarinettes) une sorte 
              de plain chant chrétien plus tourmenté que le premier dont la phrase 
              souffrante sert d'entrée à un fugué où les 2 principes en viennent 
              aux mains, les trombones ont beau prendre parti pour Vénus, ils 
              sont obligés de plier et d'accompagner les 2 violons qui redisent 
              le plain chant, puis, le chaos du paganisme se représente tout à 
              fait au grave et en sourdine comme une sorte de grognement de l'enfer, 
              le chant épisodique d'Isabelle donné par 1 cor solo vient s'y adjoindre 
              Un instant puis les Sourdines partent peu à peu, un grand Crescendo 
              sur la phrase souffrante et à rythmes divers, s'ensuit sur le 7+ 
              de la mineur, pour aboutir subitement à la reprise et tutti de la 
              première phrase de Rome de l'introduction, en fa puis tout le morceau 
              finit sur la plagale de La majeur. J'en suis vraiment content, et 
              je crois que c'est, de beaucoup, ce que j'ai fait de mieux, personne 
              absolument n'y verra ce que je viens de dire là, mais peu importe, 
              si j'ai eu, moi ma pensée en le composant et s'il éveille une idée 
              quelconque dans l'esprit des auditeurs. Cela fait que la Symphonie 
              est bien avancée puisque le Scherzo, Florence, et le final, Naples 
              (dont je suis moins content, par parenthèse, peut-être est-ce parce 
              que j'ai moins goûté Naples que les autres villes d'Italie ?) Et 
              toujours la phrase en la des violoncelles, la phrase chaude qui 
              représente ma pensée vers ma chérie, toujours cette phrase serpente 
              au milieu des morceaux, sans, pour ainsi dire, que je me sois douté 
              que je l'y plaçais, elle est sortie de ma plume (ou plutôt de mon 
              crayon) presque à mon insu, comme le thème des cors trouvé à Rome, 
              comme la plupart des développements du1er allegro, comme les deux 
              motifs du final, trouvés à Naples, comme la première idée du Scherzo 
              écrite à Munich, et la phrase de Clarinette du même, venue pendant 
              le siège de Paris, en pensant au campanile de GIOTTO, de même, cette 
              phrase de violoncelle, qu'Henri DUPARC n'aime pas, et je le regrette, 
              m'est venue précisément pendant le Siège dans un moment de Désiderium, 
              de découragement complet, où je n'espérais presque plus le revoir, 
              et où je pensais à la mort, je l'ai notée telle que je l'ai pensée, 
              restant presque toujours en suspens…et comme un dernier adieu à 
              celle que je ne croyais plus revoir […]
 En relisant la première page de mon premier cahier, j'y retrouve 
              au 30 novembre 1869, juste 2 ans et 5 mois, jour pour jour avant 
              que j'eusse terminé ce 1er Allegro, l'intention formelle de composer 
              cette Symphonie sur les Villes d'Italie. C'est assez curieux ; j'y 
              disais : " J'ai dans la tête un grand canevas de Symphonie ( !) 
              et vais y faire passer mes impressions pendant le voyage. (Simple 
              que j'étais ! Je me figurais qu'il suffit de vouloir pour exprimer 
              un sentiment en musique, mais je vois maintenant, que, outre le 
              travail matériel et scientifique, que j'aurais été bien incapable 
              d'entreprendre à cette époque ; Il faut une longue période d'incubation 
              il faut que les idées se mûrissent pendant fort longtemps, puisque 
              j'ai mis plus de deux ans à mûrir celles-ci, et encore l'Andante 
              qui doit représenter Venise, bien qu'esquissé n'est pas encore terminée. 
              Espérons qu'il n'en sera pas de même pour ces pauvres Burgraves 
              que j'ai bien abandonnés, mais que je veux reprendre avec ardeur 
              et de fond en comble aussitôt que la période d'incubation sera passée. 
              Je disais aussi, le 30 octobre 69 : " Une phrase figurera Élie, 
              et son nom sera inscrit à la 1ère page " Élie ! … m'a-t-elle assez 
              tourmenté celle-là ! et cependant, j'étais bien loin de l'aimer 
              d'amour ! Qu'était-ce donc alors que ce qui me torturait tellement 
              à cette époque et que j'attribuais à la lutte des deux sentiments 
              que j'appelais " l'amour musical et l'amour amoureux " Élie et Isabelle 
              ?? ? Je me suis maintenant rendu compte de ce phénomène psychologique 
              (allons, je n'ai pas encore totalement abandonné cette bonne philosophie 
              !). Ce n'était pas Élie, ce n'était pas la femme que j'aimais, que 
              j'adorais alors de toutes mes forces, c'était l'ART, le grand Art, 
              je ne m'en rendais pas compte, mais c'était Élie qui m'avait pour 
              ainsi dire ouvert à la Musique, c'était avec Elle que j'avais vu 
              les Huguenots et compris la musique dramatique, nous avions découvert 
              ensemble ces immenses Amériques qu'on appelle les œuvres de BEETHOVEN, 
              nous avions étudié ensemble GLUCK, WEBER, MENDELSSOHN, enfin, c'est 
              avec elle que mon éducation musicale s'était vraiment commencée 
              (et je crois qu'elle peut en dire autant de son côté) or, comme 
              l'Art se présentait tous les jours à moi avec un aspect plus admirable 
              et que je Le chérissais tous les jours davantage, il n'est pas étonnant 
              que j'ai confondu le but et le moyen, le matériel et le spirituel, 
              du reste, j'aimais Élie comme un ange sans penser que l'ange véritable, 
              c'est le gnome, la pensée, l'idée qui se trouve cachée sous la matière, 
              que l'Ange en un mot, que j'adorais, c'était l'Art.
 Aujourd'hui, j'ai su faire cette distinction, et j'ai réellement 
              éprouvé que je n'aime pas Élie d'amour, je lui conserve toujours 
              cette affection résultant des mêmes idées et de notre éducation 
              réciproque, mais la meilleure preuve que je ne l'aime pas d'amour 
              c'est que cela ne m'a absolument rien fait éprouver de la savoir 
              à Henri, au contraire, j'en ai été plutôt content que fâché, tandis 
              que si on m'avait annoncé la même nouvelle pour une autre ! … Ah 
              ! mon Dieu, accordez moi les 2 grâces que je vous demande et vous 
              demanderai perpétuellement, d'abord ; que je devienne un véritable 
              Artiste et que j'arrive à exprimer le beau comme je le sens, par 
              mon art, ensuite, que mon Isabelle soit à moi et que nous vivions 
              ensemble toujours unis d'amour et d'amitié !… […]
 
 Il est utile de rappeler que la période de 1870 est restée dans 
              l'histoire de la musique Française comme celle du renouveau de la 
              musique instrumentale. Pasdeloup, dès 1861 donne les 
              Concerts populaires de musique classique, les désastres de 
              la guerre de 1870 régénérèrent l'esprit artistique de la nation. 
              Le 24 février 1871 se constitue la Société nationale de Musique 
              pour propager les œuvres des auteurs français. En 1873 furent 
              fondés les Concerts de l'Association Artistique, dirigés 
              par Colonne, tout en favorisant la diffusion des symphonistes 
              français, ils se consacrèrent au triomphe de Berlioz. En 1882 les 
              Concerts Lamoureux marquent la conquête Wagnérienne
 
 Durant ces années quelques symphonies sont écrites en France, nous 
              pouvons signaler : la Fantaisie- symphonique Roma (1860-1868) 
              de Bizet, symphonie de J.Massenet (1870), symphonie de 
              A. Messager (1876) symphonie n°4 en la (1878) de C.Saint-Saens.
 
 Lorsque Vincent d'Indy écrit sa symphonie italienne, le paysage 
              musical contemporain est déjà parsemé de chef d'œuvres :
 
 . 1869 : concerto pour piano (E.Grieg)
 . 1870 : ballet Coppelia (Léo Delibes), L'invitation au voyage (H. 
              Duparc), ).
 . 1871 : Opéra Aïda (Verdi)
 . 1872 : l'Arlésienne (Bizet).
 . 1873 : Ballet Sylvia (Léo Delibes), symphonie espagnole pour violon 
              et orchestre (E.Lalo) César Franck, qui sera le modèle de D'Indy 
              n'a pas encore composé sa célèbre Symphonie en Ré mineur et 
              sa sublime sonate pour violon et piano. (1886)
 . 1874 : Requiem (Verdi), danse macabre (Saint-Saëns).
 
 Vincent d'Indy qui a fait la guerre de 1870 s'engage pleinement 
              dans ce courant musical. Romain Rolland a rappelé dès 1902, les 
              principes de la personnalité du compositeur: " l'artiste doit 
              avant tout avoir la foi, la foi en dieu, la foi en l'Art…. Aimer 
              est son but, car l'unique principe de toute création, c'est le grand, 
              le divin, le charitable amour" ; (V. d'Indy : discours 
              d'inauguration des cours de la Schola Cantorum)
 Sa première œuvre s'inscrit déjà dans cette démarche " missionnaire 
              ". Le voyage en Italie commence par Rome, il va y puiser l'idée 
              maîtresse du premier mouvement de sa symphonie.
 Pour permettre une meilleure compréhension de l'œuvre et du processus 
              de sa conception, nous présentons quelques extraits de son journal 
              et de sa correspondance :
 
 1869, le jeune homme vient de réussir son baccalauréat il part pour 
              un long voyage en Italie, Allemagne et Suisse.
 De Rome, il écrit : j'ai dans la tête un grand canevas de symphonie, 
              je vais y faire passer mes impressions pendant le voyage. Le premier 
              morceau sera Rome, le deuxième l'Andante, je ne sais quoi, le scherzo 
              Naples, et le final Venise….
 En 1871, engagé volontaire au 105° bataillon de la garde nationale, 
              et caporal, il écrit à son cousin Edmond de Pampelone :
 
 
Samedi 25 mars 1871 :Je ne ferai pas part de mes observations musicales sur les 
              coups de canon dont ont pourrait parfaitement tirer partie dans 
              un orchestre monstre … je cois que les ballets te plairons…il y 
              en a un ou je voulais employer 14 pianos….
 Ce que j'ai composé de plus entier, de plus complet, au dire de 
              ceux à qui je l'ai joué, c'est un Scherzo pour orchestre que j'ai 
              trouvé en 2 heures, pendant ma faction de 4Heures à 6 heures du 
              matin. Mais ce morceau écrit, du reste, parfaitement dans les règles 
              a été inspiré par un souvenir, et composé sous l'influence de certaines 
              impressions, il y a des passages, notamment une phrase de violoncelle 
              interrompue, que beaucoup de gens ne comprennent pas du tout, nous 
              verrons si tu seras plus habile, étant donné le sujet.
 Jeudi 17 août :
 Mariage de Élie avec Henri Duparc, compositeur, ami de Vincent D'Indy
 
 L'orchestre Pasdeloup est alors un véritable atelier où les 
              partitions des jeunes compositeurs sont lues en répétitions, sans 
              pour cela se retrouver aux programmes des concerts. La description 
              faite par Vincent d'Indy nous montre que dans ces séances de lecture, 
              l'orchestre était parfois incomplet. Romain Rolland 
              nous rappelle que jusqu'en 1870, Pasdeloup était avant tout le défenseur 
              de la musique germanique et classique. Il opposait à la jeune école 
              française une barrière infranchissable. Camille Saint-Saëns, 
              précise qu'à cette époque, il fallait être dénué de bon sens pour 
              écrire de la musique !
 La société nationale de musique fut le berceau et le sanctuaire 
              de l'art français, de 1870 à 1900. Sans elle, la plupart des chef-d'œuvres 
              de cette période n'auraient ni été exécutées, ni même écrites ! 
              Ce rappel de la situation historique permet d'apprécier l'engagement 
              de Vincent d'Indy pour la composition mais également de comprendre 
              pourquoi la symphonie a été lue sans être créée.
 
 
Jeudi 7 septembre 1871 : 
 Je suis décidé à faire une démarche auprès de Pasdeloup pour le 
              scherzo, mais comme il est certain que je ne réussirai pas, je resterai 
              donc anéanti et accablé de tous les cotés. Attendons.
 
 Mardi 26 septembre :
 Je veux à partir d'aujourd'hui, me consacrer entièrement à 
              l'Art, à la Musique, non pas comme un simple amateur, mais en Artiste, 
              j'en prends la résolution bien formelle, et je ne la rétracterais 
              pas
 
 Mardi 3 octobre 1871 :
 
 J'en suis encore tout étourdi, je n'ose pas y croire, Pasdeloup 
              a accepté mon Scherzo ! ! ! Aujourd'hui à Midi et demi, j'entre 
              chez lui, Boulevard Bonne Nouvelle, au 3ème étage, je sonne, le 
              cœur bien gros, je sentais mes artères battre, j'avais la fièvre, 
              je voulais m'en aller, mais le timbre avait retenti, il n'y avait 
              plus à reculer. Après quelques minutes d'attente dans le salon, 
              je le vois paraître en gilet de tricot brun, je lui débite presque 
              machinalement et tout de travers ce que je voulais lui dire ; il 
              eut la bonté de comprendre et de ne pas me repousser, et il me dit 
              que j'attendisse un moment, qu'il allait terminer son déjeuner et 
              qu'il était tout à moi ensuite. Pendant ce moment d'attente, je 
              feuilletai le Faust de SCHUMANN sans avoir la force d'en lire une 
              note, enfin il revint, s'installa à côté de moi au piano, et je 
              lui jouai fort mal mon Scherzo, car j'étais en proie à un tremblement 
              nerveux indescriptible. Après avoir un peu feuilleté la partition, 
              il me dit : " Ce n'est pas mal du tout, pas mal ", puis me fit plusieurs 
              questions auxquelles je répondis en dépit du bon sens, il me demanda 
              entre autres de lui apporter la symphonie entière, qui est bien 
              à l'état d'embryon dans ma tête, mais qui n'est rien moins qu'écrite, 
              enfin, il m'encouragea beaucoup, et me dit en me reconduisant de 
              faire copier les parties et de les lui apporter jeudi prochain, 
              il finit en disant : " Je vous promets de l'essayer, et je crois 
              qu'il fera bien ".
 
 Samedi 14 octobre 1871:
 
 Niente nuovo…sinon que mon oncle Wilfrid est ici…, et nous venons 
              de faire une séance musicale de 2 heures. Tout à l'heure, je vais 
              à la répétition de Ruth de FRANCK, et hier soir nous sommes allés 
              à Robert avec le jeune ménage Ambroise de GLOS […] […] Ce matin, 
              je fus à la répétition de PASDELOUP, où l'on n'a pas eu le temps 
              d'exécuter mon Scherzo qui était sur les pupitres, j'ai eu une émotion 
              en voyant quelques 1ers violons déchiffrer " mezza voce " les premières 
              mesures de mon morceau, mais il a été relégué dans les profondeurs 
              des pupitres ; cependant je pense que ce sera pour mardi prochain, 
              et je ne suis pas fâché que cela me donne l'occasion d'assister 
              à quelques répétitions d'un aussi bel orchestre.
 On a joué d'abord une bien remarquable Symphonie de MASSENET, 
              le premier Morceau est beau et bien développé, j'ai moins bien compris 
              l'Andante, mais le Scherzo qui veut imiter un Concert italien du 
              XVIème siècle à 2 orchestres est charmant et tout à fait instrumenté 
              dans le style, enfin le final que je ne crains pas de qualifier 
              d'admirable, et conduit d'une manière originale et entraînante, 
              il y a des fusées de violons suivies d'un chant délirant, pour moi, 
              cela m'a fait un plaisir immense, et en sortant j'ai dit toute ma 
              pensée à MASSENET qui m'a serré la main avec énergie en me disant 
              : " Je vous remercie d'autant plus que c'est le premier compliment 
              que je reçois ! " Pauvre jeune homme ! et dire que moi qui n'ai 
              pas la moitié de son talent j'espère arriver… cela donne à réfléchir 
              ! On a ensuite dit l'embêtante marche de SALOMON, puis une Symphonie 
              en Ut mineur, avec les nuances les plus minutieuses, je ne puis 
              décrire le bonheur que cela m'a causé d'entendre cette immortelle 
              Symphonie que je n'avais pas entendue depuis si longtemps ! la péroraison 
              du premier morceau et l'Andante m'ont véritablement ému comme si 
              je les entendais pour la seconde fois […]
 
 Cette symphonie a-t-elle connu le même sort que 
              celle de d'Indy ?
 
 Samedi 28 décembre 1872
 
 La Symphonie est complètement terminée ; les parties corrigées 
              et prêtes. Je vais chez PASDELOUP ! Mon Dieu, protégez-moi !
 O bonheur ! PASDELOUP a été tout ce qu'il y a de plus charmant, 
              de plus ravissant, de plus idéal ; il m'a proposé lui-même et tout 
              de suite de lui jouer ma Symphonie au piano et il a causé avec moi 
              beaucoup plus en artiste, en camarade qu'en arbitre de mes destinées 
              ; il a beaucoup aimé le 1er morceaux, et m'a assuré qu'il y a un 
              " grand progrès " depuis l'année dernière, cependant il m'a dit 
              qu'il croyait que l'explosion de la fin n'est pas assez caractérisée, 
              mais somme toute il a aimé le 1er morceau, et me demandant avec 
              qui je travaille il m'a dit : " Décidément vous avez bien fait d'entreprendre 
              la carrière musicale " et, on a beau dire, cela flatte toujours 
              de s'entendre dire des choses comme cela par des artistes qui ont 
              vécu au milieu de nouveautés et de nouveaux de toute espèce. Je 
              ne voulais pas lui dire le Scherzo de peur de l'ennuyer, mais il 
              a insisté pour le réentendre, et comme j'ai eu soin de lui dire 
              que j'avais fait divers changements d'après ses conseils, il l'a 
              trouvé sensiblement meilleur que l'an dernier. Mais voici ce qui 
              m'a le plus épaté, après que je lui eus joué l'Andante, il m'a dit 
              : " Mais c'est très bon, c'est tout à fait bien, vous êtes vraiment 
              dans la bonne voie, continuez à travailler et je vous assure que 
              vous réussirez ". Moi qui étais persuadé que personne ne comprendrait 
              rien à cet Andante, et non content de l'avoir bien suivi, ce brave 
              PASDELOUP me l'a fait recommencer en m'arrêtant à divers passages 
              pour remarquer de plus près les détails, et en chantant de sa grosse 
              voix enrouée le thème des violons, il m'a dit que c'était de la 
              bonne mélodie, et m'a joué à ce propos (je ne sais trop pourquoi) 
              le prélude de Tristan.
 Quant au final, il a trouvé l'idée bonne et les développements mauvais, 
              il m'a conseillé de le refaire, et vraiment c'est ce qu'il y a à 
              la hauteur du reste, mais je trouve réellement les trois 1ers morceaux 
              bons, il y a certains endroits qui me vont tout à fait, mais nous 
              entendrons ça à l'orchestre, venez ce mardi en 8 et je vous l'essaierai 
              ; j'en suis fort content " puis il a fait une réticence qui m'a 
              fait bondir : " c'est dommage, a-t-il dit, que le Scherzo finisse 
              en Si mineur ; (puis comme se parlant à lui-même) on pourrait jouer 
              l'Andante et terminer par le Scherzo… " est ce qu'il aurait envie 
              de l'exécuter à un de ses concerts, par hasard ? … Cela donne à 
              rêver ; aussi en sortant de chez lui après force compliments réciproques, 
              encouragements sincères de sa part, remerciements non moins sincères 
              de la mienne, lorsque je me suis trouvé sur le boulevard, je voyais 
              tout en beau, la vie m'apparaissant sous une face nouvelle, le bureau 
              de tabac dans lequel j'entrai pour allumer ma cigarette me parut 
              superbe, ainsi que les affreuses baraques des boulevards, il me 
              semblait que les rues étaient peuplées de femmes toutes plus charmantes 
              les unes que les autres, les cocottes même s'idéalisaient, enfin 
              c'était une journée de bonheur, et j'ai rarement flâné et aspiré 
              l'air et le soleil (radieux, chose rare au mois de décembre) avec 
              autant de vrai plaisir ; et je pensais alors à mon Isabelle, je 
              voyais l'avenir tout en rose, au lieu de le voir incertain comme 
              quelquefois, je me disais qu'elle serait bien heureuse de savoir 
              mon bonheur, et je me demandais si elle pense à moi en ce moment…Oh 
              ! Quel sentiment heureux en tout ! Peut-être va-t-il m'arriver malheur, 
              car j'ai rarement cette sensation parfaite sans qu'une autre ne 
              vienne bientôt la détruire ; en tous cas, mon 28 décembre a été 
              un beau jour, et j'en serai longtemps reconnaissant au brave père 
              PASDELOUP […]
 
 Mardi 4 février 1873
 
 Le 1er Morceau de la Symphonie a été répété ce matin ! Il n'a 
              pas été mal, les effets sont généralement bien sortis et pourtant 
              je ne suis pas content ! Je suis même dans un de ces accès de découragement 
              qui me prennent quelquefois, mais je sens que ce n'est pas bon, 
              que ce n'est pas ça ! … D'abord le quatuor jouait beaucoup trop 
              fort ce qui fait que le 1er chant des bois dans l'Allegro n'est 
              pas sorti, et pourtant, tout le monde m'a dit que c'était bien écrit 
              et parfaitement orchestré.
 Voilà à la hâte mes remarques, l'Introduction vient bien mais est 
              trop longue ; le quatuor de Cors a été très bien joué, mais les 
              bassons donnaient trop. Pour l'Allegro, je le répète, ce n'est pas 
              ma faute si le 1er chant d'Altos est peut-être le meilleur effet 
              du morceau ; C'est tout à fait ce que j'ai voulu, quant au développement 
              en entier, le quatuor a joué trop fort ou peut-être n'avais-je pas 
              assez renforcé les bois ; le passage en la mineur en sourdines qui 
              suit la rentrée est trop longue et le Cor en fa sort mal, carrément 
              à couper, enfin l'explosion est bonne mais trop longtemps dans le 
              ff. A total : 3 bonnes coupures au moins, 1° dans l'Introduction, 
              2° dans le 1er développement, 3° le passage en la mineur et 4° dans 
              l'Explosion peut-être. Oh ! Ce n'est pas tout rose l'état de compositeur 
              ! Je suis résolu, lorsque PASDELOUP aura tout essayé, de porter 
              le tout à FRANCK et de lui demander si cela vaut la peine d'être 
              retouché. Pour PASDELOUP, il m'en a dit ce qu'il dit toujours, à 
              savoir qu'il n'y a pas une phrase assez caractérisée, il n'y a vu 
              que le dessin du commencement et pas autre chose, cependant je sens 
              que c'est mieux qu'il ne dit. J'avais un bon public, HARTMANN, MASSENET 
              et LALO, le premier m'a fait le geste d'un ou plusieurs coups de 
              ciseaux, et il a raison ; MASSENET ne m'a presque rien dit, seulement 
              j'enregistre ses compliments parce qu'ils sont rares, il m'a complimenté 
              sur la phrase des altos et violoncelles qui suit le quatuor de Cors, 
              sur l'entrée des trompettes et le 1er développements, enfin il est 
              allé regarder la partition et a dit à PASDELOUP que certainement 
              il y a du talent, à quoi PASDELOUP a répondu " c'est vrai, mais 
              il ne faut pas le gâter (en me désignant), il faut lui dire les 
              choses franchement comme elles sont. "
 Quant à LALO, il a été vraiment très gentil, il a même pris la peine 
              d'entrer dans les détails, et m'a assuré qu'il y a de l'idée mais 
              que c'est trop long et que cela a besoin d'être retravaillé.
 Au total, réflexion générale : c'est bien mais c'est trop long. 
              C'est égal je ne suis pas dans mon assiette, je me décourage et 
              je me demande quelquefois si je fais bien de faire de la musique. 
              O mon DANTE ! […]
 
 8 mars 1873
 
 Mardi dernier, on peut concevoir mon émotion quand je vis PASDELOUP 
              prendre ma partition et frapper dessus avec son archet en prononçant 
              le " Allons, allons ! A nous " traditionnel. La première fois l'Andante 
              qui est réellement très difficile marcha fort mal, des notes fausses 
              partout, des entrées manquées, etc. la deuxième fois, bien que cela 
              fut loin d'être satisfaisant comme exécution, j'ai pu me rendre 
              assez bien compte de l'effet. Voilà mon impression générale :
 Il y a de bonnes idées, la phrase en fa mineur est réellement bonne, 
              quant à celle en ut, je trouve qu'elle ne sort pas très bien, mais 
              au total trop de modulations, les tons, ne sont pas assez accusés 
              enfin, c'est un peu confus non pas comme orchestration mais comme 
              composition.
 Maintenant passons aux détails, DUPARC trouve l'exposition très 
              bonne, pour moi, je suis à peu près du même avis, seulement il y 
              a peu de confusion dans les parties, un peu de brouhaha, puis le 
              chant de la 3ème mesure confié à la flûte ne sort pas du tout, c'est 
              un défaut ; pour la phrase en fa mineur, bien que, selon leur habitude, 
              les violons aient joué ff ce qui est marqué pp, et les instruments 
              à vent la même chose excepté que c'est tout le contraire, cela (je 
              parle de la phrase) fait très bien, le son est plein, assez grand 
              et les mouvements des bois s'entendraient si ceux-ci voulaient se 
              donner la peine de jouer comme ont fait les flûtes la 2de fois. 
              Quoique l'orchestration du développement soit bonne, je le répète, 
              c'est trop modulé, la reprise du 2d thème par les Cors et Clarinettes 
              fait bien, mais quant aux sons harmoniques de la fin, c'est atroce 
              ! Les 4 premiers violons les font bien sortir, mais les autres jouent 
              tellement faux que c'est à faire dresser les cheveux sur la tête 
              d'une statue de marbre. Voilà pour l'Andante.
 Le Scherzo sort toujours parfaitement, encore mieux que l'année 
              dernière, c'est enlevé, il n'y a que la nouvelle rentrée qui ait 
              été ratée ainsi que les nuances, mais j'en ai été très content, 
              bien que je croie que comme composition l'Andante est beaucoup meilleur. 
              Impressions générales autour de moi : CAHEN trouve cela bien, DUPARC 
              y trouve de très bonnes choses au milieu de plusieurs mauvaises, 
              nos impressions se rapprochent, mais il est plus sévère que moi, 
              pour CAHEN, il est trop superficiel pour que je fasse grand cas 
              de son opinion, BENOIT et BONNIERES mes fidèles des répétitions 
              ont trouvé tout très bien, c'est trop ; pour l'orchestre, l'Andante 
              étant très difficile, n'a pas eu l'heur de déplaire à ces Messieurs, 
              HOLLANDER me disait d'un petit air protecteur à la sortie : " L'Allegretto 
              est joli, mais, franchement, l'Andante est rudement embêtant " mais 
              voilà encore des opinions qui me sont totalement indifférentes, 
              car ces animaux de l'orchestre ont applaudi avec frénésie une inepte 
              Symphonie en Ut d'un certain M. REY, symphonie d'un mérite incontestable 
              vu que c'est un calque de HAYDN, moins le génie, l'Andante du susdit 
              M. REY est exposé par des cors, la mélodie en est vraiment ravissante 
              il n'y a qu'un petit malheur pour M. REY.
 
 CAHEN m'a raconté que PASDELOUP faisait à LALO la comparaison entre 
              nos deux Symphonies (je suis bien modeste, mais je ne crois pas 
              trop m'avancer en disant que la mienne est beaucoup meilleure que 
              la sienne) ; il disait donc : " Au moins, vous voyez ce petit que 
              j'ai répété avant (le petit c'est moi) eh ! Bien, il a de l'inexpérience, 
              il écrit pour les Cors, ce qui devrait être fait par les bassons, 
              mais au moins, il marche, il est dans le mouvement ". Le fait est 
              qu'il m'en veut toujours du passage des Cors dans le Scherzo. Enfin 
              après la répétition nous avons été, DUPARC et moi, chez PASDELOUP, 
              lequel a été charmant, m'a répété que mon Andante est bien mais 
              que les développements sont trop tirés, trop maladifs, telle a été 
              son expression, enfin il a ajouté : " apportez-moi donc quelque 
              chose de clair et nous verrons ! " Ce qui me fait espérer pour l'année 
              prochaine ; quant à DUPARC, sauf le duo il n'a pas beaucoup aima 
              sa Suite à laquelle il reproche, peut-être avec raison d'être toujours 
              trop dans le même rythme ; et ce brave Henri me disait naïvement 
              en revenant : " C'est drôle PASDELOUP a l'air de fonder plus d'espoir 
              sur toi que sur moi. " Enfin j'ai été content, d'autant qu'il m'a 
              dit qu'il redirait encore l'Andante, et comme je lui représentais 
              que cela ennuierait les musiciens " Oh ! Dit-il, les musiciens, 
              je m'en f… ! " Ce qui n'est pas si vrai que cela puisqu'il vient 
              de se laisser faire la loi par son orchestre en ne répétant pas 
              le prélude de Tristan que ces MM. ont stipulé qu'ils ne joueraient 
              pas. C'est absurde !
 Je termine ce long paragraphe en racontant brièvement mon autre 
              engagement. Jeudi j'ai porté à FRANCK, ma 1ère Scène du 2d acte 
              des Burgraves, et bien qu'il l'ait jugée assez imparfaite quant 
              aux tonalités (toujours ces diables de tonalités) il a eu l'air 
              content de plusieurs des idées notamment du commencement de la chanson 
              de Hatto, de la phrase en Si bécarre dans le chœur et surtout de 
              la phrase fière de Hatto bien qu'il n'aime las l'ut b ; Enfin il 
              a examiné attentivement et m'a dit en terminant : " Oui, oui, il 
              y a de l'inexpérience, de la confusion dans les tonalités, mais 
              on voit que c'est un homme de grand talent qui a écrit cela ". DUPARC 
              en était épaté, et il m'a dit en sortant que jamais il n'avait entendu 
              FRANCK faire autant de compliments à un de ses élèves ; c'est égal, 
              tout cela m'encourage joliment à travailler et je fais de la fugue 
              avec acharnement.
 
 4 juin 1873
 
 …Maintenant, si cela ne t'embête pas trop, je vais te parler 
              un peu de mes compositions. Ma Symphonie a été essayée deux fois 
              à PASDELOUP, sauf le final que je n'aime plus du tout, il y a beaucoup 
              de choses à faire dans le premier morceau, le Scherzo sort toujours 
              bien, mais c'est l'Andante qui a fait un eFfet épatant auquel je 
              ne m'attendais presque pas ; sauf deux endroits qui pèchent par 
              l'orchestration tout est sorti nettement et clairement, surtout 
              le grand chant des Violons qui m'a fait plaisir à entendre, tout 
              a bien marché, surtout à la 2de répétition, et c'est bien certainement 
              de l'avis de tout le monde ce que j'ai fait de mieux ; seulement 
              il y a un grand défaut dans le développement qui a empêché PASDELOUP 
              de le jouer, c'est que cela module trop, c'est frappant à l'orchestre, 
              il y a des moments où l'on ne sait plus du tout où l'on en est, 
              mais en somme, les idées fondamentales en sont bonnes. LALO et MASSENET 
              en ont été contents. PASDELOUP aussi. Il m'a même donné des encouragements 
              publics qui m'ont fait plaisir, quant aux exécutants de l'orchestre, 
              ils ont joué assez purement mais avec toute la mauvaise volonté 
              possible ; heureusement il n'y avait pas de faute dans les parties, 
              sans cela, ils se seraient empressés de les faire ressortir, aussi 
              n'ont-ils presque pas fait d'expression dans l'Andante parce qu'il 
              est difficile et que ces Messieurs n'aiment pas ce qui leur donne 
              la moindre peine, quant au Scherzo ils ont daigné l'applaudir chaleureusement, 
              mais j'aime mieux le moindre mot d'encouragement de FRANCK ou de 
              MASSENET que la Claque de ces soi-disant artistes.
 
 29 octobre 1874
 
 …c'est aujourd'hui que je vais porter ma Symphonie à PASDELOUP…Que 
              dira-t-il ? je n'en sais rien, mais j'espère qu'il sera content, 
              car je suis au mieux avec lui….
 
 
Dimanche 31 octobre 1874 : PASDELOUP à V. D'INDY : 
 Mon cher Monsieur D'Indy, j'espère que vous n'avez pas fait le 
              paresseux et que vous avez terminé la symphonie dont j'ai lu le 
              premier morceau l'année dernière. …
 
 Après cette date, nous ne trouvons plus trace de la symphonie italienne, 
              le jeune compositeur écrit une autre symphonie en 1874-1875 " Hunyade 
              ". La célèbre symphonie sur un chant montagnard dite " cévenole 
              " (1886), consacrera le compositeur ; dans le même temps, la musique 
              s'est enrichie des plus grand chef d'œuvre : Les 4 symphonies 
              et les concertos de Brahms, Carmen de Bizet, les opéras de Wagner, 
              le concerto pour violon de Tchaïkovski etc.. La fin du siècle 
              sera un véritable festival de création dans le domaine musical.
 
 Pourquoi la symphonie Italienne est-elle restée dans les cartons 
              sans avoir la chance d'une création publique ? L'étude de la partition 
              joue plutôt en faveur de l'œuvre ! Le seul moyen de répondre à cette 
              question est d'abord, d'aller au bout de la démarche créatrice : 
              présenter l'œuvre au public. Dès les premières répétitions, il sera 
              possible de juger si l'œuvre a été délibérément rangée dans les 
              " cartons " ou bien écartée par un concours de circonstances qui 
              nous échappe. En tous les cas, le patrimoine de la musique française 
              de cette époque aura été enrichi de ce qui fut le premier message 
              d'un compositeur qui s'imposera pleinement dans sa maturité.
 
 
Romans, le 24/09/04  Alexandre Siranossian, Chef d'orchestre Directeur du conservatoire national du pays de Romans
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