• Discours de Amédée Gastoué
    Président de la Société Française de Musicologie


  • Célébration Solennelle du quinzème centenaire de la traduction arménienne de la Bible

  • Au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, dimanche 29 Mars 1936 - Paris

  • Imprimerie XX (Paris 1936?) - Livret ncm x ncm, de NN pages - pp 72-80
  • Recherche bibliographique :
    Nil V. Agopoff

  • Document numérisé et mise en page par Méliné Papazian

Quelques links sur la musicologie

  • Monsieur le Président, Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

    Je remercie très vivement le Comité organisateur de cette belle réunion, de m'avoir convié à célébrer avec vous, en ce quinze centième anniversaire de la traduction arménienne des Livre Saints, cet aspect très particulier de l'art musical, que constituent la mélodie, la musique arméniennes. Et je suis heureux d'apporter aux musiciens de cette noble patrie le salut de la Société Française de Musicologie.

    Aussi bien, il est un lien étroit entre le sujet qui nous rassemble aujourd'hui, et l'art musical. C'est qu'en effet, si nous remontons aux origines les plus lointaines que nous puissions atteindre en cette matière, dans les documents laissés par la civilisation arménienne du moyen-âge, c'est à l'Eglise qu'il faut nous adresser.

    On ne saurait avec certitude dire quels sont exactement les thèmes mélodiques qui remontent aux temps où Saint Mesrop et Saint Sahag organisèrent la liturgie arménienne. Mais, par les traces indélébiles que les modes antiques ont laissées dans ses mélodies, par leur classement traditionnel en huit tons, les authentes et les plagaux, il est aisé de voir que l'église d'Arménie s'est de bonne heure adapté les plus caractéristiques des motifs orientaux des églises syriennes, ou comment elle se trouve avoir conservé, bien plus longtemps et plus purement que les églises byzantines, la ligne et le charme des anciens modes helléniques.

    C'est surtout après les grandes compositions poétiques de Moïse de Khorène et de Nersès Schnorhali, que l'on vit bientôt les musiciens liturgiques préoccupés de fixer les dessins mélodiques, les groupements ornementaux et rythmiques de leur chant. Le nom d'un vardapet de Daron, Khatchatour, au XIIe siècle, est attaché à l'organisation définitive de cette intéressante et curieuse notation des antiques neumes arméniens. Il faut avoir étudié les admirables manuscrits de ce temps qui contiennent les chants du Pataraq, les mélismes du Jamaghirk ou les airs des Charagan, pour se rendre compte du respect avec lequel les anciens notateurs considéraient la musique dont ils transmettaient les secrets. Car, ce n'est pas seulement parce qu'il s'agit de livres destinés au culte divin, mais pour l'art mélodique en lui-même, que les linéaments de ces notes sont tracés avec un soin infini, merveilleusement rehaussés de pourpre et de violet, enluminés d'or et d'argent.

    Hélas! avec les malheurs de l'Arménie, qui consommèrent sa ruine politique, le sens précis de ces neumes fut oublié peu à peu : il fallut s'en tenir désormais à une tradition orale, çà et là différemment influencée. Mais, dans son ensemble, la mélodie liturgique du rite arménien et ses manières d'exécution se sont perpétuées, suffisamment pour qu'en notre siècle un musicologue doublé d'un grand artiste en ait pu reconstituer déjà une partie : j'ai nommé l'illustre musicien dont nous pleurons la perte, le R. P. Komitas Vardapet.

    Il y a un an, ici même, la colonie arménienne de Paris célébrait le soin pieux avec lequel les littérateurs de la nation honoraient, cent ans plus tôt, nos grands poètes Victor Hugo et Lamartine. On peut redire à ce propos l'intérêt réciproque que les savants d'Occident portèrent au chant arménien, dès précisément que la connaissance de l'antique notation s'en fût perdue. Il faudrait sans doute citer les divers auteurs qui, depuis trois cents ans, traitèrent de l'histoire de la musique et consacrèrent quelques paragraphes au moins à l'art arménien. Relevons néanmoins, en les mettant à part, le Hollandais Schroeter, au XVIIe siècle, dans son magnifique Thesaurus, au XVIIIe siècle le Français Villoteau; puis l'Italien Bianchini, qui, au cours du siècle suivant, nota les chants traditionnels de la messe arménienne, de divers charagans et antiphones, avec toutefois quelques incertitudes et méprises; et, voici quarante ans, notre compatriote et ami Pierre Aubry, trop tôt disparu et qui, dès le début de ses études orientales, tendit à exalter la beauté et le charme de l'art musical arménien, soit liturgique, soit populaire.

  • Je dis bien : populaire. C'est là, en effet, l'un des aspects les plus nets, les plus clairs, les plus vivants de la mélodie, aux rivages de l'antique Phrygie ou dans les plaines de l'Ourartou. La tradition transmise de génération en génération, portée à travers les diverses provinces de l'Arménie par les ménétriers populaires, les achoughs, maintenait soit les accents mêmes des vieilles chansons affectées à telle ou telle fête, soit les airs de danse propres à telle ou telle province, et qu'ils exécutaient sur la zourna ou cornemuse, sur la petite flûte de saule, ou encore sous l'archet de leur kemandjeh, faisant vibrer des mélodies aimées que rythmaient tambourins et naquaires.

    Un ancien auteur a dit qu'un Arménien chante aussi naturellement que le fait le rossignol: ce peuple, à travers les âges et les vicissitudes étranges de son existence dispersée, est resté admirablement doué pour toutes les manifestations artistiques. C'est suggérer qu'il y a eu un folklore arménien, un art relevant surtout du peuple et des musiciens des campagnes, art varié, considérable, tour à tour délicieux ou tragique, l'un des arts populaires les plus caractéristiques qui soient dans ce domaine.

    Là aussi, il fallait qu'intervint, avant les derniers désastres de la nation, un artiste éclairé qui recueillît et fît connaître les aspects les plus touchants ou les plus plaisants de ce folk-lore arménien. Là encore, nous retrouvons le nom que je citai tout à l'heure avec honneur, celui du R. P. Komitas Vardapet.

    En troisième lieu, il faut noter ce que la musique arménienne doit, soit à ses éducateurs, soit aux compositeurs plus récents qui se pénétrèrent de l'enseignement européen.

    Déjà, dans les années 1700 et quelques, les professeurs de l'école arménienne de Constantinople, rivalisant avec leurs émules, grecs ou roumains, tels Petros Peloponnesios et Dimitri de Cantemir, étaient particulièrement appréciés à la cour des sultans, et comme compositeurs, et comme chanteurs. Chacun d'eux, avec son art particulier ou le tempérament propre à sa nation, devait récréer, en variant leurs plaisirs, les maîtres de l'heure.

Ces musiciens arméniens, utilisant une partie des signes de l'ancienne notation oubliée, eurent le mérite d'en créer une nouvelle qui, à l'imitation de la musique occidentale, indiquât avec netteté les intervalles, les temps, les rythmes de leurs chants. Ainsi, ils purent transmettre aux générations suivantes la vérité d'une tradition fixée de leur temps. Nommons au moins, parmi cette lignée, l'un des plus audacieux, Ohannessian, et ses élèves jusqu'au célèbre Baba Hampartsoum.


Mais, bientôt, les musiciens arméniens virent le parti que pouvait tirer leur art des progrès que la polyphonie vocale ou orchestrale gagnait en Occident. Dès le milieu du XIXe siècle, on pouvait bientôt entendre à Constantinople un opéra, qui n'avait néanmoins d'arménien que la langue et le nom de ses compositeurs, et rappelant plutôt Rossini ou Meyerbeer.
  • C'est surtout avec Georges Ekmalian et Nicolas Tigranian que se manifesta le véritable esprit de la musique arménienne moderne, savoir relier en un ensemble équilibré les thèmes et les motifs, les chants, que fournissait la tradition ancienne et vivante, et les enrichissements de l'écriture européenne, palette sonore des diverses écoles. Ekmalian eut le mérite, très grand, de donner, avec une version convenable de la mélodie et des rythmes, une très belle harmonisation à plusieurs voix des chants de la liturgie, qu'il enrichit aussi de quelqu'une de ses propres compositions bien qu'influencé quelque peu par le style russe, on doit relever, entre autres, l'intérêt et le charme d'un Sourp, Sourp, qu'il composa à cet effet.

    Tigranian a surtout écrit pour le piano et les instruments à cordes. Dans son oeuvre assez importante, le même caractère peut encore être relevé : ce compositeur a su s'inspirer des airs des vieux instrumentistes populaires, et, dans ses trios et quatuors s'efforcer de ne jamais perdre de vue l'inspiration qu'il recherchait dans les sources ancestrales et dont il transcrivit nombre de vieilles mélodies.

    Mais dans cette dernière et récente période de l'art arménien, c'est toujours le nom de Komitas Vardapet qui dominera. S'il fut excellent chanteur et pianiste, directeur de choeur et musicologue, il eût pu se faire connaître comme compositeur. Mais il fit peut-être plus encore: restaurateur de la ligne mélodique arménienne, chercheur et patient transcripteur, combien méritant, du folklore musical de sa nation, il tint, d'une part, à présenter dans leur pureté la plus grande les airs qu'il avait retrouvés ou conservés, et, d'autre part, à les enchâsser d'harmonies vocales remarquables, tirées de sa science véritable et de son expérience, fruits de son propre fonds, qui, dans leur richesse extrême, respectassent, sans y toucher, les motifs et les rythmes ainsi ingénieusement présentés. Et, nous pouvons dire, sans vain orgueil national, parce que c'est une constatation, et que d'autres critiques l'ont reconnu : c'est du jour où le R. P. Komitas entra en contact avec la musique française, qu'il acquit la plus claire notion de ce qu'il voulait réaliser, et que son génie se manifesta plus pleinement.

    Y aurait-il quelque lointaine affinité entre la pensée artistique française et celle de votre peuple: qui le sait? Je le faisais remarquer il y a peu de jours : que de traits unissent notre vieil art architectural et décoratif, dit " roman ", à celui de la Syrie chrétienne et, plus encore, de l'Arménie ancienne! Comment expliquer l'étroite ressemblance que les mélodies religieuses d'un de nos derniers troubadours, au XIIIe siècle, Guiraut Riquier, offrent avec les "mélétik" favoris des fils de Haïk? Notre compatriote aurait-il rencontré l'un d'eux à la cour des sultans de Cordoue? Et, pour rester sur le terrain religieux, quels liens ignorés y eut-il, pour que, récemment chargé d'inventorier le livre de chant d'un monastère de religieuses des Pays-Bas, au XVe siècle, j'y eusse relevé avez étonnement une invocation aux martyres arméniennes sainte Hripsimé et ses compagnes?...
    Mais peut-être, sur ce dernier trait, faut-il faire quelque part à ce qu'un chevalier français fut le dernier prince de l'Arménie indépendante.

    C'est de ces remarquables et admirables prémices que sort la jeune école musicale arménienne. S'inspirant des musiciens que j'ai nommés, qui furent parfois leur maîtres, qui restent leurs modèles, ses représentants actuels sont en train de créer une oeuvre des plus dignes de notre attention avertie. Sachons comprendre aussi, dans une même somme d'applaudissements, au moins les noms de Sarxian, Alemchah, Bartévian, élève de Vincent d'Indy, dont vous entendrez des œuvres tout à l'heure, secondés par une pléiade d'artistes, des instrumentistes tels que Diran Alexanian, les excellentes cantatrices fixées chez nous, Mlles Marguerite Babaïan, Haïganouche Torossian, Iris Bulbulian; ces chorales arméniennes de Paris, si souples et si averties, formées non pas de choristes professionnels, mais d'amateurs zélés pour la musique. Réalisant une école d'art nouvelle, tous unissent à plaisir l'inspiration mélodique et rythmique des antiques modes orientaux à la richesse harmonique qu'ils ont su acquérir de notre Occident.

    à chercher :
    article en arménien
    relatant l'évènement
    dans la presse arménienne
    de l'époque :
    Haratch, etc.
    dans la France de 1936.
  • Amédée Gastoué, Musicologue français (Paris, 1873 — Clamart, 1943) s'est intéressé à la musique byzantine, à celle du Moyen Âge et au chant grégorien (Traité d'harmonisation du chant grégorien sur un plan nouveau, 1910; l'Église et la Musique, 1936; le Manuscrit de musique du trésor d'Apt XIVe-XVe siècle, 1936).

  • Amédée Gastoué, L'Arménie et son art traditionnel - Revue de Musicologie, Tome 10 n° 29-32, 1929, pp 194-198.

  • Links sur Amédée Gastoué mentionnant la musique arménienne : Association organiste de Pibrac (31820 Pibrac) - Recherches sur la biographie et la musicologie de Amédée Gastoué en cours par M. Emmanuel Trenque de Pibrac