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Monsieur le Président, Monseigneur,
Mesdames, Messieurs,
Je remercie très vivement le Comité organisateur de cette belle réunion,
de m'avoir convié à célébrer avec vous, en ce quinze centième anniversaire
de la traduction arménienne des Livre Saints, cet aspect très particulier
de l'art musical, que constituent la mélodie, la musique arméniennes.
Et je suis heureux d'apporter aux musiciens de cette noble patrie
le salut de la Société Française de Musicologie.
Aussi bien, il est un lien étroit entre le sujet qui nous rassemble
aujourd'hui, et l'art musical. C'est qu'en effet, si nous remontons
aux origines les plus lointaines que nous puissions atteindre en cette
matière, dans les documents laissés par la civilisation arménienne
du moyen-âge, c'est à l'Eglise qu'il faut nous adresser.
On ne saurait avec certitude dire quels sont exactement les thèmes
mélodiques qui remontent aux temps où Saint Mesrop et Saint Sahag
organisèrent la liturgie arménienne. Mais, par les traces indélébiles
que les modes antiques ont laissées dans ses mélodies, par leur classement
traditionnel en huit tons, les authentes et les plagaux, il est aisé
de voir que l'église d'Arménie s'est de bonne heure adapté les plus
caractéristiques des motifs orientaux des églises syriennes, ou comment
elle se trouve avoir conservé, bien plus longtemps et plus purement
que les églises byzantines, la ligne et le charme des anciens modes
helléniques.
C'est surtout après les grandes compositions poétiques de Moïse de
Khorène et de Nersès Schnorhali, que l'on vit bientôt les musiciens
liturgiques préoccupés de fixer les dessins mélodiques, les groupements
ornementaux et rythmiques de leur chant. Le nom d'un vardapet de Daron,
Khatchatour, au XIIe siècle, est attaché à l'organisation définitive
de cette intéressante et curieuse notation des antiques neumes arméniens.
Il faut avoir étudié les admirables manuscrits de ce temps qui contiennent
les chants du Pataraq, les mélismes du Jamaghirk ou les airs des Charagan,
pour se rendre compte du respect avec lequel les anciens notateurs
considéraient la musique dont ils transmettaient les secrets. Car,
ce n'est pas seulement parce qu'il s'agit de livres destinés au culte
divin, mais pour l'art mélodique en lui-même, que les linéaments de
ces notes sont tracés avec un soin infini, merveilleusement rehaussés
de pourpre et de violet, enluminés d'or et d'argent.
Hélas! avec les malheurs de
l'Arménie, qui consommèrent sa ruine politique, le sens précis
de ces neumes fut oublié peu à peu : il fallut s'en tenir désormais
à une tradition orale, çà et là différemment influencée. Mais,
dans son ensemble, la mélodie liturgique du rite arménien et
ses manières d'exécution se sont perpétuées, suffisamment pour
qu'en notre siècle un musicologue doublé d'un grand artiste
en ait pu reconstituer déjà une partie : j'ai nommé l'illustre
musicien dont nous pleurons la perte, le R. P. Komitas Vardapet.
Il y a un an, ici même, la colonie arménienne de Paris célébrait
le soin pieux avec lequel les littérateurs de la nation honoraient,
cent ans plus tôt, nos grands poètes Victor Hugo et Lamartine.
On peut redire à ce propos l'intérêt réciproque que les savants
d'Occident portèrent au chant arménien, dès précisément que
la connaissance de l'antique notation s'en fût perdue. Il faudrait
sans doute citer les divers auteurs qui, depuis trois cents
ans, traitèrent de l'histoire de la musique et consacrèrent
quelques paragraphes au moins à l'art arménien. Relevons néanmoins,
en les mettant à part, le Hollandais Schroeter, au XVIIe siècle,
dans son magnifique Thesaurus, au XVIIIe siècle le Français
Villoteau; puis l'Italien Bianchini, qui, au cours du siècle
suivant, nota les chants traditionnels de la messe arménienne,
de divers charagans et antiphones, avec toutefois quelques incertitudes
et méprises; et, voici quarante ans, notre compatriote et ami
Pierre Aubry, trop tôt disparu et qui, dès le début de ses études
orientales, tendit à exalter la beauté et le charme de l'art
musical arménien, soit liturgique, soit populaire. |
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Je dis bien : populaire. C'est
là, en effet, l'un des aspects les plus nets, les plus clairs, les
plus vivants de la mélodie, aux rivages de l'antique Phrygie ou dans
les plaines de l'Ourartou. La tradition transmise de génération en
génération, portée à travers les diverses provinces de l'Arménie par
les ménétriers populaires, les achoughs, maintenait soit les accents
mêmes des vieilles chansons affectées à telle ou telle fête, soit
les airs de danse propres à telle ou telle province, et qu'ils exécutaient
sur la zourna ou cornemuse, sur la petite flûte de saule, ou encore
sous l'archet de leur kemandjeh, faisant vibrer des mélodies aimées
que rythmaient tambourins et naquaires.
Un ancien auteur a dit qu'un Arménien chante aussi naturellement que
le fait le rossignol: ce peuple, à travers les âges et les vicissitudes
étranges de son existence dispersée, est resté admirablement doué
pour toutes les manifestations artistiques. C'est suggérer qu'il y
a eu un folklore arménien, un art relevant surtout du peuple et des
musiciens des campagnes, art varié, considérable, tour à tour
délicieux ou tragique, l'un des arts populaires les plus caractéristiques
qui soient dans ce domaine.
Là aussi, il fallait qu'intervint, avant les derniers désastres de
la nation, un artiste éclairé qui recueillît et fît connaître les
aspects les plus touchants ou les plus plaisants de ce folk-lore arménien.
Là encore, nous retrouvons le nom que je citai tout à l'heure avec
honneur, celui du R. P. Komitas Vardapet.
En troisième lieu, il faut noter ce que la musique arménienne doit,
soit à ses éducateurs, soit aux compositeurs plus récents qui se pénétrèrent
de l'enseignement européen.
Déjà, dans les années 1700 et quelques, les professeurs de l'école
arménienne de Constantinople, rivalisant avec leurs émules, grecs
ou roumains, tels Petros Peloponnesios et Dimitri de Cantemir, étaient
particulièrement appréciés à la cour des sultans, et comme compositeurs,
et comme chanteurs. Chacun d'eux, avec son art particulier ou le tempérament
propre à sa nation, devait récréer, en variant leurs plaisirs, les
maîtres de l'heure.
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Ces musiciens arméniens,
utilisant une partie des signes de l'ancienne notation oubliée,
eurent le mérite d'en créer une nouvelle qui, à l'imitation
de la musique occidentale, indiquât avec netteté les intervalles,
les temps, les rythmes de leurs chants. Ainsi, ils purent transmettre
aux générations suivantes la vérité d'une tradition fixée de
leur temps. Nommons au moins, parmi cette lignée, l'un des plus
audacieux, Ohannessian, et ses élèves jusqu'au célèbre Baba
Hampartsoum.
Mais, bientôt, les musiciens arméniens virent le parti que pouvait
tirer leur art des progrès que la polyphonie vocale ou orchestrale
gagnait en Occident. Dès le milieu du XIXe siècle, on pouvait
bientôt entendre à Constantinople un opéra, qui n'avait néanmoins
d'arménien que la langue et le nom de ses compositeurs, et rappelant
plutôt Rossini ou Meyerbeer.
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C'est surtout avec Georges Ekmalian
et Nicolas Tigranian que se manifesta le véritable esprit de la
musique arménienne moderne, savoir relier en un ensemble équilibré
les thèmes et les motifs, les chants, que fournissait la tradition
ancienne et vivante, et les enrichissements de l'écriture européenne,
palette sonore des diverses écoles. Ekmalian eut le mérite, très
grand, de donner, avec une version convenable de la mélodie et des
rythmes, une très belle harmonisation à plusieurs voix des chants
de la liturgie, qu'il enrichit aussi de quelqu'une de ses propres
compositions bien qu'influencé quelque peu par le style russe, on
doit relever, entre autres, l'intérêt et le charme d'un Sourp, Sourp,
qu'il composa à cet effet.
Tigranian a surtout écrit pour le piano et les instruments à cordes.
Dans son oeuvre assez importante, le même caractère peut encore
être relevé : ce compositeur a su s'inspirer des airs des vieux
instrumentistes populaires, et, dans ses trios et quatuors s'efforcer
de ne jamais perdre de vue l'inspiration qu'il recherchait dans
les sources ancestrales et dont il transcrivit nombre de vieilles
mélodies.
Mais dans cette dernière et récente période de l'art arménien, c'est
toujours le nom de Komitas Vardapet qui dominera. S'il fut excellent
chanteur et pianiste, directeur de choeur et musicologue, il eût
pu se faire connaître comme compositeur. Mais il fit peut-être plus
encore: restaurateur de la ligne mélodique arménienne, chercheur
et patient transcripteur, combien méritant, du folklore musical
de sa nation, il tint, d'une part, à présenter dans leur pureté
la plus grande les airs qu'il avait retrouvés ou conservés, et,
d'autre part, à les enchâsser d'harmonies vocales remarquables,
tirées de sa science véritable et de son expérience, fruits de son
propre fonds, qui, dans leur richesse extrême, respectassent, sans
y toucher, les motifs et les rythmes ainsi ingénieusement présentés.
Et, nous pouvons dire, sans vain orgueil national, parce que c'est
une constatation, et que d'autres critiques l'ont reconnu : c'est
du jour où le R. P. Komitas entra en contact avec la musique française,
qu'il acquit la plus claire notion de ce qu'il voulait réaliser,
et que son génie se manifesta plus pleinement.
Y aurait-il quelque lointaine affinité entre la pensée artistique
française et celle de votre peuple: qui le sait? Je le faisais remarquer
il y a peu de jours : que de traits unissent notre vieil art architectural
et décoratif, dit " roman ", à celui de la Syrie chrétienne et,
plus encore, de l'Arménie ancienne! Comment expliquer l'étroite
ressemblance que les mélodies religieuses d'un de nos derniers troubadours,
au XIIIe siècle, Guiraut Riquier, offrent avec les "mélétik" favoris
des fils de Haïk? Notre compatriote aurait-il rencontré l'un d'eux
à la cour des sultans de Cordoue? Et, pour rester sur le terrain
religieux, quels liens ignorés y eut-il, pour que, récemment chargé
d'inventorier le livre de chant d'un monastère de religieuses des
Pays-Bas, au XVe siècle, j'y eusse relevé avez étonnement une invocation
aux martyres arméniennes sainte Hripsimé et ses compagnes?...
Mais peut-être,
sur ce dernier trait, faut-il faire quelque part à ce qu'un
chevalier français fut le dernier prince de l'Arménie indépendante.
C'est de ces remarquables et admirables
prémices que sort la jeune école musicale arménienne. S'inspirant
des musiciens que j'ai nommés, qui furent parfois leur maîtres,
qui restent leurs modèles, ses représentants actuels sont en
train de créer une oeuvre des plus dignes de notre attention
avertie. Sachons comprendre aussi, dans une même somme d'applaudissements,
au moins les noms de Sarxian, Alemchah, Bartévian, élève de
Vincent d'Indy, dont vous entendrez des œuvres tout à l'heure,
secondés par une pléiade d'artistes, des instrumentistes tels
que Diran Alexanian, les excellentes cantatrices fixées chez
nous, Mlles Marguerite Babaïan, Haïganouche Torossian, Iris
Bulbulian; ces chorales arméniennes de Paris, si souples et
si averties, formées non pas de choristes professionnels, mais
d'amateurs zélés pour la musique. Réalisant une école d'art
nouvelle, tous unissent à plaisir l'inspiration mélodique et
rythmique des antiques modes orientaux à la richesse harmonique
qu'ils ont su acquérir de notre Occident.
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Haratch, etc.
dans la France de 1936.
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