Sarkis KATCHADOURIAN (1896 Malatia - 1947 Paris) par Frédéric MACLER - 1924


  • Par une claire journée de juin, je dirigeais mes pas vers la rue Tronchet. Je savais qu'un régal artistique m'y était réservé: la lumière de ce jour bleu pâle serait propice à l'exposition des œuvres de Sarkis Katchadourian. Et ce fut, dès en entrant, un enchantement.

  • Les tableautins qui ornaient la première salle donnaient une claire vision du ciel de l'Egypte Qu'il s'agît d'une rue au Caire ou d'une chaude journée en janvier, que l'artiste ait voulu décrire la Sieste dans la rue Nubar Pacha, ou représenter la Porteuse d'eau ou La Femme copte, tout est lumière, vie, scintillement et éblouissement dans ces scènes de l'existence égyptienne, si excellemment, si fidèlement rendue.

  • Le jeune maître, cependant, n'oublie pas qu'il est Arménien. Le monument qu'il édifie est consacré à sa patrie. Et là, de cette palette aux mille couleurs chatoyantes, il rendra la vie de l'Arménie sous ses multiples aspects, partant du bleu intense de la plaine d'Erivan et passant par toutes les gammes, pour rendre la blancheur immaculée du Grand Ararat, ce patriarche des monts, ce sommet inaccessible qui prêta sa crête nébuleuse à l'Arche de Noé, pour reprendre contact avec la terre, si longtemps et si cruellement submergée.

  • J'allais d'une toile à l'autre, à la fois étonné, enchanté et attristé. Car tout, dans l'histoire de l'Arménie, provoque l'admiration; tout y invite à la tristesse. La richesse du coloris n'atténuait pas la maîtrise technique du dessin ;. ou sentait, sous les lueurs rougeoyantes de Sanahin, comme sous la blancheur neigeuse de la Mosquée bleue d'Erivan, qu'on avait à faire a un maître.

  • Par la patiente observation de la nature, Sarkis Katchadourian se révèle comme un maître paysagiste qui a su étudier d'abord, rendre ensuite avec art et fidélité le tableau qu'il avait devant les yeux. Quoi de plus vrai, de plus sincère que ce Mont Ararat à dix heures du matin, avec, à ses pieds, l'immensité bleue de la plaine araratienne ! Quoi de plus fidèle que ce monastère de Sévan, la nuit, au clair de lune, alors que les vagues scintillent en un constant miroitement sous l'éclatante blancheur de la reine de la nuit!

  • Le maître arménien est un excellent animalier; son dessin serré rend à l'envi les scènes les plus simples. On y est, on voit les animaux tels qu'ils sont dans la réalité de leur vie domestique. On entend le souffle puissant de ces buffles d'Arménie, tirant sans peine les plus lourds fardeaux. On croit être à deux pas de ces mammifères, ruminant au campement, au pied de l'Alagöz.

  • Mais, et c'est là que l'oeuvre de Katchadourian apparaît avec le plus de vérité et de sincérité, il est un portraitiste de premier ordre ; je n'en veux pour exemples que ce type de pauvre prêtre arménien et ce portrait de Rescapé originaire de Mouch. Contemplez à loisir ces portraits et vous admirerez la maîtrise d'un art qui rend ainsi la douleur et la misère humaines Pour animer ces portraits, le maître a trouvé le coloris qui convenait. Vous y êtes, vous leur causez, vous êtes le familier de ces misérables.

  • Dans un ordre d'idées tout autre, l'œuvre de Sarkis Katchadourian revêt une importance capitale. Ses toiles, telles que Un jour de fête dans l'île de Sévan, Sanahin, La fête de Varak, ont une valeur exceptionnelle, du point de vue archéologique. La richesse du coloris ne nuit pas à l'exactitude du dessin; on se sent en présence de documents de tout premier ordre, pour étudier la vieille architecture arménienne.

  • Et ces mêmes vues, et d'autres encore, font ressortir la valeur ethnographique de ces toiles arméniennes. On nous dit que là-bas. en Arménie comme ailleurs, la couleur locale disparaît de plus en plus; ou nous dit que là-bas les paysans ont honte de s'habiller comme des paysans, et que les paysannes quittent leurs atours bariolés pour revêtir la monotone robe à la mode. On ne le regrettera jamais assez ; et, à tout le moins, l'œuvre magistrale de Katchadourian constituera-t-elle une collection sans pareille des us, cou- tumes et costumes arméniens à la fia du XIXe et au début du XXe siècle.

  • Mais, et c'est ici que l'oeuvre de Katchadourian prend toute son ampleur et toute sa signification: cet artiste est un patriote et il a su trouver les tonalités qui convenaient pour traduire sa grande pitié, pour rendre, au vrai, l'affreuse misère de la Souffrance, pour faire vibrer les cœurs et remuer les consciences en face de tant d'infortunes accumulées. Regardez longuement ces Désespérées à Batoum, échappées aux affres de la déportation et de l'incendie, voyez ces Egarées ne sachant où diriger leurs pas chancelants, édudiez le jeu de physionomie de ces Réfugiées attendant le repas du soir, et vous saisirez sur le vif que seul un patriote doublé d'un artiste de bon aloi pouvait traduire dans toute son ampleur l'angoisse qu'a été la vie arménienne dans ces trente dernières années.

  • Je ne sais l'avenir qui est réservé aux toiles de Sarkis Katchadourian. Les caprices de la destinée sont si décevants qu'on ne saurait ni prophétiser ni donner de conseils. Mais on peut, en prenant congé d'elles, formuler un vœu: par leur valeur artistique, par leur saveur locale, par l'importance de leur documentation, ces toiles ont leur place marquée dans la première Galerie nationale que l'on fondera dans le musée de la capitale de l'Arménie. C'est là que j'invite les amis du vrai et du beau à aller les contempler.

  • Paris, 29 février 1924.
à suivre