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Par une claire journée de
juin, je dirigeais mes pas vers la rue Tronchet. Je savais qu'un
régal artistique m'y était réservé: la lumière de ce jour bleu pâle
serait propice à l'exposition des œuvres de Sarkis Katchadourian.
Et ce fut, dès en entrant, un enchantement.
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Les tableautins qui ornaient
la première salle donnaient une claire vision du ciel de l'Egypte
Qu'il s'agît d'une rue au Caire ou d'une chaude journée en janvier,
que l'artiste ait voulu décrire la Sieste dans la rue Nubar
Pacha, ou représenter la Porteuse d'eau ou La Femme copte,
tout est lumière, vie, scintillement et éblouissement dans ces scènes
de l'existence égyptienne, si excellemment, si fidèlement rendue.
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Le jeune maître, cependant,
n'oublie pas qu'il est Arménien. Le monument qu'il édifie est consacré
à sa patrie. Et là, de cette palette aux mille couleurs chatoyantes,
il rendra la vie de l'Arménie sous ses multiples aspects, partant
du bleu intense de la plaine d'Erivan et passant par toutes les
gammes, pour rendre la blancheur immaculée du Grand Ararat,
ce patriarche des monts, ce sommet inaccessible qui prêta sa crête
nébuleuse à l'Arche de Noé, pour reprendre contact avec la
terre, si longtemps et si cruellement submergée.
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J'allais d'une toile à l'autre,
à la fois étonné, enchanté et attristé. Car tout, dans l'histoire
de l'Arménie, provoque l'admiration; tout y invite à la tristesse.
La richesse du coloris n'atténuait pas la maîtrise technique du
dessin ;. ou sentait, sous les lueurs rougeoyantes de Sanahin,
comme sous la blancheur neigeuse de la Mosquée bleue d'Erivan,
qu'on avait à faire a un maître.
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Par la patiente observation
de la nature, Sarkis Katchadourian se révèle comme un maître paysagiste
qui a su étudier d'abord, rendre ensuite avec art et fidélité le
tableau qu'il avait devant les yeux. Quoi de plus vrai, de plus
sincère que ce Mont Ararat à dix heures du matin, avec, à
ses pieds, l'immensité bleue de la plaine araratienne ! Quoi de
plus fidèle que ce monastère de Sévan, la nuit, au clair de lune,
alors que les vagues scintillent en un constant miroitement sous
l'éclatante blancheur de la reine de la nuit!
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Le maître arménien est un
excellent animalier; son dessin serré rend à l'envi les scènes les
plus simples. On y est, on voit les animaux tels qu'ils sont dans
la réalité de leur vie domestique. On entend le souffle puissant
de ces buffles d'Arménie, tirant sans peine les plus lourds fardeaux.
On croit être à deux pas de ces mammifères, ruminant au campement,
au pied de l'Alagöz.
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Mais, et c'est là que l'oeuvre
de Katchadourian apparaît avec le plus de vérité et de sincérité,
il est un portraitiste de premier ordre ; je n'en veux pour exemples
que ce type de pauvre prêtre arménien et ce portrait de Rescapé
originaire de Mouch. Contemplez à loisir ces portraits et vous
admirerez la maîtrise d'un art qui rend ainsi la douleur et la misère
humaines Pour animer ces portraits, le maître a trouvé le coloris
qui convenait. Vous y êtes, vous leur causez, vous êtes le familier
de ces misérables.
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Dans un ordre d'idées tout
autre, l'œuvre de Sarkis Katchadourian revêt une importance capitale.
Ses toiles, telles que Un jour de fête dans l'île de Sévan,
Sanahin, La fête de Varak, ont une valeur exceptionnelle,
du point de vue archéologique. La richesse du coloris ne nuit pas
à l'exactitude du dessin; on se sent en présence de documents de
tout premier ordre, pour étudier la vieille architecture arménienne.
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Et ces mêmes vues, et d'autres
encore, font ressortir la valeur ethnographique de ces toiles arméniennes.
On nous dit que là-bas. en Arménie comme ailleurs, la couleur locale
disparaît de plus en plus; ou nous dit que là-bas les paysans ont
honte de s'habiller comme des paysans, et que les paysannes quittent
leurs atours bariolés pour revêtir la monotone robe à la mode. On
ne le regrettera jamais assez ; et, à tout le moins, l'œuvre magistrale
de Katchadourian constituera-t-elle une collection sans pareille
des us, cou- tumes et costumes arméniens à la fia du XIXe et au
début du XXe siècle.
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Mais, et c'est ici que l'oeuvre
de Katchadourian prend toute son ampleur et toute sa signification:
cet artiste est un patriote et il a su trouver les tonalités qui
convenaient pour traduire sa grande pitié, pour rendre, au vrai,
l'affreuse misère de la Souffrance, pour faire vibrer les
cœurs et remuer les consciences en face de tant d'infortunes accumulées.
Regardez longuement ces Désespérées à Batoum, échappées aux
affres de la déportation et de l'incendie, voyez ces Egarées ne
sachant où diriger leurs pas chancelants, édudiez le jeu de physionomie
de ces Réfugiées attendant le repas du soir, et vous saisirez
sur le vif que seul un patriote doublé d'un artiste de bon aloi
pouvait traduire dans toute son ampleur l'angoisse qu'a été la vie
arménienne dans ces trente dernières années.
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Je ne sais l'avenir qui est
réservé aux toiles de Sarkis Katchadourian. Les caprices de la destinée
sont si décevants qu'on ne saurait ni prophétiser ni donner de conseils.
Mais on peut, en prenant congé d'elles, formuler un vœu: par leur
valeur artistique, par leur saveur locale, par l'importance de leur
documentation, ces toiles ont leur place marquée dans la première
Galerie nationale que l'on fondera dans le musée de la capitale
de l'Arménie. C'est là que j'invite les amis du vrai et du beau
à aller les contempler.
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Paris, 29 février 1924.
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