La structure
de l'Empire ottoman
et les chrétiens

par
Dickran Kouymjian,
Histoire des Arméniens

Privat, p352-354, Paris 1982


Cet immense Empire, qui s'étendit de l'Iran à l'Autriche et de la Russie méridionale à l'Arabie, a, quatre siècles durant, fasciné historiens et voyageurs. L'une des plus importantes (sinon la plus importante) descriptions en fut rédigée par Mouradja d'Ohsson, drogman (traducteur officiel) arménien de l'ambassade de Suède à Istanboul, dans son Tableau général de l’Empire ottoman. Il est également possible de glaner de nouveaux indices dans les defter, registres officiels concernant les populations de l'Empire, qui furent établis lors de la grande période d'expansion - de la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle -, et étaient utilisés surtout pour des raisons fiscales.

Il apparaît qu'en dehors de l'aptitude que possédaient les Turcs, comme nomades, à concevoir en termes d'organisation d'immenses territoires et des populations très diverses, la plus grande partie de leur appareil administratif, militaire et fiscal, provenait d'institutions byzantines, seldjoukides et turcomanes, auxquelles s'ajoutaient les applications pratiques effectuées dans les pays conquis.

Jusqu'à la fin du XVIe siècle, certaines fonctions et même des sections entières des services de l'État furent interdites aux sujets musulmans de naissance. Ce curieux système, apparemment efficace, se développa au xve siècle, lorsque le, corps des Janissaires (du turc yéni chéri, « force nouvelle »), créé au XIVe, devint l'unité d'élite de l'armée ottomane, et que les chefs de ce corps, du personnel militaire et des serviteurs du sultan firent leurs études avec les fils de celui-ci dans une école de luxe récemment organisée. Il reposait sur une vieille tradition islamique de militaires-esclaves (comme les Mamlouks d'Égypte), choisis parmi les prisonniers de guerre, laquelle fut renforcée dans la première moitié du xve siècle par le système du devchirmè, « rassemblement » forcé et périodique de jeunes gens appartenant à la population chrétienne, déjà soumise, de l'Empire, pour le service civil et militaire. Ils devenaient les esclaves personnels du sultan, qui avait sur eux le droit - théorique, mais parfois exercé - de vie ou de mort. Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle, à la suite des continuelles protestations de la population musulmane et des janissaires eux-mêmes, que des hommes nés musulmans purent accéder à ce corps : des fils de janissaires d'abord, puis n'importe qui.

Quel fut le rôle joué par les Arméniens, chrétiens, par définition, dans ce sytème ? La réponse est simplement : un tout petit rôle. La majorité des jeunes gens, en général âgés de douze à vingt ans, était choisie au sein de la nombreuse population orthodoxe, grecque ou slave, de la partie européenne de 1'Empire plutôt qu'en Anatolie. Il est peu probable que les Arméniens aient été officiellement exclus du devchirmè comme certains érudits l'ont cru. On trouve en effet une curieuse référence à la dispense arménienne dans le compte rendu d'un Maffei Venieri datant de 1582, que le célèbre historien Hammer a paraphrasé ainsi :« Les Arméniens sont les seuls à être dispensés du recrutement annuel d'enfants chrétiens destinés à être incorporés dans les rangs des Janissaires ; ce n'est qu'après une période de vingt-cinq ans qu'ils deviennent Janissaires ». D'autre part, Hammer affirme ailleurs qu'à la même époque les Janissaires étaient « recrutés gràce à une réquisition annuelle de jeunes garcons qui, d'après la loi (kanoun), ne pouvait avoir lieu qu'en Bosnie, en Grèce, en Bulgarie et en Arménie ». La fraction la plus importante de la population rurale arménienne n'était pas disponible pour un tel recrutement, car la plus grande partie de l'Arménie ne fut conquise que dans le premier quart du XVIe siècle ; de plus, les Ottomans ne furent en sécurité dans la région d'Erzouroum, dans 1'Ayrarat et dans la partie orientale du Vaspourakan qu'à la fin du XVIe siècle, voire au début du XVIIe, ne dominant jusqu'à cette époque que les principales forteresses et villes.

Cependant, le devchirmè fit son apparition en Arménie. Parmi les grands personnages de la haute société ottomane, qui ont pu être d'origine arménienne, on peut citer Sinan, architecte des sultans Soliman et Sélim II, et Khalil, qui fut nommé grand vizir pour un an (1616-17). D'autres ont pu se trouver dans les rangs inférieurs de la classe dirigeante ottomane. Les colophons et d'autres sources font parfois référence au rassemblement forcé de jeunes Arméniens (1464, 1480, 1519, 1531, 1622), mais ceux-ci étaient en général peu nombreux, et leur utilisation par les Ottomans reste floue. Nous savons que ceux qui furent capturés à Angora en 1464 étaient accompagnés par leur évêque, et qu'ils furent plus tard rejoints par leurs parents, ce qu'interdisait le recrutement normal du devchirmè. Cependant la simple menace de celui-ci, qui pouvait survenir à l'improviste, et briser des familles, fut l'un des nombreux facteurs psychologiques qui firent de la fin du xve et du XVIe siècle une période si redoutable dans l’histoire arménienne.

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