• Un témoignage émouvant de l'illustre savant russe
    Nicolaï Marr

    - dans les ruines d'Ani en 1915

    - avec l'académicien Hovsèp Orbéli

    - et l'architecte Toros Toromanian
  • LE PATRIARCHE NOE 1915-1918.

    La Première Guerre mondiale faisait rage en Europe, dans le Proche et Moyen-Orient, ainsi que sur l'antique sol arménien.

    L'Arménie occidentale était vidée de ses habitants autochtones dont les débris avaient été disséminés de par le monde.

    Derrière l'épais brouillard de la fumée des incendies et des vapeurs du sang, tout le pays arménien était martyrisé, massacré. Les détachements de volontaires arméniens venus libérer le sol de la patrie, n'y trouvaient plus de survivants. Rien que des cadavres, du sang, des cendres...

    Mais l'Arménie ne se laissait pas immoler passivement, elle poussait un cri de guerre strident. Ça et là des combats autodéfensifs éclataient, effrayant les Turcs: "Quelle histoire! pensaient ces derniers ne sommes-nous pas fichus de venir à bout d'une poignée d'Arméniens?" En effet ils n'y parvenaient pas. L'Arménien continuait de vivre dans le désert, en pays étranger, il continuait de vivre avec ses reliques traditionnelles, son héritage sacré, son histoire ointe de saint chrême.. . Il vivait sous les ruines de ses villes et de ses villages imprégnés de sang, parmi les pierres taillées et ornées de ses églises démolies. Et même lorsque le corps mourait, l'esprit persistait.


    Un peuple entier vivait grâce à son histoire en pierre. Du bord de Tsaghkotsadzor, le chemin en zig-zag plongeait vers la vallée d'Akhourian, puis grimpait la côte opposée, atteignait les pyramides de la porte Avag (Aînée) d'Ani, et allait se perdre dans les ruines des palais somptueux de jadis.

    Chirak! Plaine de monts peu élevés et de gorges profondes. Depuis des temps immémoriaux tu as donné vie à un peuple courageux et créateur qui apprit à semer le blé dans un sol aride, à se contenter d'un morceau de pain et d'un peu d'huile de lin pour vivre. Pour défendre sa poignée de terre, l'habitant du Chirak éleva des forteresses inexpugnables contre les envahisseurs, et des églises à Dieu, auquel, dans ses prières, il demandait non pas la résignation mais la force, pour la terreur de ses ennemis. Et en dépit de ses nombreux ennemis barbares et sanguinaires, il bâtit au milieu de sa plaine, sur le coude formé par l'Akhourian, sa somptueuse capitale d'Ani, l'entoura de remparts élevés et restaura son étatisme, sous le drapeau des Bagratides.

    Mais Ani tomba à son tour. Les empereurs gâteux de Byzance détruisirent la dynastie des Bagratides, investirent Ani, dispersèrent la cavalerie arménienne ou la transférèrent aux Balkans, mais en délabrant la forteresse et les remparts arméniens qui barraient la route aux tribus barbares venant de l'Est, ils tombèrent eux-mêmes sous leurs coups et disparurent.

    C'est dans les ruines d'Ani que par une soirée, assis à l 'ombre du mur oriental à demi démoli de l'église, construite par le roi Caguik sur les plans de celle de Zvartnots, dînaient et s'entretenaient Nicolaï Marr, Hovsep Orbéli, l'architecte Toros Toramanian et une équipe d'ouvriers. Il y a longtemps que Nicolaï Marr et ses camarades témoignaient de l'intérêt pour Ani. Ils étaient excités et heureux. Ce jour-là, sur l'emplacement pressenti par Marr et Orbéli, ils avaient mis au jour le rempart construit par le roi Sembat.

    Mais... est-ce un rêve? Toramanian qui était adossé au pan de mur de l'église, se redressa, dirigea son regard droit devant lui. Un sourire imperceptible éclaira son visage morne et doux à la fois et, se tournant vers Nicolaï Marr et Hovsep Orbéli, il dit avec une pointe d'ironie:

    - Ignorants que nous sommes, nous qui tenons l'existence du patriarche Noé pour une belle légende. Le voilà qui, surgi de la vallée, vient partager notre dîner...

    En effet, un vieillard à la barbe imposante gravissait la côte de la vallée, de l'Akhourian. Une légère brise qui dévalait la pente faisait battre majestueusement sa barbe blanche. Sous les rayons du soleil, la chevelure argentée du vieillard, échappée de son bonnet en peau de mouton, brillait avec des lueurs d'or. Tout le monde, les savants comme les ouvriers, se levèrent afin de mieux voir l'inconnu qui s'approchait. Le vieil homme marchait avec une légèreté surprenante, malgré une musette volumineuse qu'il portait à l'épaule.

    Le vieillard s'approcha de son pas alerte, posa sa musette et, s'étant découvert, s'inclina légèrement :

    - Bonjour, bonnes gens, Dieu vous bénisse! Je suis fatigué, je viens de loin. Vous ayant aperçus et devinant, à l'odeur de la fumée, un feu arménien, je suis venu souffler un peu...

    - Sois le bienvenu, envoyé de Dieu, assieds-toi, repose-toi et partage notre pain, dit l'architecte Toros, en faisant signe à l'un des ouvriers qui invita le vieillard à prendre place sur une pierre ornée de gravures.

    - Merci, mon enfant, je préfère m'asseoir par terre, dit-il, et s'assit, en tailleur, à même le sol. Tout le monde observait en silence le vénérable vieillard. Il avait des yeux de braise, un large front sillonné de rides, un nez aquilin. Il y avait un je-ne-sais-quoi d'anachronique, d'antédiluvien dans tout l'aspect du vieillard. Une force intérieure émanait de toute sa personne. L'un des ouvriers, subjugué, ne pouvant détacher ses yeux de l'inconnu, chuchota à son voisin:


Toros Toromanian





L'académicien Hovsep Orbéli





Le Pr Nicolaï Marr dans la citadelle


  • Témoignage présenté par Raphaël Abalian dans

  • L'Arménie ressuscitée (Erévan), N°5, 1989, pp 24-28

  • Recherche bibliographique et mise en page :
    Nil V. Agopoff


  • Scannérisation et numérisation : Méliné Papazian
  • Nicolas Marr, Ani, la ville arménienne en ruines d'après les fouilles de 1892-1893 et de 1904-1917, Revue des Etudes Arméniennes, Paris 1921-22, I, pp 395-410.

Quelques links sur

  • Toros Toromanian
    - l'architecte qui proposa l'architecture spéciale reconstuite de l'Eglise de Zvartnots
  • - C'est le patriarche Noé en personne... Il descend du Massis... Ayant entendu ces propos, Marr lui fit signe de se taire. Le vieil homme essuya la sueur de son front avec le bout de sa casaque, lissa soigneusement sa moustache et sa barbe et après s'être signé, vida le verre qu'un des ouvriers lui tendait.

    Sa soif assouvie, il avala une bouchée et, dirigeant son regard vers Hovsep Orbéli qui portait une barbe aussi imposante, il dit:
    - Je vois que vous êtes venus dévoiler les mystères de notre capitale. Je l'ai entendu, je le vois...
    - Mais qui es-tu, envoyé de Dieu, et d'où viens-tu?
    - Je suis du pays d'Artsakh, bonnes gens, de Gandzassar, d'Amaras, de Baghaberd...
    - Et qu'est-ce qui t'amène dans nos parages?
    - Il n'y a pas de vos parages et de nos parages. Bonnes gens, notre terre est une et indivisible. J'étais, naguère, le prêtre de notre village, mais sur un ordre du gouvernement, on ferma l'église. A présent je vais de village en village, de foyer en foyer pour apprendre à nos enfants les saints caractères mesropiens. Récemment j'ai entendu qu'en étudiant les ruines de la ville d'Ani, nos savants avaient mis au jour la statue de notre roi Gaguik, et je suis venu pour m'agenouiller devant sa mémoire.

    Il se leva et ajouta:
    - Montrez-moi la statue de notre roi Gaguik! La voix du vieillard tremblait et des flammes brillaient dans ses yeux.

    Hovsep Orbéli qui écoutait attentivement, posa tendrement sa main sur son épaule.

    - Tout à l'heure vous m'avez appelé envoyé de Dieu. Vous ne devez pas ignorer que l'apôtre n'a pas droit au repos. Je n'ai pas parcouru tout ce chemin pour venir souffler, mais pour me revigorer à l'image du roi arménien. Cela fait combien de siècles que nous sommes privés de rois et de seigneurs... Et voilà que, malgré sa mort qui remonte à mille ans, notre roi couronné est ressuscité pour nous montrer son visage...

    L'architecte Toros prit le bras du vieil homme, passa entre les amas de pierres, et se dirigea vers un pavillon couvert de bois où était soigneusement posé le haut-relief du roi Gaguik 1er. Le vieillard resta un moment immobile, puis retira de sa musette une petite cruche et une poignée de terre emballée dans un tissu imprimé. Il épandit la terre aux pieds du roi et l'aspergea de vin rouge comme du sang. Puis il se mit à genoux et se baissa pour embrasser la droite du souverain. L'architecte Toros qui observait cette scène en silence, fut frappé de la ressemblance saisissante qu'il y avait entre le roi et le vieillard.

    Il n'osait pas interrompre la longue prière que marmonnait le vieillard. Ayant enfin achevé sa prière, le vieillard se leva et dit:

    - Tes yeux sont pleins de sagesse et de volonté. Tu connais chaque pierre d'Ani... Montre-moi la ville, raconte-moi son histoire...

    Et l'architecte Toros fit au vieux prêtre le récit tragique de la gloire et de la chute d'Ani. Le vieillard l'écoutait attentivement, et il lui semblait voir Ani dans toute sa splendeur, à l'époque où la vie y battait son plein, où les caravanes entraient et sortaient par les portes Avag, Devni et autres de la ville, où les marchands venus de pays lointains étalaient leurs brocarts et leurs soieries sur les étagères des boutiques, exposaient leurs pierreries...

    Les forgerons frappaient de leurs marteaux les enclumes, en faisant voler des étincelles du métal incandescent qui, peu à peu se transformait en sabres et en armures que les marchands arméniens allaient porter aux quatre coins du monde, jusqu'en Egypte et dans la Russie kiévienne, jusqu'aux bords de la Baltique et les hauts torrents du Danube...

    - Les maîtres d'Ani vivaient somptueusement, dit le vieillard.

    - C'est ainsi que vivait Ani... L'architecte Toros souffla un moment, puis continua: Les ornements admirables gravés sur les portes et les âtres même les plus humbles montrent que l'aspiration à l'art n'était pas le monopole des seigneurs et des nobles, mais intéressait aussi le commun du peuple.

    Le vieillard écoutait attentivement les explications de l'architecte Toros, en caressant de ses doigts tremblant d'émotion les pierres et les ornement usés par le temps. Peut-être se souvenait-il de son église de Gandzassar, dont les ornements des chapiteaux et des arcades ressemblaient tellement à ceux imaginés par le roi Gaguik.

    - Regarde, mon Père, là était l'église du Sauveur et celle des riches Aboughamir Saint - Grégoire. A droite était l'église des Apôtres, avec ses cinq coupoles... Toutes écroulées, toutes perdues sous la poussière et l'oubli...

    Se tournant vers Orbéli, Marr dit:

    - J'attends beaucoup du langage des monuments d'architecture que nous commençons à comprendre. Et je vois en Toramanian le premier professeur de cette langue.

    A ce moment, Toramanian prit le vieillard à l'écart et pointant sa canne vers l'horizon, lui dit doucement:

    - Là-bas, hors des murs, se trouvent les ruines de l'église du Berger, à trois niveaux. Soudain, le vieillard brandit sa canne menaçante et s'écria:

    - Les infidèles ont partout détruit nos couvents et nos églises, nos palais royaux et nos maisons seigneuriales, ils ont tout profané. J'ai traversé Baghaberd, Amaras et Gandzassar dévastés, puis Tatev et Saint-Etchmiadzine, j'ai atteint Haridjavank et Aroutch... Partout la même pierre et la même terre, les mêmes arbres et les mêmes buissons, les mêmes fleurs et les mêmes épines... Mais il y a partout de l'ivraie qui envahit nos terres et souille notre coeur et notre âme. J'ai beaucoup réfléchi et parcouru beaucoup de pays, en laissant les traces de mes pas sur les chemins de ce monde. Partout j'ai cherché la justice, sans parvenir à la trouver. J'ai en vain cherché un sol ferme sous mes jambes fléchissantes, un ami fidèle sur lequel m'appuyer... Et soudain j'ai vu, j'ai senti que j'étais entouré d'ennemis impitoyables qui feignaient d'être mes amis, ainsi que de pilleurs d'âme qui essayaient de ravir et de s'approprier les trésors que nous avions mis des siècles â créer Alors je me suis dit, lève-toi et va parcourir le pays arménien, traverse monts et vaux, arrive à Ani et incline-toi devant la mémoire de notre roi Gaguik, notre roi Soleil, notre malheureux jeune roi Gaguik, victime d'une ruse perfide et que la nostalgie pour sa patrie ne cesse de torturer.

    Puis monte au sommet de l'Ararat pour prendre un fragment de l'arche de Noé, dirige ton regard vers le sud et le nord, vers l'est et l'ouest, embrasse dans ton regard l'Arménie Majeure, atteins les rivages du Pont-Euxin, (la mer Noire) et les portes inexpugnables de Cilicie, jette un regard sur les rivages rocailleux du Kapoutan, puis reviens t'agenouiller sur les rives du Teghmout où fume encore le sang juste des braves; prends une pincée de terre de chaque lieu sacré et réunis de nouveau la maison de la Grande Arménie.