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                  Témoignage 
                    présenté par Raphaël Abalian dans 
 
 
                 
                  L'Arménie 
                    ressuscitée (Erévan), 
                    N°5, 1989, pp 24-28 
 
 
              Recherche bibliographique et 
                mise en page : Nil V. Agopoff
 
 
 
Scannérisation et numérisation 
                : Méliné Papazian  |  
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            Nicolas Marr, Ani, la ville arménienne en ruines d'après les fouilles de 1892-1893 et de 1904-1917, Revue des Etudes Arméniennes, Paris 1921-22, I, pp 395-410.
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              Toros Toromanian- l'architecte qui proposa l'architecture spéciale 
                reconstuite de l'Eglise de Zvartnots
 
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               - C'est 
                le patriarche Noé en personne... Il descend du Massis... Ayant 
                entendu ces propos, Marr lui fit signe de se taire. Le vieil homme 
                essuya la sueur de son front avec le bout de sa casaque, lissa 
                soigneusement sa moustache et sa barbe et après s'être signé, 
                vida le verre qu'un des ouvriers lui tendait. 
 Sa soif assouvie, il avala une bouchée et, dirigeant son regard 
                vers Hovsep Orbéli qui portait une barbe aussi imposante, il dit:
 - Je vois que vous êtes venus dévoiler les mystères de notre 
                capitale. Je l'ai entendu, je le vois...
 - Mais qui es-tu, envoyé de Dieu, et d'où viens-tu?
 - Je suis du pays d'Artsakh, bonnes gens, de Gandzassar, d'Amaras, 
                de Baghaberd...
 - Et qu'est-ce qui t'amène dans nos parages?
 - Il n'y a pas de vos parages et de nos parages. Bonnes gens, 
                notre terre est une et indivisible. J'étais, naguère, le prêtre 
                de notre village, mais sur un ordre du gouvernement, on ferma 
                l'église. A présent je vais de village en village, de foyer en 
                foyer pour apprendre à nos enfants les saints caractères mesropiens. 
                Récemment j'ai entendu qu'en étudiant les ruines de la ville d'Ani, 
                nos savants avaient mis au jour la statue de notre roi Gaguik, 
                et je suis venu pour m'agenouiller devant sa mémoire.
 
 Il se leva et ajouta:
 - Montrez-moi la statue de notre roi Gaguik! La voix du vieillard 
                tremblait et des flammes brillaient dans ses yeux.
 
 Hovsep Orbéli qui écoutait attentivement, posa tendrement sa main 
                sur son épaule.
 
 - Tout à l'heure vous m'avez appelé envoyé de Dieu. Vous ne 
                devez pas ignorer que l'apôtre n'a pas droit au repos. Je n'ai 
                pas parcouru tout ce chemin pour venir souffler, mais pour me 
                revigorer à l'image du roi arménien. Cela fait combien de siècles 
                que nous sommes privés de rois et de seigneurs... Et voilà que, 
                malgré sa mort qui remonte à mille ans, notre roi couronné est 
                ressuscité pour nous montrer son visage...
 
 L'architecte Toros prit le bras du vieil homme, passa entre les 
                amas de pierres, et se dirigea vers un pavillon couvert de bois 
                où était soigneusement posé le haut-relief du roi Gaguik 1er. 
                Le vieillard resta un moment immobile, puis retira de sa musette 
                une petite cruche et une poignée de terre emballée dans un tissu 
                imprimé. Il épandit la terre aux pieds du roi et l'aspergea de 
                vin rouge comme du sang. Puis il se mit à genoux et se baissa 
                pour embrasser la droite du souverain. L'architecte Toros qui 
                observait cette scène en silence, fut frappé de la ressemblance 
                saisissante qu'il y avait entre le roi et le vieillard.
 
 Il n'osait pas interrompre la longue prière que marmonnait le 
                vieillard. Ayant enfin achevé sa prière, le vieillard se leva 
                et dit:
 
 - Tes yeux sont pleins de sagesse et de volonté. Tu connais 
                chaque pierre d'Ani... Montre-moi la ville, raconte-moi son histoire...
 
 Et l'architecte Toros fit au vieux prêtre le récit tragique de 
                la gloire et de la chute d'Ani. Le vieillard l'écoutait attentivement, 
                et il lui semblait voir Ani dans toute sa splendeur, à l'époque 
                où la vie y battait son plein, où les caravanes entraient et sortaient 
                par les portes Avag, Devni et autres de la ville, où les marchands 
                venus de pays lointains étalaient leurs brocarts et leurs soieries 
                sur les étagères des boutiques, exposaient leurs pierreries...
 
 Les forgerons frappaient de leurs marteaux les enclumes, en faisant 
                voler des étincelles du métal incandescent qui, peu à peu se transformait 
                en sabres et en armures que les marchands arméniens allaient porter 
                aux quatre coins du monde, jusqu'en Egypte et dans la Russie kiévienne, 
                jusqu'aux bords de la Baltique et les hauts torrents du Danube...
 
 - Les maîtres d'Ani vivaient somptueusement, dit le vieillard.
 
 - C'est ainsi que vivait Ani... L'architecte Toros souffla 
                un moment, puis continua: Les ornements admirables gravés sur 
                les portes et les âtres même les plus humbles montrent que l'aspiration 
                à l'art n'était pas le monopole des seigneurs et des nobles, mais 
                intéressait aussi le commun du peuple.
 
 Le vieillard écoutait attentivement les 
                  explications de l'architecte Toros, en caressant de ses doigts 
                  tremblant d'émotion les pierres et les ornement usés par le 
                  temps. Peut-être se souvenait-il de son église de Gandzassar, 
                  dont les ornements des chapiteaux et des arcades ressemblaient 
                  tellement à ceux imaginés par le roi Gaguik.
 
 - Regarde, mon Père, là était l'église du Sauveur et celle 
                  des riches Aboughamir Saint - Grégoire. A droite était l'église 
                  des Apôtres, avec ses cinq coupoles... Toutes écroulées, toutes 
                  perdues sous la poussière et l'oubli...
 
 Se tournant vers Orbéli, Marr dit:
 
 - J'attends beaucoup du langage des monuments d'architecture 
                  que nous commençons à comprendre. Et je vois en Toramanian le 
                  premier professeur de cette langue.
 
 A ce moment, Toramanian prit le vieillard à l'écart et pointant 
                  sa canne vers l'horizon, lui dit doucement:
 
 - Là-bas, hors des murs, se trouvent les ruines de l'église 
                  du Berger, à trois niveaux. Soudain, le vieillard brandit 
                  sa canne menaçante et s'écria:
 
 - Les infidèles ont partout détruit nos couvents et nos églises, 
                  nos palais royaux et nos maisons seigneuriales, ils ont tout 
                  profané. J'ai traversé Baghaberd, Amaras et Gandzassar dévastés, 
                  puis Tatev et Saint-Etchmiadzine, j'ai atteint Haridjavank et 
                  Aroutch... Partout la même pierre et la même terre, les mêmes 
                  arbres et les mêmes buissons, les mêmes fleurs et les mêmes 
                  épines... Mais il y a partout de l'ivraie qui envahit nos terres 
                  et souille notre coeur et notre âme. J'ai beaucoup réfléchi 
                  et parcouru beaucoup de pays, en laissant les traces de mes 
                  pas sur les chemins de ce monde. Partout j'ai cherché la justice, 
                  sans parvenir à la trouver. J'ai en vain cherché un sol ferme 
                  sous mes jambes fléchissantes, un ami fidèle sur lequel m'appuyer... 
                  Et soudain j'ai vu, j'ai senti que j'étais entouré d'ennemis 
                  impitoyables qui feignaient d'être mes amis, ainsi que de pilleurs 
                  d'âme qui essayaient de ravir et de s'approprier les trésors 
                  que nous avions mis des siècles â créer Alors je me suis dit, 
                  lève-toi et va parcourir le pays arménien, traverse monts et 
                  vaux, arrive à Ani et incline-toi devant la mémoire de notre 
                  roi Gaguik, notre roi Soleil, notre malheureux jeune roi Gaguik, 
                  victime d'une ruse perfide et que la nostalgie pour sa patrie 
                  ne cesse de torturer.
 
 Puis monte au sommet de l'Ararat pour prendre un fragment 
                  de l'arche de Noé, dirige ton regard vers le sud et le nord, 
                  vers l'est et l'ouest, embrasse dans ton regard l'Arménie Majeure, 
                  atteins les rivages du Pont-Euxin, (la mer Noire) et les portes 
                  inexpugnables de Cilicie, jette un regard sur les rivages rocailleux 
                  du Kapoutan, puis reviens t'agenouiller sur les rives du Teghmout 
                  où fume encore le sang juste des braves; prends une pincée de 
                  terre de chaque lieu sacré et réunis de nouveau la maison de 
                  la Grande Arménie.
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