- La Croix (de Marseille en juin 1910) -
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Avec des mains rouges. - Au moment où ces lignes paraîtront, une délégation ottomane, composée d'environ une centaine de membres, aura été reçue en grande pompe par le département, la ville et la Chambre de commerce ; elle sera même en route pour Paris.
Les bâtiments municipaux ont été décorés avec des drapeaux, des trophées de drapeaux tricolores ont décorés la façade de la préfecture (quartier général de la Police), et le balcon du palais de la Bourse. Banquets, discours, concerts, visites, défilés, rien n'a manqué à la pompeuse et coûteuse réception, et le Conseil général, qui n'a plus de moyens, sera quitte pour payer la facture du gala, pour augmenter un des nombreux emprunts au cours de sa session de printemps.
On se félictera copieusement les uns les autres avec des phrases sonores, des protestations de sympathie ; des assurances d'amitié seront éhangées ; on aura célébré, sur un mode lyrique, la Nouvelle Turquie issue de la Révolution et qui voit se lever des générations de citoyens consciencieux.
Cependant lorsque, pour sanctionner ces affirmations et sceller ces pactes, les délégués du Commandeur des vrais croyants et son peuple auront tendu leurs mains à leurs amis du Comité Mascurand, ce dernier aura pu remarquer au bout des doigts de ses invités des taches de sang...
Et si le préfet, le maire, si le président de la Chambre de commerce devaient être surpris - ce qui nous surprendrait énormément de la part surtout des deux premiers - les délégués auraient pu répondre : "Ce sang est celui des 30000 Arméniens que nous et nos amis avons massacrés, c'est le sang des chrétiens d'Adana... etc."
Ce sang, ce sont les Jeunes-Turcs fut-il répliqué, les Jeunes-Turcs, c'est-à-dire les hommes nouveaux, avec de nouvelles idées, les hommes exaltés par Pelletan, célébrés par Bourgeois, proposés par Clemenceau, salués par Mascurand, applaudis par tous les bans et arrière-bans du Bloc, par la Libre-Pensée, et par les francs-maçons.
Ils sont capables de renouveler les jours de terreur d'Adana, la ville en feu et en sang, les chrétiens, les femmes et les enfants, les hommes âgés éventrés, les moines égorgés, les édifices livrés aux incendiaires, le pillage organisé..
Non, en effet, dans les discours, dans les inepties, ce nom d'Adana ne sera pas prononcé : ils ignoreront les Arméniens, les chrétiens en Turquie seront passés sous silence ; mais pendant qu'ils chanteront des hymnes au progrès, à l'action sociale, à la fraternité, à l'union des peuples et à beaucoup d'autres absurdités d'affectation de loge, il y aura des gémissements qui monteront du charnier et de l'ossuaire d'Arménie et du Liban, et sur le blanc de la nappe du banquet officiel, les mains des convives laisseront des taches sanghlantes."
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