- Les massacres atroces perpétrés par
les Turcs pendant cette guerre n'ont été connus en Scandinavie
(en Suède surtout) que relativement tard. Mais la vérité finit
toujours par se faire jour, en dépit même des démentis officiels
"boches" . En un an (du printemps de l'année 1916 au printemps
de l'année 1917) les efforts des arménophiles scandinaves ont
obtenu des résultats notables.
En Norvège la cause était gagnée
d'avance. Le colonel Hoff, qui avait été chargé naguère
d'organiser un service de gendarmerie en Asie Mineure et surtout
le colonel Angell, partisan enthousiaste de notre cause,
eurent tôt fait, avec leurs amis, de désiller tous les yeux.
J'ai pu constater, même dans de petites villes comme Drammen,
que le malheurs du peuple arménien inspiraient la sympathie
la plus vive.
En Danemark la propagande de nos
ennemis tâcha de tromper l'opinion le plus longtemps possible.
Certains arménophiles d'avant la guerre comme Georg Brandes,
lorsqu'on sollicita leur protestation, firent la sourde oreille.
Mais en revanche Mlle I. M. Sick, M. Meyer Benedictsen
(de Charlottenlund), qui a voyagé autrefois en Arménie,
M. Bockelund, et quelques autres firent une campagne
de presse victorieuse. Ils étaient entraînés par une femme de
lettres, qui a rendu d'éminents services à la cause arménienne:
Mme Inga Nalbandian. Danoise de naissance mais veuve
d'un professeur arménien, Mme Nalbandian considère l'Arménie
comme sa patrie et s'est vouée corps et âme à la défense de
sa cause en Danemark.
Elle s'est retirée, non loin de Copenhague, à Birkeroed
avec ses enfants et profite des loisirs que lui laissent ses
travaux (elle publie d'estimables ouvrages de pédagogie) pour
écrire ses souvenirs de Constantinople.
Deux volumes ont déjà paru, où elle peint la vie des intellectuels
arméniens et les persécutions dont ils ont été l'objet. Cet
ouvrage a obtenu un succès considérable. Il a atteint déjà plusieurs
éditions et va être traduit en suédois et en anglais. Je souhaite
qu'il soit également traduit en français. Il a été accueilli
très favorablement par les milieux influents danois, dont la
curiosité est toujours en éveil, par le professeur Nyrop
et même par le recteur Heiberg, avec qui il me souvient
avoir eu un soir chez Hérald Hoeffding une légère controverse
au sujet des Arméniens. Il faut noter que la brochure de Toynbee
avait déjà été traduite en danois et que les articles de H.
Barby vont l'être sous peu. Bref les Danois veulent être
éclairés et ils le sont.
C'est en Suède qu'il a fallu lutter,
étant donné la germanisation profonde de ce pays. Pourtant les
études arméniennes y sont en honneur: le savant linguiste de
la faculté des lettres de Goeteborg, M. Lidén,
le docent Thuneld de Lund, M. Arne d'Upsal,
un pasteur, le missionnaire Néander pouvaient témoigner
que le peuple arménien mérite notre sympathie. Mais on ne voulait
pas voir ce qui aurait pu faire apparaître sous un jour peu
glorieux les vaillants alliés des frères germains. Il ne fallut
rien moins que les aveux allemands et que les efforts obstinés
d'une poignée de gens de coeur pour dissiper l'indifférence
générale. Ellen Key, toujours généreuse bien que parfois
crédule et conciliatrice à l'excès, sitôt avertie, donna l'alarme.
Des conférences sur l'Arménie furent organisées. Différentes
personnes s'intéressèrent à ces manifestations:
S A. R. la Princesse Ingeborge, Mlle Lindhagen,
M. Roosval, M. Soederbergh, M. Y. Hirn,
M. le recteur Fiscliier, et parmi la colonie française
de Stockholm, Mme Michov et M. le baron G.
de Vaux. Le ministre de Russie M. Gulkevitch s'intéressa
également à ce mouvement proarménien à Stockholm, comme il l'avait
fait à Christiania. Aussi les Allemands en prirent-ils
ombrage et leur homme-lige Sven Hedin, rompant avec les
mieleuses assurances qu'il avait données précédemment de sa
sympathie pour les Arméniens, crut devoir apporter l'autorité
de sa parole pour blanchir les amis ottomans, chez qui il venait
de faire un voyage d'études triomphal.
C'est à cause de leur mauvais caractère, affirma-t-il dans son
récit de voyage (Bagdad, Ninive, Babylone : p. 719 et p.
734), que les Arméniens ont été molestés et d'ailleurs,
lorsqu'ils l'ont été (s'il l'ont été) ce n'est pas par ordre
du gouvernement mais par suite d'initiatives strictement locales.
A l'appui de ces dires, nos ennemis distribuèrent deux albums
de photographies représentant des dépôts d'armes arméniens,
des groupes de rebelles, le fac-similé d'une lettre (d'ailleurs
insignifiante) d'un membre arménien du parlement turc (M. Zohrab)
au premier drogman de l'Ambassade russe, à Constantinople. Ces
albums sont intitulés: Aspirations et mouvements révolutionnaires
arméniens et La vérité sur le mouvement révolutionnaire
arménien (cf. également le n° du 15 juin 1917 de la Revue
de Hongrie).
C'est alors que l'écrivain suédois K. G. Ossiannilsson
releva le gant et dans un pamphlet retentissant intitulé ironiquement
Sven Hedin gentilhomme! remit les choses au point. Les lettres
de menaces qu'il reçut ne l'intimidèrent pas. Il proclama la
vérité avec une noble et courageuse passion. La Suède était
émue, il n'y avait plus qu'à lui fournir l'occasion de manifester
son indignation.
Des aveux allemands, publiés vers ce moment, précipitèrent les
choses : Piranjan... Blod och Taorar... Stokholm 1917 (Svenska
missions foerbundets foerlag) et Material zur Beurteilung
des Schicksals der Armenier im Jahre 1915-16. Le bourgmestre
Lindhagen organisa le 27 mars un grand meeting proarménien
dans la salle de l'auditorium. M. Branting prononça un
éloquent discours et la baronne Marika Stiernstedt-Nordstroem,
femme de lettres, fit une conférence de vulgarisation sur l'Arménie.
On lui avait téléphoné, avant le meeting, de la légation ottomane
pour la prier de bien mesurer ses paroles. Elle précisa avec
la plus grande netteté l'accusation lancée par le grand leader
socialiste suédois et fut vigoureusement applaudie. On remarquait
au premier rang S. E. M. Thiébaut, ministre de France.
Ces différentes manifestations reçurent une impulsion nouvelle
du fait que deux Arméniens distingués vinrent en Suède penda
nt la guerre, apportant le meilleur des témoignages, le témoignage
direct. Le premier qui n'était autre que le célèbre écrivain
et orateur M. Varandian, par ses visites aux principales
notabilités de Stockholm et de Goeteborg (voir
le récit de son voyage à Goeteborg dans le journal Horizon
de Tiflis), obtint des concours précieux. Quelques mois après,
M. Zorian, délégué par le parti socialiste arménien à
la conférence de Stockholm, put faire entendre avec autorité
les justes revendications de ses compatriotes. Ne pouvant plus
étouffer la vérité, nos ennemis et leurs acolytes turcs ou bulgares
se bornèrent à prodiguer de trompeuses promesses.
Mais cela n'est qu'un premier pas et l'on peut espérer que les
différents mouvements proarméniens de Norvège, de Danemark et
de Suède sauront se grouper, s'adjoindre peut-être même le mouvement
proarménien hollandais et donner ainsi plus de poids à leurs
souhaits.
Paul Desfeuilles
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