Ce que la Suisse a
fait pour l'Arménie
- [p532 >] Parmi les premiers, et les plus
généreux et les plus clairvoyants défenseurs de la cause arménienne,
-c'est-à-dire-dire Droit et de l'Humanité, - il faut placer Albert Bonnard,
le grand journaliste, dont la Suisse romande pleure encore la perte.
Pendant plus de trente ans, dans la Gazette de Lausanne d'abord,
puis dans le Journal de Genève, son esprit droit, son cœur généreux
mirent toutes leurs ressources au service des peuples opprimés : Alsaciens-Lorrains
opprimés par l'Allemagne, Boers conquis par l'Angleterre (qui depuis,
il est vrai a librement rendu aux Boers plus de liberté et plus de puissance
qu'ils n'en avaient jamais eu), Bulgares, Grecs, Macédoniens et Crétois
opprimés par le Sultan, Finlandais opprimés| par la Russie tsariste,
Slaves opprimés par l'Empire d'Autriche, Congolais opprimés par le roi
des Belges. Comment n'aurait-il pas, un des premiers, élevé la voix
en faveur des martyrs arméniens?
Dès le lendemain des massacres d'Erzeroum, juin 1890, puis au cours
des tragiques années 1894-1895, Bonnard suivit avec émotion les scènes
du terrible drame. Très prudent dans ses récits et n'admettant que les
témoignages les plus authentiques au risque de rester en deçà de la
vérité, il se montra d'autant plus hardi dans l'examen des responsabilités.
Il laissa vite de côté les explications et les démentis, officiels et
hypocrites dont se contentait la majeure partie de la grande presse
européenne. Et il dénonça hautement les vrais coupables : le Sultan
Abdul-Hamid, et... les Puissances, ces grandes puissances dite
chrétiennes, [p533 >] qui, par lâcheté ou par calcul, laissaient
faire le terrrible massacreur.
Le même Jour. 28 décembre 1893, A. Bonnard publia deux articles, l'un
dans la Gazette de Lausanne, l'autre dans la Semaine Littéraire
de Genève :
« Si les puissances ne font rien, écrivait-il, ou si elles continuent
à se livrer à des puérilités de protocole, ce sera pour elles, pour
l'Europe, pour la chrétienté, pour la civilisation, une honteuse faillite
». (La Semaine littéraire).
« L'Europe n'a jamais failli d'une façon plus évidente à ses devoirs
et à sa mission. Elle doit à l'humanité, elle se doit à elle-même, d'imposer
silence à ses querelles, pour mettre un terme à la domination turque,
rendre Constantinople à la civilisation et réexpédier, d'où ils viennent,
les sauvages sanguinaires, que Mahomet II a déchaînés sur l'Europe,
et qui n'y sont restés jusqu'à cette heure que par les défaillances
des princes chrétiens » (Gazette de Lausanne).
Après avoir ainsi dénoncé et flétri les criminels, Albert Bonnard précise
et analyse le crime. C'est le produit logique de cette real-politik,
dont l'Allemagne a donné l'exemple, le modèle, qu'elle est en train
de pousser à son application extrême, et dont les autres puissances,
au milieu de leurs compétitions, ne savent pas se débarrasser, bu même
qu'elles l'efforcent parfois de pratiquer à leur tour.
Hélas! la voix d'Albert Bonnard ne fut pas écoutée. Peu à peu, le silence
se fit : on oublia les grands massacres. Mais notre journaliste ne se
laissa pas décourager, et reprenant sa vaillante plume, il attira plus
d'une fois l'attention sur les horribles souffrances du peuple abandonné.
Il réfuta les calomnies, d'une presse, vraiment trop coupable, qui représentait
les Arméniens comme les « rois de l'argent », les « princes de la spéculation
», c'est-à-dire, en somme, comme des victimes peu dignes de sympathies.
Et rouvrant le procès des grandes Puissances, il n'hésita pas à dénoncer
spécialement l'Allemagne, et à la rendre responsable, tout particulièrement,
de la criminelle inertie de l'Europe.
[p534 >] Le 27 janvier 1900, il écrivait dans la Semaine Littéraire
:
« L'Allemagne triomphante pourrait-elle compter sur les sympathies
durables des gouvernements et des peuples, si elle érige en seule règle
de son action, son intérêt matériel exclusif? Quand le monde entier
a frémi en apprenant les atroces massacres d'Arméniens, l'action de
cet empire chrétien s'est exercée, sans réserve et sans fausse-honte,
en faveur du grand assassin; Pourquoi? Parce que le cabinet de Berlin
ne fait pas de politique sentimentale, parce qu'il veut développer son
influence et son commerce en Orient, parce que le sang de tout un peuple
étranger et lointain ne lui importe nullement. De la sorte, les Allemands
ont réussi en beaucoup de lieux; les négociant arméniens, leurs seuls
concurrents redoutables ont été éliminés; la faveur du grand Turc leur
est acquise; les concésions et les monopoles pleuvent sur leurs ingénieurs,
leur entrepreneurs et leurs négociants. Mais est-ce vraiment là toute
la politique, et une grande puissance n'a-t-elle aucune responsabilité
vis-à-vis de l'humanité et de la civilisation? »
Avec quel étrange sentiment on relit ces vieilles pages éclairées par
les événements actuels! Comme Albert Bonnard a bien indiqué le secret
ressort de toute la politique panhumaniste! Le chancelier Bethman-Hollweg
n'a eu qu'à emprunter un de ses mots les plus fameux par leur terrible
vérité : «nous avons désappris toute sentimentalité.» Ne l'avait-il
pas déjà désapprise, l'empereur Guillaume II, quand il donnait son baiser
célèbre et dégoûtant au Sultan rouge?
Mais un autre sentiment plus étrange encore me saisit. Quelle horrible
série d'horribles forfaits accomplis par toutes les Puissances de l'Europe!
Que de peuples tourmentés, martyrisés, plus ou moins exténués ! Que
de peuples, que de peuple !... Et en même temps que je découvre, dans
la terreur actuelle le rôle de l'Allemagne, je découvre l'explication,
et conuais la légitimation des souffrances du monde entier. Ce monde
affreusement malheureux : n'a-t-il pas été affreusement coupable ?
Vraiment il y a une justice immanente des choses. Quand [p535 >]
verser le sang, on finit par récolter le sang. Les meules de la providence
écrasent lentement, mais sûrement.
I
- Albert Bonnard (1) peut être considéré comme
l'initiateur, en Suisse, du mouvement pro-arménien, Georges Godet, peut
en être considéré comme le premier organisateur. Georges Godet, professeur
de théologie à la Faculté indépendante de théologie protestante de Neuchâtel,
était le fils du célèbre éxégète, à la science et à la piété également
chaudes et lumineuses, Frédéric Godet. On a dit : «Georges Godet
a vécu pendant des années pour les Arméniens».
C'est aux publications de l'alliance évangélique (comité de Londres),
que G. Godet, président du comité de Neuchâtel, emprunta les éléments
de son premier travail sur « les persécutions actuelles en Russie »
(Journal religieux, 9 nov. 1895), lequel débute par ces mots : « L'ère
des persécutions n'est pas close ». - Le même journal (28 déc.) contient
un article sur les massacres en Arménie, puis (4 janv. 1896) sur La
mission produite en Arménie, etc. Le 27 avril, paraît la brochure sur
Les souffrances de l'Arménie. Elle eut, la même année, quatre éditions.
Il s'agissait d'émouvoir l'opinion publique, de recueillir des fonds,
et de les envoyer à Constantinople, par l'entremise de l'ambassade anglaise.
Cette même année, 1896, eut lieu à Lausanne, sur une place publique,
une assemblée populaire en faveur des Arméniens; plusieurs milliers
de personnes y assistèrent. Des comités de secours se fondèrent dans
plusieurs villes, et G. Godet fut nommé président de celui de Neuchâtel.
Un grand mouvement de protestation contre les atrocités turcques se
déchaîna, secondé par les conférences du professeur G. Thoumaïan,une
victime du gouvernement turc : 430;000 signatures furent recueillies,
et, en quelques mois, 700.000 francs furent donnés pour envoyer les
premiers secours.
[p536 >] Il n'y avait pas encore d'organisation centrale. Le 28
août 1896, une conférence réunit à Francfort les amis de l'Arménie.
(Le pasteur Lepsius assistait à cette conférence, le pasteur allemand
qui avait dévoilé en Allemagne les massacres d'Abdul-Hamid, ce qui entraîna
sa démission forcée. Disons à son honneur qu'il est resté fidèle jusqu'à
aujourd'hui à ses convictions, et qu'à son premier ouvrage, il en a
ajouté un second, secrètement publié pendant cette guerre).
Le vœu fut émis que les divers comités suisses se fédérassent. C'est
ce qui eut lieu dans une conférence tenue à Berne (15 sept. 1896). Le
bureau du comité de Neuchatel, présidé par G. Godet, fut désigné comme
représentation permanente de la Conférence des comités suisses de secours
aux Arméniens; et quelques semaines plus tard, on adjoignit au bureau
un Comité exécutif de trois membres : G. Godet, L. Favre (de Genève)
et Hugendubel (pasteur à Berne).
* * *
- L'œuvre ainsi organisée a eu deux phases successives.
Tout d'abord elle s'est occupé de nourrir les affamés, de vêtir les
populations dépouillées, de les aider à rebâtir leurs maisons détruites.-
Puis, la misère extrême étant un peu soulagée, l'œuvre s'est occupée
des orphelins. Après le bureau de bienfaisance, l'orphelinat.
Le nombre des enfants adoptés pour cinq ans, a été d'abord de 36; il
s'est élevé jusqu'à 500, sans compter 100 à 15o régulièrement secourus
en dehors des orphelinats. Il fallut trouver en Suisse des personnes
qui se chargeassent de la pension des orphelins; il fallut entrer en
rapport avec les missions américaines en Arménie, et tout particulièrement
avec le Comité international, siégeant à Constantinople, composé de
notables commerçants et de missionnaires américains. G. Godet accomplit
une grande partie de ce travail. Les 5oo enfants arméniens, furent placés
à Sivas, Gurun, Brousse, Bardezag, près Ismid (établissement nouveau)
et jusqu'à Jérusalem.
[p537 >] En même temps, et, pendant plusieurs années, G. Godet
rédigea les rapports annuels du Comité central, et les Nouvelles de
l'Œuvre dé secours en faveur des Arméniens, de 5.500 à 6.850 exemplaires
en français, et de 24.000 à 46.000 en allemand, qui parurent trois ou
quatre fois par an.
On s'occupa ensuite du personnel pour les établissements hospitaliers,
instituteurs, institutrices, et enfin, on s'occupa des Arméniens réfugiés
en Europe. Un comité dirigé par M. le pasteur Krafft, à Begnins-sur-Gand
(canton de Vaud) fut chargé de centraliser, pour la Suisse romande,
les renseignements relatifs à ces réfugiés arméniens. Mlle G. Godet
ouvrit un comptoir de broderies et de tapis arméniens; et G. Godet resta
en relations épisiolaires régulières avec les orphelinats, et tout spécialement
avec les institutrices suisses.
* * *
- Quelques noms et quelques faits doivent être
particulièrement signalés.
Dès la conférence constituante de Berne, en 1896, quelqu'un s'était
de plus en plus intéressé au sort des Arméniens, et de plus en plus
associé à l'activité de G. Godet; c'était M. Léopold Favre de Genève.
Philantrope, chrétien, avec une grande fortune et une générosité plus
grande encore, il se consacra à la cause des martyrs. Bientôt il se
trouva en relations avec les hautes personnalités des divers pays, aux
Etats-Unis, en Allemagne. En 1903, il fit son premier voyage en Asie-Mineure;
il devait y retourner cinq fois, sans compter deux voyages à Constantinople.
En septembre-octobre 1905, il fut accompagné par G. Godet. Aujourd'hui
encore, infatigable, il est sur la brèche.
Ce fut surtout M. Scholder-Develay qui popularisa l'œuvre pro-arménienne
en Suisse alémanique. M. Scholder était un simple homme d'affaires,
sans fortune, ni grande situation sociale ; mais c'était un croyant
animé d'une foi ardente, prêt à soutenir les causes les plus impopulaires,
si sa foi ou sa charité l'appelaient. Par exemple, seul à Zurich il
prit la défense de l'Armée du salut. De sa propre initiative, il envoya
des feuilles [p538 >] de propagande pro-arménienne à tous les
pasteurs, et à tous les maîtres d'école de la Suisse alémanique. En
1897, il disait à un ami : « Je passe pour un fou, avec mes petites
brochures pro-arméniennes ; n'importe! la graine lèvera ». Elle leva.
Disons encore que, en 1914,. le comité du Jura Bernois clôtura ses opérations.
De 1897à 1903, vingt-trois comités locaux avaient entretenu quatre-vingt-dix
orphelins, et réuni la magnifique somme de 70.236 francs. Un village,
à lui seul, avait donné 15 ooo francs, tels autres 6.000 francs et plus.
* * *
- Puis est venue la période décroissante, les
enfants admis dans les orphelinats ayant peu à peu atteint un âge et
une instruction qui leur permettaient de gagner leur vie.
Le chiffre des dépenses qui s'était élevé en 1899 à 90.000 francs, et
en 1900 à 114.000 francs, descendit en 1901 à 75.000 franc, en 1902
à 66.000 francs, en 1903 à 50.000 francs, en 1904 à 46.000 francs, en
1905 à 40.000 francs.
Le comité dirigé par M. le pasteur A. Krafft, après avoir rendu de sérieux
services, fut dissous en 1904, et finalement l'orphelinat de Sivas resta
le seul orphelinat suisse en Arménie.
Là ont travaillé Mlles Stueky et Marie Zenger. Là est morte Mlle Marie
Zenger. Celle-ci a fini par tomber victime de son infatigable dévouement,
après avoir contracté le typhus à Erzeroum en soignant les blessés,
« révélant une fois de plus les plus belles qualités de courage et de
dévouement; consommant ainsi une vie de sacrifice et d'abnégation...
Ses facultés d'organisatrice, ses dons intellectuels pour l'enseignement,
son esprit pratique pour les soins matériels les plus divers, son bon
sens dans la manière de déchiffrer et de traiter les caractères les
plus divers, l'influence que sa parole et sa piété simple exerçaient
sur grands et petits, tout cela s'était développé d'une manière surprenante,
sans rien enlever à un fonds d'enjouement et de bonne humeur, qui lui
donait un charme communicatif ». Marie Zenger a été la gloire de l'œuvre
romande et suisse sous la direction de G. Godet, qui mourut en juin
1907. [p539 >]
II
- Tandis que l'oeuvre dirigée par le comité central
de Neuchâtel s'achevait peu-à peu, ou du moins se concentrait dans l'orphelinat
de Sivas, la guerre mondiale éclatait, et les Arméniens en étaient les
plus lamentables victimes. Avec leurs «déportations», les Jeunes-Turcs
faisaient pâlir les horreurs et les. infamies perpétré par le sultan
rouge lui-même.
La Suisse renouvela et reprit son activité pro-arménienne. En 1915,
le 3 novembre, par une conférence des comités cantonaux à Berne, fut
fondée L'Oeuvre Suisse de secours aux Arméniens, dont le siège fut à
Bâle, avec le Dr Guillaume Visher, pour président. Cette œuvre réunit
les différentes associations suisses, qui, depuis longtemps, s'occupaient
des Arméniens : (2)
En dehors de cette œuvre, il faut encore citer l'orphelinat évangélique
arménien de Brousse (Asie-Mineure), la plus ancienne des œuvres de secours;
elle date du 1er juillet 1894 ; l'orphelinat de Césarée créé par une
Suissesse, Mlle Gerber; l'école évangélique de filles de Konia, de 1911.
- II faut également noter la participation à des œuvres pro-arméniennes,
dont le siège est en allemagne : L'association allemande de secours
pour l'œuvre de la charité en Orient; la Mission allemande en Orient,
le refuge de Bethesda pour les aveugles , à Malatia sur l'Euphrate.
L'Oeuvre de 1915 estima nécessaire de publier d'abord des nouvelles
sur le triste sort des Arméniens. Elle répandit deux rapport, en français
et en allemand, contenant surtout les recits des témoins oculaires.
Elle envoya des notes aux journaux et se livra à une grande campagne
de conférences. A la fin de la première année, 1915, l'œuvre avait reçu
200.000 francs.
Un Bureau Suisse de secours aux Arméniens fut établi.
Les Nouvelles de l'Arménie devint une «feuille périodique
[p540 >] pour les amis des Arméniens en Suisse, et l'organe de
l'OEuvre Suisse de secours aux Arménîens 1915, et de la Société des
Amis d'Urfa à Bâle ».
Urfa,un nouveau nom, et une autre œuvre fort considérable ! L'orphelinat,
qui s'occupait de 160 enfants, a dû s'occuper de 3.ooo; puis, faute
de ressources, a dû se restreindre à 2.5oo. « Je n'en reçois pas davantage,
écrivait le directeur M. Kunzier, au risque que quelques-uns périssent;
mieux vaut quelques-uns que tous »- L'Oeuvre suisse de secours a envoyé
chaque mois 10.000 francs à Urfa.
Nous n'avons pas la prétention d'avoir été complet. Sans doute, bien
des renseignements nous ont manqué, et peut-être nous sommes-nous un
peu égaré dans le dédale de toutes ces œuvres. Quel magnifique fouilli
! On dirait de la forêt vierge. Arbres et œuvres poussent partout et
s'entremêlent.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'activité charitable et pro-arménienne
de la Suisse a été énorme ? Et quand on pense à tout ce que cette même
Suisse a fait dans les autres domaines de la charité, on ne peut qu'être
émerveillé. Seulement qu'est-ce qui doit l'emporter : l'admiration ou
la reconnaissance? N'essayons pas de le décider, et laissons ces deux
sentiments rivaliser entre eux dans une ardeur croissante.
* * *
- Il nous sera permis, en finissant, de signaler
la contribution apportée par l'Oeuvre de secours 1915 à la connaissance
et à la propagation de la vérité sur les atrocités arméniennes.
Les premières atrocités, celles d'Abdul-Hamid, avaient été révélées
dans la brochure retentissante de G. Godet; les secondes, celles des
Jeunes-Turcs, ont été révélées par les publications tout à fait remarquables
de Genève.
M. Léopold Favre a fait paraître trois fascicules intitulés : Quelques
documents sur le sort des Arméniens en 1915 et en 1916 On y remarque
les documents suivants : «Les expériences de deux infirmières allemandes,
restées à Erzeroum d'octobre 1914 [p541 >] à Avril 1915, au service
de la Deutsche militar mission » - «Reponse à quelques calomnies ».
(Brochure Bratter) ; et tout particulièrement : « Impressions d'un Allemand,
maître d'école en Turquie, par le D1' Martin Niepage, maître supérieur
à l'école real allemande d'Alep».
Voici quelques passages de ce dernier document. Ils devront être médités
par tous les futurs historiens de ces abominations ; et ils doivent
être enregistrés dans les pages de cette revue :
«Comment nous, instituteurs, pouvons-nous lire avec nos élèves, nos
contes allemands, ou étudier dans la Bible l'histoire du Samaritain
?... Notre travail est une Insulte à la morale et la négation de toute
sensibilité humaine.» [N'oublions pas qu'à ce moment le chancelier
von Bethmann Hollweg le proclamait : «Nous avons désappris toute
sensibilité».] «Ta'alim el aleman,- c'est l'enseignement
des Allemands, - dit le simple Turc à ceux qui lui demandent quels sont
les instigateurs de ces forfaits. Les Turcs les plus cultivés admettent
que, même si le peuple allemand blâme les cruautés, le gouvernement
allemand ne fait rien pour les empêcher, cela par égard pour ses alliés
turcs... Dans les mosquées, les mollahs disent que ce n'est pas la Porte
qui a ordonné les cruautés envers les Arméniens, et leur extermination,
mais les officiers allemands.
«Pour éviter d'avoir à changer d'idée sur le caractère allemand qu'ils
avaient l'habitude de respecter, beaucoup d'hommes cultivés se représentent
les choses de la manière suivante : -Le peuple allemand, disent-ils,
ne sait probablement rien des effroyables massacres, qui sont en cours
d'exécution partout en Turquie, contre les chrétiens indigènes, car
le peuple allemand aime la vérité. Et comment s'expliquer que les seules
nouveIles données pas les journaux allemands mentionnent seulement que
les Arméniens ont été arrêtés comme espions ou comme traîtres, et ont
été justement et légalement fusillés ? d'autres Turcs disent : - Peut-être
le gouvernement allemand a-t-il les mains liées par des accords sur
les compétences réciproque, ou peut-être son intervention n'est-elle
pas opportune dans ce moment. - Nous savons que l'ambassade allemande
à Constantinople a été renseignée sur tout par ses consuls. Mais [p542
>] comme il n'y a jamais eu jusqu'ici aucune modification dans les
procédés de déportation, notre conscience nous oblige à écrire ce rapport
» (lequel a été approuvé et signé par les autres instituteurs, et le
directeur même de l'école.) :
On lit encore dans ce même document : «Sur l'opinion des officiers
allemands, je ne puis rien dire. J'ai souvent remarqué leur silence
glacial (3) ou leurs efforts désespérés pour détourner la conversation,
lorsque quelque Allemand sensible émettait un jugement indépendant sur
l'effroyable misère des Arméniens..
«L'auteur de ce rapport n'admet pas que, si le gouvernement allemand
avait eu la ferme volonté d'arrêter ces exécutions, au dernier moment,
il n'aurait pas pu rappeler le gouvernement turc à la raison... Allons-nous
continuer à déclarer que les massacres de chrétiens sont une affaire
intérieure de la Turquie, qui n'a d'autre importance pour nous que de
nous assurer l'amitié de la Turquie ? Alors, nous devons cesser d'envoyer
des maîtres d'école en Turquie, et nous maîtres, nous devons cesser
de parler à nos élèves des poètes et des philosophes de l'Allemagne,
de la culture allemande, de l'idéal allemand, et ne plus rien dire du
christianisme allemand».
Encore, dans les «Notes de voyage d'un allemand mort en Turquie»,
on lit, à la fin du récit d'un massacre horriblement hideux : «Ensuite
ces gens allèrent devant l'hôpital allemand, et crièrent : Yachassin
Alemanya. - Vive l'Allemagne ! Des musulmans m'ont dit et répété que
c'était l'Allemagne qui faisait détruire les Arméniens de cette façon».
Plus loin : «A Arab-Punar, un major turc parlant allemand s'exprime
en ces termes : - Nous sommes très fâchés contre les Allemands, de ce
qu'ils agissent ainsi.- Comme je protestais, il dit: - Le chef d'Etat-major
général est allemand; von [p543 >] der Goltz est
commandant, et il y a tant d'officiers allemands dans notre armée !
- A Nur-Tell, un inspecteur musulman parlait dans les mêmes termes...
Comme je l'interrogeais, il déclara : - Ce n'est pas moi seulement qui
le dis, c'est tout le monde».
Et le trait de la fin : «Le président de la commission de déportation
me dit :-Vous ne comprenez pas ce que nous nous proposons. Nous voulons
détruire le nom arménien. De même que l'Allemagne ne veut laisser subsister
que des Allemands, nous Turcs nous ne voulons que des Turcs !»
Quand on sait quelle est la conscience, la sévère impartialité (qui
lui a été reprochée) de l'éditeur de ces documents (4), on peut être
absolument sûr de leur absolue authenticité. Or, il n'y en a pas de
plus accablants pour le pangermanisme, ce frère du pantouranisme : toujours
le baiser, le hideux baiser donné par Guillaume II à Abdul-Hamid.
Et nous voilà revenus à notre point de départ, et à Albert Bonnard.
Du moins, pour l'honneur de la nature humaine, retenons la série de
ces noms allemands : Forster, Nicolaï, Litkowenski, Muehion, le pasteur
Lepsius, le maître d'école Niepage.
E.DOUMERGUE, Doyen de la Faculté
libre
de Théologie protestante de Montauban.
- (1) Nous aurions voulu parler de Marc Debrit,
et du Journal de Genève. Les renseignements demandés ne nous sont pas
parvenus.
(2) "Ce ne sera pas une organisation de longue durée. Elle n'a pour
but de couper l'herbe sous les pieds de l'oeuvre permanente, qui existe
depuis 1896. Son seul but est, employant les voies qui restent ouvertes,
de sauver la vie du plus grand nombre possible d'infortunés."
(3) Dans les Mifteilungen über Arménien, n° 3, janvier 1917, un Suisse,
qui a été témoin des déportations, le Dr Ed. Grater, de Bâle, dit :
«Parmi les officiers (allemands) il est mal vu de toucher à la question
arménienne ; on se heurte à un silence glacial [c'est le même mot que
dans le rapport de l'instituteur allemand], comme si on avait commis
une inconvenance, ou on entend les plus incroyables explications.»
(4) Dans le précédent fascicule on lisait encore : «Nous n'incriminons
pas les gouvernements alliés de la Turquie.»
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