Interview de Denis Donikian

à l'occasion de la parution de son livre
Un Nôtre Pays

Propos recueillis par Ara Toranian,

numéro 89, Septembre 2003
  • Nouvelles d'Arménie Magazine : Denis Donikian, pour le moins on peut dire de votre dernier livre, "Un Nôtre Pays", qu'il est original, au pire qu'il est scandaleux. Certaines choses qui y sont dites sont très dures et très violentes. C'est un brûlot, et un brûlot contre l'Arménie en quelque sorte. Et pourtant vous faites dire, page 218, à Madame Aroussiak : "Les gens qui sont à l'extérieur, ils se font un rêve de notre pays. Tout un rêve. Alors pourquoi les décevoir ? Pourquoi casser ce rêve ? [...] C'est criminel de noircir, noircir toujours et encore.[...] Décrire cette noirceur n'est pas la bonne voie de la littérature."
    Denis Donikian : Comme vous l'avez remarqué, j'ai utilisé des textes de journalistes, écrivains ou autres, en guise de témoignages sur la réalité du pays. Il s'est trouvé que leurs constats étaient pour le moins contradictoires, comme on pouvait s'y attendre. Madame Aroussiak Sahakian, ethnologue, spécialiste de David de Sassoun, comme Arassi Aïvazian, écrivain, Hagop Hagopian, peintre, partagent en gros le même point de vue et font preuve d'une certaine complaisance, pour ne pas dire tolérance, envers le régime. D'autres, plus jeunes, font une critique plus radicale du pays. J'ai tenu à faire entendre ces voix qui s'opposent les unes aux autres afin de respecter un minimum d'objectivité. Car ce livre est en quelque manière le livre de mon lecteur, mais aussi des quelques écrivains qui ont bien voulu participer à mon projet. "Casser le rêve", oui. Mais qu'est-ce que ce rêve ? Ce sont nos mythes. Or, les mythes, s'ils sont nécessaires, en même temps, sont capables de broyer des vies. Ce qu'ont supporté les Arméniens partis de France en 1947, poussés, entre autres raisons, par une certaine mystique de la terre, pourrait nous le prouver.
    Aujourd'hui, il semblerait que les stratégies pragmatiques des uns prennent un malin plaisir à exploiter les naïvetés mythologiques des autres. D'autre part, je tiens à dire que je n'écris pas contre l'Arménie. Car moi aussi, dans le fond, je suis habité par le mythe. D'ailleurs ce procès d'intention montre bien qu'il n'y a pas chez les Arméniens une culture de la dissidence, ou plus précisément une culture de la désobéissance. Je m'étonne de constater qu'on accepte qu'il y ait chez les Turcs des dissidents, et qu'on récuse les nôtres. Ce qui voudrait dire que les Turcs auraient des choses à se reprocher, et pour cause, mais que nous, les Arméniens, nous serions trop parfaits pour nous regarder tels que nous sommes. Car la dissidence, qu'est-ce que c'est sinon désobéir à des impératifs nationaux quand on les juge profondément injustes. Par exemple, les Israéliens, nation on ne peut plus unanimiste, ont leurs dissidents. Or, j'aimerais qu'on me montre chez nous des gens qui mènent une réflexion critique de nos valeurs. Le rôle d'un écrivain n'est pas d'annoncer que les trains arrivent à l'heure. Et je dois avouer qu'en Arménie, durant mes trois séjours, j'ai été littéralement harcelé par les souffrances de ceux qui se confiaient à moi, que j'ai interrogés, ou que je voyais vivre au quotidien. Dès lors, il m'était impossible de les dissimuler.

  • NAM : Concernant la dissidence, vous dites quelque part que la multiplicité des partis en Arménie démontre bien l'insubordination de l'Arménien. Mais en même temps, que son individualisme forcené ne fait pas de lui un dissident.
    D. D. : Si cette dissidence n'est pas constituée comme dissidence, c'est bien qu'elle n'est pas prise en charge par les intellectuels, au sens large du terme. En revanche, j'ai pu constater des cas de désobéissance civile : des femmes faisaient la grève de la faim Place de la Libération, sous des tentes, le lendemain d'un meeting qui avait réuni 20.000 personnes, pour protester contre l'emprisonnement d'Arkady Vardanian et de quelques étudiants. D'ailleurs, si je donne souvent la parole aux femmes dans mon livre, c'est qu'elles sont presque toujours en première ligne. Pour en revenir à la dissidence intellectuelle, l'exemple du Paplavok me semble révélateur des capacités d'indignation dont fait preuve la classe dirigeante du pays : les gardes du corps présidentiels tabassent à mort un homme dans les toilettes du restaurant, et tous continuent à bambocher et à écouter du jazz comme si de rien n'était. Et cela se passe moment du 1700e anniversaire de la christianisation de l'Arménie. Ce fait n'est pas isolé. Avant et après lui, les assassinats, politiques ou mafieux, n'ont pas cessé, même de nos jours. Par ailleurs, tout ceux qui ont créé de véritables mouvements d'opposition ont été jetés aux oubliettes Je donne certains noms dans mon livre.

  • NAM : Parallèlement, existe en Arménie un très fort pouvoir de la rumeur. Il y a une tendance à l'exagération, comme pour le nombre des morts lors du tremblement de terre. Dès lors, n'est-ce pas faire preuve d'un jugement sans indulgence et inquisitorial que de dire des Arméniens qui étaient au Paplavok qu'ils n'ont rien voulu savoir, alors que des étrangers qui étaient là ont eu la même réaction ?
    D. D. : J'ai quand même pris soin de traduire des articles écrits par des gens qui étaient sur place. Certains même disant qu'il ne fallait pas exploiter cette tragédie pour charger le président. Si on me lit bien, je ne prends pas position. Mais je trouve quand même ce fait comme symptomatique d'un certain état d'esprit en Arménie. Je demande simplement à mon lecteur qu'il se fasse lui-même une idée à travers les articles que j'ai traduits.

  • NAM : II y a quand même beaucoup d'articles tirés du journal "Aravot" qui est le principal organe d'opposition.
    D. D. : "Aravot", oui, un journal sans complaisance. Justement, un journal qui ne s'en laisse pas conter. Mais également des articles tirés d'autres journaux. En fait, mon travail est fondé sur l'analyse du fait divers, étant donné que toute investigation journalistique m'était interdite.

  • NAM : Certes, mais rien, ni personne n'échappe à votre verve. Pour exemple, ce que vous dites de l'Eglise, page 70 : "Cette Eglise nationale perdure dans ses ors, ses fastes et ses nuages d'encens, a du mal à enfanter l'esprit de compassion, soit en acte, soit en parole, fût-ce à l'égard de la nation elle-même, démolie par la misère ou dispersée par le sauve-qui-peut".
    D. D. : L'Église arménienne a joué un rôle indéniable au sein de la nation, surtout durant les longues périodes sans État de son histoire. Par ailleurs, la multiplicité des églises, devenues aujourd'hui des joyaux touristiques, suffit à prouver que l'Arménie a été le lieu d'un monachisme extraordinaire. On peut avancer sans se tromper que la nation arménienne a été habitée par le Souffle de l'Esprit, Or, il semblerait qu'aujourd'hui l'Église soit marquée par un certain archaïsme et qu'elle a du mal à s'adapter aux réalités modernes. Je dirais que l'Église arménienne n'a de parole ni pour les pauvres, ni pour les prostituées, ni pour les plus déshérités, même si bien sûr elle gère des institutions caritatives... Il n'y a pas de véritable compassion chez ses représentants. On souhaiterait un sens de la charité qui soit moins de façade et plus conforme à l'esprit même des Evangiles. J'en veux pour exemple ce qui s'est passé dans une grande ville de France où un groupe de réfugiés arméniens ont été obligés de vivre dans la rue, tandis qu'on leur refusait l'entrée des locaux appartenant à l'Eglise. Si les sectes prolifèrent en Arménie, c'est bien que l'Eglise n'a pas su répondre aux attentes de ceux qui n'ont plus d'espoir, ni d'espérance. Ce n'est pas en demandant l'aide de l'État qu'on combattra les sectes, mais en étant un exemple au coeur de la misère. A l'Eglise d'abord le soin de se convertir. Qu'en Arménie les gens fréquentent de plus en plus les églises n'implique pas qu'ils aient la foi, ni leur construction à tout va par des chefs d'entreprises richissimes ne permettra de croire qu'ils mettent le message des Évangiles au-dessus de leur compte en banque. En d'autres termes, je crois que l'Eglise a son mot à dire sur cette économie, qui est loin d'être une économie solidaire.

  • NAM : En somme, personne ne trouve grâce à vos yeux. Ni même les Arméniens. Vous écrivez page 71, "le génocide a transformé les Arméniens en peuple du pathos, en nation historiocentrique".
    D. D. : La nécessité de faire reconnaître le génocide a obligé les Arméniens à se tourner constamment vers l'histoire. Or, l'histoire, c'est le passé. Et il est vrai que quand un livre paraît sur le génocide ou sur notre histoire, ce livre est aussitôt acheté. Il est curieux de constater que les livres écrits sur notre réalité la plus immédiate sont peu nombreux et mal retenus. Il semblerait que le fait incontestable du génocide conforte les Arméniens dans leur arménité et qu'un livre un peu trop vif sur l'actualité la plus vivante va les mettre mal à l'aise. Or, trop d'histoire empêche de reconnaître le présent. Le génocide d'hier nous a rendus aveugles sur le génocide blanc d'aujourd'hui. Phénomène proprement effarant. Les Arméniens ne pensent qu'à partir. Les familles sont complètement éclatées ou menacées d'éclatement. Partir pourquoi ? On a l'impression que les Arméniens n'ont plus la possibilité d'agir sur leur propre destin, que les dés sont pipés d'avance. Sans parler du manque de travail, des initiatives qui se heurtent constamment à des obstacles aussi révoltants qu'ils sont absurdes, sans parler de la vétusté des logements. On préfère construire des églises magnifiques, mais on ne donne pas la possibilité aux gens de vivre décemment. Les hivers sont très froids en Arménie. Il faut rentrer dans les appartements pour voir dans quelles conditions souvent déplorables vivent les gens. On a l'impression après ça que les Arméniens sont mal aimés. Si je me révolte, si je me moque un peu des Arméniens, ce n'est pas des plus infortunés, des plus humiliés, je me moque de ces Arméniens qui sont très intelligents et qui ne font pas le nécessaire pour résorber cette violence économique qui s'exerce sur les plus démunis.

  • NAM : Mais alors, quelle est la part de messages sérieux que vous voulez faire passer et la part de provocation qu'on trouve dans votre livre ? Parce que même l'Ararat n'y échappe pas : "Mon rêve est d'atteindre un jour les neiges blanches au sommet de sa bosse et de m'y soulager d'un besoin reconnu comme un droit naturel". Quelle est la part de sérieux dans tout ça ?
    D. D. : S'il y a provocation, c'est bien pour que le lecteur fasse la différence entre l'Arménie réelle et le mythe. C'est le mythe qui fait que les gens sont déçus. Mon livre a aussi été écrit pour qu'on fasse des choses en Arménie en restant au fait des réalités. Et surtout, au fait d'une mentalité indéfinissable, paradoxale, à la fois violente et fondamentalement humaine. Il y a en Arménie un véritable "martassiroutioun" (philanthropie), des gens oeuvrent dans ce sens-là, travaillent dans le social d'une manière formidable.

  • NAM : Vous n'en parlez pas beaucoup dans votre livre.
    D. D. : J'évoque, entre autres, le cas d'une dame qui, à la télévision, demandait aux riches qui avaient réussi d'aider au moins dix pauvres. J'évoque aussi ces autochtones qui travaillent pour Coopération Arménie que j'ai eu l'occasion de suivre à Goris. Cette histoire de Goris montre bien ce que j'appelais une mentalité paradoxale. Coopération Arménie y gère un restaurant pour personnes âgées au rez-de-chaussée d'un immeuble de deux étages. Le nouveau propriétaire s'acharnait à les déloger sous prétexte qu'il souhaitait agrandir son propre restaurant, déjà ouvert au premier, pour les touristes qui viendraient à Goris à l'occasion du 1700e anniversaire de la christianisation du pays. En d'autres termes, voici une action peu charitable menée contre une association caritative dans un contexte culturel qui devrait inciter à la charité envers les plus démunis. C'est là que réside le paradoxe. De fait, l'Arménie est foncièrement paradoxale, en ce sens qu'elle n'hésite pas au nom des principes économiques ou politiques du moment à bafouer ses valeurs d'origine et qu'elle célèbre à qui mieux mieux.

  • NAM : Ne croyez-vous pas que vos propos assez violents peuvent laisser penser à une haine du "nous" en quelque sorte ?
    D. D. : Je ne voudrais pas qu'on oublie, qu'à la base de mon livre, il y a la défense des plus faibles, des sans-voix. Et de fait, si je peux paraître violent, c'est essentiellement pour dénoncer la violence économique, mais aussi politique au sens strict du terme, qui s'exerce contre les plus mal aimés de cette société, au rang desquels il faut aussi compter les prostituées, les homosexuels.

  • NAM : Mais n'est-ce pas démagogique ? Effectivement, la situation économique en Arménie est telle qu'on ne peut pas avoir de recette miracle. N'est-ce pas un peu facile de prendre la défense des plus pauvres ?
    D. D. : Qu'on taxe mes propos de démagogiques si l'on veut. Seul m'intéresse de savoir comment font ces gens-là pour vivre au jour le jour. Qu'importent les mots, les subtilités d'un raisonnement qui viserait à justifier ce qui paraît injuste. Les personnes âgées, qui ont construit le pays, qui ont quarante ans de travail derrière elles, se trouvent aujourd'hui méprisées. Par ailleurs, il faut dire que ces gens-là ne peuvent pas survivre sans l'aide de leurs enfants, parents ou autres vivant en diaspora.

  • NAM : Que pensez-vous de l'attitude de l'intelligentsia, des écrivains locaux ? Je lis, page 170 : 'Les écrivains du cru, il faut le dire, s'accommodent trop bien des avatars qui pèsent sur les blessures des plus démunis. Ça ne les étrangle pas les malheurs qu'ils écoutent ou qu'ils voient'. Ce n'est pas très confraternel.
    D. D. : Mais je n'étais pas le seul à le penser. Lisez à ce propos ce que déclare Madame Alexanian, à qui j'ai dédié mon livre et qui vient de mourir. Par ailleurs, j'avais donné aux écrivains que j'ai rencontrés la possibilité d'écrire librement dans mon livre. Certains se sont défilés. Quant à ceux qui ont accepté, combien ont écrit sur ces problèmes ? C'est au lecteur d'en juger. J'ai posé à l'un d'entre eux la question relative à la responsabilité sociale de l'écrivain. Il m'a été répondu que ce n'était pas son affaire. Je conçois que la situation des écrivains est elle-même problématique. Mais tous ne sont pas dans ce cas. Je cite une certaine Arpi Voskanian qui critique le pouvoir de l'Eglise, Vahan Ichkhanian qui se moque des partis. Ces auteurs font preuve d'une véritable conscience politique. Donc tous ne sont pas à mettre dans le même sac, même si, ici ou là, on a l'impression que s'installe une forme de complaisance, ou de lassitude, ou d'impuissance, à l'égard du pouvoir en place. Mais vous connaissez mieux que moi l'histoire d'A1+ et combien les restrictions que connaît la presse en Arménie empêche l'émergence d'une expression pluraliste.

  • NAM : Quel a été l'accueil de ce livre par les Arméniens ?
    D. D. : II y a eu en amont de sa publication, une demande de souscription. Il faut dire que les amis, les Maisons de la Culture Arménienne, les journaux ont fait preuve d'une compréhension et d'une générosité que je tiens ici à saluer. J'ai tenu le pari de le publier entre les deux tours des élections présidentielles, puisque je l'ai eu en main le 28 février. Depuis sa publication, seules les "NAM" en ont parlé. J'ai été interviewé deux fois par Radio-Arménie de la région lyonnaise. Et c'est tout. J'ai bénéficié d'une heure d'antenne sur France-Inter à l'émission Dépaysage de Philippe Bertrand. Mais ni "Le Monde", ni "Libération", ni "Marianne" n'ont donné suite au service de presse. A ma connaissance, pas une seule ligne, à ce jour. Rien non plus de la part des émissions littéraires télévisées. Un extrait a paru dans la revue littéraire "Bnakir" à Erevan. De toutes les MCA de France, seule m'a invité celle de Villeurbanne qui a estimé que mon livre devait absolument faire l'objet d'un véritable débat. Enfin, je veux mentionner comme la première présentation du livre, celle qui a eu lieu à l'AGLA en juillet. Micha Meroujean en a proposé une lecture très approfondie, subtile et sans complaisance. NAM : Je crois savoir que vous écrivez sur la thématique arménienne depuis pas mal d'années.
    D. D. : Depuis mon tout premier livre en fait. Le second, Ethnos, a été écrit en Arménie, à l'époque Soviétique, à la fin des années Soixante. "Le Peuple Haï" porte sur les années de transition et d'indépendance. "Un Nôtre Pays" est le dernier volet de cette trilogie.

  • NAM : On pourrait dire en guise de conclusion, "Qui aime bien châtie bien".
    D. D. : "Qui aime bien s'indigne du mal qu'on fait subir à l'objet même de son amour."
à compléter