- Montréal, 02 juin 1998
- Monsieur Jean DANIEL a/s LE NOUVEL OBSERVATEUR
10-12, place de la Bourse 75081 Paris Cedex 02 France
- Monsieur Daniel,
Résidant du Québec, je suis un lecteur régulier, assidu et souvent indulgent
du "Nouvel Observateur". En général, j'aime notamment y lire vos textes,
pour la qualité et la profondeur des idées, de la réflexion et des analyses
qu'ils contiennent.
Dernièrement, je lisais votre éditorial dans le numéro du 23 au 29 avril
1998 du "Nouvel Observateur" (no 1746), composé de trois chapitres distincts,
consacrés chacun à un sujet différent.
Dans le deuxième chapitre, sous le titre "Vous avez dit ethnie ?", vous
parlez du génocide au Rwanda. Vous identifiez cet événement comme étant
le troisième génocide du siècle, sans compter le cas du Cambodge. Des
deux autres génocides, au moyen d'une analogie, vous mentionnez évidemment
le Holocauste juif. Il en reste donc un troisième... Lequel demeurera
étrangement mystérieux, dans votre article susdit.
Pourtant, il ne s'agit pas d'une section "Jeux", comme on en trouve
dans certains magazines, avec des mots croisés, des labyrinthes, des
"cherchez les différences" et autres rébus. "Le Nouvel Observateur"
ne fait pas de ce genre de remplissage. Et vous-même n'avez certainement
pas l'habitude de parler - d’écrire - en devinettes.
Mais alors, quel est donc ce fameux troisième génocide du siècle qui
s'achève ...? Serait-il tellement innommable, que vous répugnez même
à l'idée de le nommer distinctement ?
Serait-il tellement connu et évident, plus, en fait, que le génocide
juif, qu'il est superflu de l'identifier expressément ?
D'où vous vient donc, Monsieur Daniel, vous qui avez - à juste titre
- la réputation d'avoir toujours le courage de vos opinions, de parler
et d'écrire avec franchise, de ne pas hésiter à souligner des vérités
pas très à la mode, et ainsi, de ne jamais fuir les sujets "délicats",
d'où vous vient donc cette soudaine pudeur, cette réticence inattendue,
quand il s'agit d'évoquer ce fameux "troisième génocide" ...?
J'ose espérer que c'est bien au génocide arménien que vous faites allusion
dans votre éditorial en question. Auquel cas, ce "troisième génocide"
du siècle ne l'est donc pas au sens chronologique, puisqu'il s'agit
en fait du premier du siècle, dans le temps. Ou alors, nous allons nous
embarquer dans des comparaisons quantitatives plutôt indécentes...
Encore une fois, donc, Monsieur Daniel, dans ce numéro de votre journal
coïncidant avec la semaine de la commémoration du 83e anniversaire du
Génocide arménien, organisé et perpétré par les Turcs en 1915, pourquoi
avez-vous omis de mentionner, clairement et ouvertement, ce cas historique
également ?
La méthodologie exemplaire et la structure tout aussi impeccable de
vos réflexions et de vos écrits élimine, hélàs, l'hypothèse d'une omission
involontaire, d'une inadvertance intellectuelle, d'une sorte de faute
de frappe mentale.
Alors, pour la dernière fois, très sincèrement, je vous pose la question
réelle et non rhétorique suivante, Monsieur Daniel: pourquoi n'avez-vous
pas identifié, nommément, le Génocide arménien, dans votre éditorial
mentionné ci-dessus ? Je suis vraiment, foncièrement intrigué de connaître
votre réponse, parce qu'elle m'apprendra beaucoup, sur un sujet fondamental
pour moi.
Je ne vous demande pas de publier cette lettre. Cela ne m'intéresse
pas. Je ne m'attends pas non plus à ce que vous y réagissiez dans les
pages mêmes de votre journal. Mais je vous en voudrais vraiment, si
vous deviez estimer que cette question ne mérite même pas une réponse
directe et privée de votre part.
Je vous prie de croire, Monsieur Daniel, en l'assurance de mes sentiments
les meilleurs.
- Me Haytoug CHAMLIAN
HLC/at
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