- Rose-Marie FRANGULIAN – LE PRIOL Avocat à la Cour
- A l'attention de Madame Arlette CHABOT Directrice
de l’information France 2
7, esplanade Henri de France 75015 PARIS Paris ce 28 Avril 2004
- REF : Votre MOTS CROISES du lundi 27 avril
- CC : Monsieur Christopher BALDOLI Monsieur Marc TESSIER
Monsieur Thierry THUILIER Monsieur Jean-Claude ALLANIC, médiateur
- Madame la Directrice,
J'ai suivi avec attention votre émission MOTS CROISES du lundi 27 avril
2004, dont l’un des thèmes était consacré aux frontières de l’Europe,
et plus précisément à l’éventuelle place de la Turquie dans l’Union
Européenne.
En ma qualité d’avocat membre de l’Association Française des Avocats
et Juristes Arméniens ( AFAJA) et de militante au Comité de Défense
de la Cause Arménienne, j’attendais avec espoir, comme l’ensemble de
la communauté arménienne de France, un débat qui mette enfin en évidence
les insuffisances de la Turquie pour accéder à l’Union.
La veille, 24 avril, jour commémoratif du génocide arménien, nous avions
été des dizaines de milliers à défiler dans les rues de Paris, Lyon,
Marseille et ailleurs, pour dire notre refus de voir la Turquie actuelle
prétendre à l’Europe sans avoir assumé son passé. Votre chaîne n’y consacra
pas une seule image, ne remplissant guère ses devoirs d’information.
Serait-ce à l’émission «Mots Croisés» qu’il serait question de
nous ? Il n’en fut rien. Nous sommes nombreux à avoir eu la pénible
impression de suivre un plaidoyer « pour » l’entrée de la Turquie dans
l'Union. Le reportage réalisé dans ce pays en montrait une fois de plus
une vision scandaleusement partiale, dans les milieux des consommateurs
« branchés » d’Istanbul. Connaissez-vous l’Anatolie ? A qui fera-t-on
croire que la Turquie ressemble à l’image toute occidentale (magasin
Carrefour, publicités de marques, etc) que vous en avez donnée ?
Vous-même ne pouviez cacher la bienveillance que vous inspire le projet
d’une Turquie européenne, comme à Alexandre Adler que vous avez félicité
pour sa venue sur le plateau… Seul Alexandre Del Valle a pu intervenir
très brièvement pour rappeler un sujet qui irrite particulièrement les
Turcs : à savoir qu’ils entretiennent un négationnisme d’Etat à l’égard
de pans entiers de leur histoire, et notamment du génocide arménien.
Vous avez, sans ménagement, retiré la parole à cet intervenant, comme
s’il s’agissait là de considérations secondaires, alors qu’un devoir
de « suite » journalistique s’imposait à l’adresse de la personnalité
turque interrogée à l’antenne : quand la Turquie reconnaîtra-t-elle
son passé génocidaire? Pourquoi ne l’a-t-elle pas déjà fait ? Etc.
En niant les massacres de 1,5 million de personnes en 1915 par le gouvernement
Jeune-Turc (le parti de Mustapha Kemal…), soit les deux tiers de la
population arménienne du pays, l'Etat turc actuel se rend coupable de
négation d'un crime contre l'humanité. Vous n’ignorez pas qu’il s’agit
là de crimes imprescriptibles. Votre chaîne pourrait-elle tolérer de
mettre en avant, sur la Shoah, les idées négationnistes d’un Faurisson
? Prendrait-elle en considération une Allemagne qui n’aurait pas reconnu
ses fautes sous Hitler ?
L'intervention d'un historien comme Alexandre Adler était insupportable
de subjectivité personnelle et familiale. Il n’hésita pas à balayer
d’un revers de manche l’emprisonnement actuel de Leila Zana pour délit
d’opinion, et surtout à encenser l’apport des « Jeunes Turcs », dont
les dirigeants ont tous été condamnés à mort en 1919 (par la Turquie
elle-même) pour crimes contre l’humanité. L’un de ces ministres ordonnateurs
des massacres de 1915, Talaat Pacha, est encore révéré à ce jour par
un monument à Ankara. Imaginez-vous que Goebbels puisse avoir sa statue
à Berlin ? La communauté juive pourrait-elle accepter chose pareille
?
Alors que la France a reconnu officiellement le génocide de 1915, nous,
Arméniens de ce pays n’admettons plus que l’on bafoue sans cesse la
mémoire de nos ancêtres morts dans l’ignominie et l’horreur. A l’humiliation
de l’exil et de l’oubli, nous n’accepterons jamais que soit ajoutée
celle du déni.
De grâce, ne pensez pas que cela soit hors sujet : parmi les conditions
nécessaires à l’examen de la candidature turque à l’Union, figure explicitement
la reconnaissance du génocide arménien, posée par le Parlement européen
le 18 juin 1987, et reprise (avec d’autres conditions) dans un rapport
adopté le 26 février dernier en séance plénière. Cette exigence aussi
aura été éludée dans votre émission.
«Nos amis les Turcs» exercent en permanence un chantage sur nous,
Européens. Ils se présentent sous un jour faussement favorable, prétendument
démocratique, alors qu’ils font l’objet d’accusations persistantes pour
non-respect des droits de l’homme : les Kurdes en subissent quotidiennement
les conséquences, en dépit des déclarations de façade. Et que dire de
Chypre, ou encore des chrétiens interdits de vie publique? Ou du blocus
total imposé toujours à la petite république d’Arménie ?
Dois-je vous rappeler que les deux tiers de l’opinion française sont
défavorables à l’entrée de ce pays dans l’Union ? Cette affaire se joue
en fait dans les chancelleries, avec le soutien de relais d’opinion
complaisants comme le vôtre.
Après une soirée consacrée par la chaîne Arte à la Turquie, le 6 janvier
dernier, et tout aussi insatisfaisante que la vôtre, notre communauté
avait organisé une manifestation devant la chaîne et obtenu que celle-ci
diffuse une prochaine soirée qui tiendrait compte des revendications
arméniennes. Seriez-vous prête, de par vos fonctions de directrice de
l’information, à faire de même sur France 2 ? Savez-vous que le journal
le Monde a fait l’objet d’une condamnation, avec l’islamologue Bernard
Lewis, pour avoir reproduit sans distance critique ses propos négationnistes
(jugement du TGI de Paris du 21 juin 1995) ?
Le projet de Turquie européenne, qui engagerait de manière cruciale
le destin de l'Union, mériterait d'être présenté objectivement à un
public ignorant des enjeux, comme de la nature profonde de la Turquie.
Nous, citoyens français d’origine arménienne, osons espérer qu’une chaîne
publique comme la vôtre saura reconnaître son devoir de plus complète
information.
Il apparaît indispensable que vous organisiez un nouveau rendez-vous,
permettant l'expression d'un débat contradictoire entre Arméniens et
Turcs, où nous disposerions enfin d’un temps de parole non tronqué.
A ce titre le document récemment diffusé par la chaîne Odyssée, intitulé
Arménie, histoire d'une trahison (et réalisée par l’Américain
Fargal KEINE) paraitrait de nature à introduire un véritable débat.
J’espère que ce courrier, très représentatif de l’exaspération de mes
compatriotes, recevra une réponse et une suite favorable. Dans cette
attente, je vous prie d’agréer, madame la directrice, mes considérations
distinguées.
- Rose-Marie FRANGULIAN - LE PRIOL
|