LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE
ET A MONSIEUR PASCAL CEMENT, DEPUTE DE LA LOIRE,
PRESIDENT DE LA COMMISSION DES LOIS A L’ASSEMBLEE NATIONALE

  • Monsieur le Ministre, Monsieur le Député,

  • A l’instar des autres membres de la communauté arménienne de France forte de plus de 400 000 personnes, les signataires de la présente ont eu la très désagréable surprise de lire le compte rendu analytique officiel de la séance publique à l’Assemblée Nationale en date du Mercredi 26 novembre 2003 écoulé consacrée aux débats relatifs l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité et plus précisément à ceux qui ont suivi la demande de scrutin public sur le vote des amendements 274, 303 et 391 portant sur la question de l’incrimination et de la répression des constations du Génocide Arménien, lequel a été reconnu par la loi ,°2001-70 du 29 janvier 2001.

  • En effet, ont été tenus lors de cette séance des propos qui, s’ils sont couverts par l’immunité parlementaire, n’en sont pas moins gravement attentatoires à la dignité humaine et à la mémoire des 1 500000 victimes arméniennes innocentes génocidées sur ordre du gouvernement « Jeunes Turcs » de 1915.

  • Ainsi Monsieur le Rapporteur a cru pouvoir poser la question de la cohérence de l’extension du champ d’application de la loi Gayssot protégeant pénalement la mémoire des victimes des crimes nazis commis pendant la seconde guerre mondiale à un autre génocide.

  • Quant à Monsieur Pascal CLEMENT, Président de la Commission des lois, il n’a pas craint d’affirmer, sans nuance aucune : « Avant l’adoption…………je ne reprends pas vous connaissez……… »

  • Monsieur le Garde des Sceaux a indiqué, à la suite : « J’aborderai…………… je ne reprends pas vous connaissez ……… »

  • Il échet, dès lors, de vous répondre, Monsieur le Garde des Sceaux, Monsieur le Député, ceci :

  • 1°) D’une part, la Shoah, n’est pas, contrairement à ce que vous prétendez, Monsieur le Député, unique.

  • Ce terme, qui signifie en hébreux « catastrophe », désigne un génocide, le Génocide Juif perpétré par le régime hitlérien pendant la seconde guerre mondiale.

  • Malheureusement, ce crime contre l’humanité a été précédé d’un autre, le Génocide de 1915 planifié et exécuté par l’Etat ottoman, que les Arméniens appellent également « la Grande Catastrophe » (Metz Yerghern) et suivis par d’autres crimes tout aussi effroyables pour les populations nombreuses qui en ont été victimes, notamment les Génocides Cambodgien et Rwandais.

  • Dire que la Shoah est unique reviendrait, de fait, à nier, en violation flagrante des normes nationales et supranationales, le caractère d’un génocide aux autres crimes contre l’humanité précités qui l’ont précédée et suivie dans le temps, ce qui caractériserait un comportement, à l’évidence, négationniste. En effet, la définition communément admise de l’adjectif « unique » est, au sens quantitatif : « Qui est un seul, n’est pas accompagné d’autres du même genre », des synonymes pouvant être trouvés dans « singleton », « isolé » ou « exclusif ».

  • Au sens qualitatif, « unique » définit ce « Qui est le seul de son espèce ou qui dans son espèce présente des caractères qu’aucun autre ne possède ; qui n’a pas son semblable », « irremplaçable », « exceptionnel », « incomparable », « transcendant », « exceptionnel » ayant le même sens (v. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française « Le nouveau Petit Robert » ed. 2002, V° unique, p. 2718).

  • Or, le Génocide Arménien a fait l’objet de plusieurs reconnaissances internationales et nationale : le Tribunal Permanent des Peuples en Avril 1984, la sous-commission de l’ONU contre les mesures discriminatoires et pour la protection des minorités, en 1985, sur le rapport de M. Benjamin WHITAKER, le Parlement européen le 18 juin 1987, par sa résolution « sur une solution politique de la question arménienne » et enfin la loi du 29 janvier 2001 par laquelle « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » permettent, sans aucune contestation sérieuse possible, d’affirmer que la tragédie vécue par le Peuple Arménien de 1915 constitue bien un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948, ainsi qu’au sens de l’article 211-1 du Nouveau Code pénal français.

  • Etant un génocide, « la Grande Catastrophe » arménienne peut parfaitement être comparée avec « la Shoah » -avec ses ressemblances et ses différences- qui n’est, dès lors, pas unique (v. Revue d’histoire de la Shoah, le monde juif, n°177-178, Janvier-Août 2003 « Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du Génocide des Arméniens »).

  • Chaque génocide pourra se distinguer, partant, non pas par une unicité, mais par sa spécificité.

  • De plus, aucun texte, ni principe général du droit ne crée de hiérarchie entre les différents génocides dont les victimes ont droit à la même protection juridictionnelle.

  • C’est bien dire qu’il n’existe aucune justification objective et raisonnable à la différence de traitement juridique résultant du droit positif français qui crée une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et du Protocole n°12 à ce traité international, en accordant sa protection à la mémoire des victimes des crimes nazis et en la refusant à celle des victimes des autres génocides dont le Génocide Arménien.

  • L’incrimination et la répression pénales prévues à l’article 24 bis sur la presse résultant de la loi Gayssot pour les contestations des Génocides Juif et Tzigane doivent être étendues aux autres Génocides reconnus.

  • Le Peuple Juif ne peut raisonnablement concevoir comme une insulte l’adaptation de la législation française aux exigences du principe de la dignité humaine garanti par l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, de même que du principe constitutionnel d’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion.

  • Accorder aux victimes et descendants de victimes du Génocide Arménien une protection par la loi pénale contre les contestations de ce génocide ne constituerait nullement une banalisation de la Shoah dès lors que les victimes et descendants de victimes des crimes nazis pourraient continuer à poursuivre devant les juridictions pénales les négationnistes de l’holocauste. Vos déclarations regrettables, Monsieur le Député, tendent, ainsi, à opposer deux minorités nationales que leurs histoires tragiques respectives devraient, à l’inverse, rapprocher pour avoir subi toutes les deux un génocide, ce genre de discours se révélant un facteur d’exclusion profondément destructeur du tissu social, pour reprendre l’expression du Professeur Gérard COHEN-JONATHAN.

  • Nous notons avec satisfaction, à cet égard, que nous avons été précédés dans notre démarche réprobatrice par vos propres collègues, Messieurs Didier MIGAUD, Philippe FOLLIOT et Michel VAXES dont les interventions dignes et respectueuses de la douleur de la communauté arménienne ont nettement contrasté avec votre prise de position.

  • 2°) D’autre part, il est inexact de soutenir, comme vous le faites, Monsieur le Ministre, que la modification de la loi française serait inutile en ce qui concerne le Génocide Arménien car le droit existant permettrait, selon vous, de poursuivre les négationnistes.

  • En effet, les textes incriminant l’apologie des crimes contre l’humanité, comme l’article 24 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ne permettent en aucune façon de poursuivre ceux qui comme l’Etat turc et ses zélateurs, persistent à nier en particulier sur le territoire de la République, le Génocide Arménien, et ce, en application du principe de la légalité des délits et des peines, dès lors que loin d’en faire l’apologie, ils en nient, au contraire, l’existence.

  • De plus, on ne voit pas pourquoi le législateur français serait intervenu spécialement en votant la loi du 13 juillet 1990 dite loi Gayssot ayant ajouté un article 24 bis à la loi sur la presse, si l’article 24 alinéa 3 de ce texte qui résulte de la loi du 5 janvier 1951 offrait une protection efficace contre le négationnisme.

  • Ainsi, ce qui vaut pour la Shoah vaut pour les autres génocides dont le Génocide Arménien. Il est, dès lors, impératif que la République française mettent en application sa devise « Liberté, Egalité, Fraternité », dont les deux derniers termes sont, en l’espèce, manifestement méconnus.

  • L’Etat a, partant, le choix de se mettre en conformité avec les exigences de la Conscience Universelle et des règles du Droit International par son organe législatif ou d’attendre le verdict des juridictions nationale et communautaire d’ores et déjà saisies de la question du Génocide Arménien, intérêt supérieur de civilisation.

  • Grégoire KRIKORIAN Requérant en Justice
  • Jean Pierre BERBERIAN Conseiller municipal de Marseille Administrateur d’Euro-Arménie
  • Philippe KRIKORIAN Avocat au Barreau de Marseille