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Bulletin du CRDA N#6, Juin 2001, pp 6-7
A l'occasion du colloque turco-arménien organisé par le CRDA au Sénat le 17 juin 2000, M. Henri Alleg a prononcé un discours que nous reproduisons ci-dessous, évoquant les torutures commises par certains militaires francais en Algérie. Un évènement marquant dans cette institution prestigieuse qu'est le Sénat. Les crimes d'hier rappellent ceux d'aujourd'hui.
Le colloque du CRDA a été historique aussi pour nos amis algériens.
Et aujourd'hui, quand cette responsabilité est clairement évoquée, on ne peut que se réjouir en pensant que peut-être la condamnation claire et nette des tortures d'Algérie, au Sénat le 17 juin 2000, pendant le colloque turco-arménien, par son modérateur Henri Alleg, journaliste engagé et écrivain, connu par ses prises de position pour l'indépendance de l'Algérie, ont joué leur role pour que cette question cesse enfin d'être taboue.
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L'intervention de M. Henri Alleg, modérateur du colloque international du 17 Juin 2000 au Sénat
concernant le dialogue turco-arménien sur la Question arménienne aujourd'hui
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Mesdames, Messieurs, chers amis,
Permettez-moi tout d'abord de remercier le Centre de Recherches sur la Diaspora Arménienne, le président Jean-Claude Kébabdjian, son adjoint Raffi Hermonn et tous ses collaborateurs et ainsi pour l'honneur qu'ils m'ont fait de m'avoir choisi comme "modérateur" de ce colloque.
Une tache dont je mesure qu'il n'est pas si simple de s'acquitter. Car il s'agit non seulement de donner à chacun, comme il va de soi, la possibilité d'exprimer sans restriction et sans complexe toute sa pensée, mais aussi le cas échéant, à aider à "modérer" la passion avec laquelle celle-ci pourrait parfois s'exprimer.
En fait, je n'ai aucun souci ni aucune crainte quant à l'heureux déroulement de nos travaux. Ceux qui se sont réunis ce matin sont animés par une même noble ambition : rechercher les moyens et les voies qui devraient permettre à deux peuples qu'une sanglante tragédie, restée ouverte comme une plaie depuis 85 ans, a muré dans le refus et le ressentiment, de se rencontrer, de se parler, et de renouer le fil brisé de liens séculaires. Chacun de nous a donc conscience de l'importance des débats qui vont s'ouvrir ici pour l'avenir de l'indispensable dialogue entre Turcs et Arméniens que les initiateurs de ce colloque se sont donnés pour mission de promouvoir.
Mais qui en verité, à l'exception de ceux restés confits dans des conceptions basées sur le chauvinisme, le racisme et l'esprit de domination, à l'exception aussi des champions d'une politique anachronique au service des intérets inavouables, qui donc pourrait bien refuser aujourd'hui d'aider à apurer, pour le bien des peuples, de tous les peuples et de la paix, un contentieux tragique encore à vif ?
Les horreurs perpétrées à l'égard de millions d'hommes, les massacres de populations entières, ne sont malheureusement pas exceptionnels dans les annnales de l'humanité. De l'extermination des Indiens d'Amérique du Sud et Nord à celles des peuples d'Afrique et des autochtones australiens par les colonisateurs européens jusqu'aux exécutions massives de populations dont le seul crime était d'exister. Celui qui vient de s'achever n'a pas été le moins sanglant ni le moins cruel.
Du génocide programmé des Arméniens par l'Etat turc en 1915 à celui, scientifiquement organisé des Juifs et des Tsiganes par les nazis durant la Deuxième Guerre mondiale, du massacre des communistes indonésiens à ceux perpétres au Cambodge et au Rwanda dans un passé plus proche, le parcours est aussi épouvantable.
Tout cela n'appartient-il pas et pour toujours à un passé maudit? interrogeront certains. Ne nous y trompons pas. Il faut encore prendre au sérieux l'avertissement si souvent de Bertold Brecht : "Le ventre est encore fécond d'où surgit la bête immonde". Les mots de l'écrivain-militant allaient beaucoup plus loin qu'une mise en garde de circonstance contre le fascisme en Allemagne au lendemain de la destruction du Grand Reich hitlérien. Qui oserait aujourd'hui s'aventuer à affirmer que la "bête immonde" ne pourra plus jamais resurgir ici ou là demain ? Et c'est bien pourquoi il est si nécesssaire de continuer à appeler nos frères, les hommes du monde entier, à rester vigilants, à ne jamais oublier les crimes épouvantables dont ont été victimes les peuples martyrs, à garder toujours en mémoire l'insulte faite à travers eux à la conscience de l'humanité tout entière.
Ne pas oublier. Non pour perpétuer et cultiver la haine entre les peuples, mais pour tirer les leçons des tragédies vécues et prémunir les générations à venir contre toute resurgence de l'horreur et la honte, pour faire avancer dans la pratique quotidienne, la tolérance, l'amitié et la fraternité des hommes et des peuples.
L'air du temps, semble-t-il, est aujourd'hui à la "repentance". Je dois avouer que je n'aime pas ce mot qui, utilisé à toutes les sauces, couvre aussi bien le sincère désir de justice et de réparation des uns que l'hypocrisie diplomatique et la duplicité des autres. C'est pourquoi, vous permettrez que je ne l'utilise qu'entre guillemets.
"Repentance" donc et super médiatisée ! - à l'égard de la terrifiante traite des Noirs, de l'esclavage institutionnalisé pendant des siècles par l'Occident prédateur. "Repentance" aussi pour les persécutions et le mépris dont furent victimes les Juifs sous le haut patronage de l'Eglise catholique. Indignations à retardement dont certains diront avec ironie "qu'elles ne mangent pas de pain", mais qui ont cependant le mérite d'affirmer hautement la condamnation de crimes imprescriptibles commis contre l'Humanité. Pourtant ceux qui ont été (ou qui sont encore) dans les allées du pouvoir sont beaucoup plus réticents à reconnaitre clairement la culpabilité de leur propre Etat quand il est en cause dans de telles actions monstrueuses dont ils ont eu la responsabilité directe ou indrecte : massacres de centaines de millers d'êtres humains, destruction de centaines de villages avec leurs habitants sous les bombes, pratique généralisée de la torture et d'autes crimes de guerre au nom d'une prétendue pacification, lors de la guerre d'Algérie, par exemple. Les mêmes sont aussi prudents et réservés lorsqu'il s'agit de condamner les crimes commis par tel gouvernement étranger qu'ils désirent ménager dès que sont en cause des intérets éconmiques, politiques et stratégiques qui n'ont rien à voir avec ceux des peuples. Ne cherchons pas ailleurs les raisons de l'attitude hésitante, ambigüe et plus que décevante de ceux qui, à la tête de notre propre pays, n'ont pas répondu et ne répondent toujours pas à la volonté de l'écrasante majorité de nos concitoyens de voir clairement reconnu par la France et solennellement condamné par elle, le génocide des Arméniens.
Cette reconaissance ne saurait en aucun cas être retenue pour une démarche hostile à l'égard du peuple de Turquie et encore moins d'une condamnation des citoyens turcs d'aujourd'hui. Parmi eux, des femmes et des hommes admirables qui, en dépit de la plus féroce répression, de longues années de prison, de la mort menaçante sous les balles de tueurs à gages, n'ont continué à lutter pour les droits de l'homme, pour le respect des droits des Kurdes et des autres minorités de Turquie. Certains d'entre eux sont d'ailleurs présents ici parmi nous. Ils savent qu'une telle reconnaissance, en aidant à dissiper préjugés et arrière-pensées, permettrait d'ouvrir enfin le dialogue tant attendu que souhaitent les Arméniens, les Turcs et avec eux, quelles que soient leur origine et leur nationalité, tous les hommes de paix et de bonne volonté.
C'est dans cet esprit constructif que, j'en suis certain, vont se dérouler les débats d'aujourd'hui.
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