Pouvoir vivre ensemble avec les Arméniens

Oral ÇALISLAR

C'était en 1990. A ma sortie de prison en 1988, j'avais été invité à Hambourg. La Fondation pour la protection des prisonniers politiques m'avait proposé d'habiter à Hambourg avec ma famille pendant un an. Je n'ai pu obtenir mon passeport qu'à la suite de longues démarches, et finalement je suis arrivé en Allemagne.

Je travaillais dans un institut de recherche. Un jour que je bavardais avec une collègue qui était responsable des archives, celle-ci, apprenant que je venais de Turquie, m'avoua qu'elle venait elle aussi de Turquie. J'étais étonné, car je la croyais allemande.

Quand elle m'a demandé de quelle ville j'étais originaire, le dialogue se révéla alors plus intéressant. Lui apprenant que j'étais de Tarsus, elle me répondit que sa mère aussi était originaire de cette ville. Je crois que dans les années 1920, lorsque cette ville était occupée par le Français, son grand-père maternel en était le maire. Après le départ des Français, sa famille s'était enfuie à Beyrouth.

Ensuite, sa mère avait émigré en Allemagne et s'était installée à Hambourg. En ces temps-là, ma mère aussi se trouvait dans cette ville. J'ai proposé que les deux se rencontrent. Ma collègue m'a dit : " Je vais d'abord en parler à ma mère." Le lendemain, elle m'a fait savoir que sa mère avait décliné cette proposition.

Je crois avoir très bien compris pourquoi la mère de ma collègue avait refusé. Elle voulait éviter d'avoir à se souvenir des jours amers du passé, et de rencontrer de nouveau des Turcs qu'elle considérait comme la cause de sa séparation d'avec son pays, sa maison.

Cet incident m'a profondément remué et m'a projeté dans le passé. Mon grand-père était chaudronnier. Son associé se nommait Agop Göçeroglu. Il était arménien. Il était issu de l'une des familles arméniennes restées à Tarsus. Pendant les funérailles de mon grand-père, une fois tout le monde éloigné du tombeau, Agop Göçeroglu s'était agenouillé et avait prié. Le fait qu'il était d'une religion et d'une ethnie différentes, au lieu de nuire à leur amitié, l'avait au contraire renforcée. Agop Göçeroglu, après sa prière, s'est levé les larmes aux yeux. Cette image s'est gravée dans ma mémoire d'enfant, elle a profondément influencé ma mentalité.

Je sais qu'en Turquie plusieurs personnes possèdent ce genre de souvenirs. Ce sont des souvenirs qui nous laissent amers et tristes. le mois dernier, 92 personnes originaires de Büyük Ada (Prikinpo, l'une des îles des Princes), sont venus de Grèce et ont visité l'île. Nous nous sommes embrassés avec nostalgie. Mais l'histoire était passé par là et Büyük Ada avait perdu sa richesse d'antan.

Tandis que je vous parle, des images défilent devant mes yeux... Actuellement, une population chrétienne de cent mille âmes vit en Turquie. Nous savons que cette population se dénombrait en millions au début du XXe siècle. La déportation arménienne en 1915, puis l'échange de populations entre la Turquie et la Grèce en 1922, ont réduit très rapidement le nombre des minorités.

Avec la loi de l'impôt sur la richesse dans les années 1940, les événements des 6 et 7 septembre 1955 et la déportation, en une seule nuit, de tous les concitoyens de nationalité grecque en 1964 qui a suivi ces événements, la Turquie a réalisé un nettoyage ethnique très important.

Nous pouvons discuter sur les causes de ces événements. Nous pouvons dégager les raisons matérielles et sociales. En fait, le processus de nettoyage ethnique qui a commencé par la déportation arménienne, a constitué, en un sens, le processus de formation de l'Etat-Nation. Le côté turc prétend, depuis le début, que les Arméniens ont été manipulés par ceux qui voulaient démanteler la Turquie. Quant aux Arméniens, ils cherchent à démontrer au monde entier qu'il s'agit d'un génocide.

Les Grecs de l'Anatolie et d'Istanbul soutiennent que les conflits entre les deux Etats les ont forcés à abandonner leur pays, leur maison.

Beaucoup de temps s'est écoulé. Est-il vraiment important, maintenant, de savoir qui a tort et qui a raison? Finalement des millions d'hommes ont été obligés d'abandonner leur pays. L'Anatolie s'est vue privée des êtres humains et des cultures qui existaient depuis des milliers d'années sur ces terres.

Malheureusement, le nationalisme s'est révélé, au cours des derniers siècles, comme une idéologie engendrant la souffrance. Des millions d'hommes se sont entretués parce qu'ils possédaient des religions, des langues et des nationalités différentes. Ils ont souffert et ont fait souffrir. Les conflits pour le pouvoir politique, pour des intérêts matériels mesquins, l'avidité, ont été présentés sous le masque du nationalisme pour, en fait, semer la mort.

L'Anatolie est l'une des terres qui a le plus enduré de souffrances. Presque partout gisent les traces d'une histoire qui disparaît. Mais les souffrances, elles, continuent. La guerre que nous avons subi pendant quinze ans en raison de la question kurde, a causé de d'innombrables ruines. Des milliers de villages ont été effacés de la carte; un patrimoine a disparu. Des millions de personnes ont été obligés de quitter leurs villages, leurs maisons. Des milliers, parmi eux, ont trouvé la mort.

Actuellement, au nombre des communautés non musulmanes reconnues en tant que minorités en vertu du traité de Lausanne, les Arméniens représentent la minorité la plus importante, avec une population de 50 à 60 000 individus. Les Juifs les suivent, avec une population de 25 000 personnes. Quant aux Grecs, ils ne sont même pas 3 000. Hélas! la Turquie n'arrive toujours pas à baser ses relations avec les minorités sur une plate-forme démocratique conforme aux droits de l'Homme.

Les minorités ne peuvent toujours pas se défaire des ennuis liés à leur statut. Connaissez-vous la Déclaration des biens de 1936? Au nom de celle-ci, on a mis la main sur les biens des fondations des minorités, en violant les principes fondamentaux du Droit. Depuis des années, nous dénonçons cela dans nos articles. Nous exigeons qu'on mette un terme à cette spoliation qui piétine le droit de la propriété. Malheureusement, ce problème n'est toujours pas résolu.

Ceux qui sont le plus aux prises avec cette Déclaration sont les Arméniens. Hélas! la méfiance des institutions de l'Etat à l'égard des minorités est restée absolument inchangée. Bien que, ces dernières années, une mentalité plus démocratique, plus tolérante à l'égard des minorités se manifeste dans la société, l'attitude officielle demeure la même.

Parallèlement à la prise de conscience naissante dans la société, les minorités commencent à faire entendre leur voix d'une manière plus efficace que dans le passé. La tolérance à l'égard d'autrui, qui s'est manifestée d'abord parmi les intellectuels, trouve de plus en plus d'adeptes dans la société. Cependant, la dimunition de la population des minorités et leur perte de poids dans la vie sociale entraînent auprès de l'opinion l'idée que l'exclusion pratiquée par l'Etat n'a guère plus d'importance.

De ce fait, on peut considérer l'attitude à l'égard des minorités comme le critère le plus significatif de la démocratie. Les minorités religieuses, ethniques, sexuelles ont généralement été partout exclues et ont souffert de cette exclusion. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l'extermination des juifs, des communistes, des homosexuels et des tziganes par les nazis, même si elle constitue l'extrême, reflète une tendance universelle.

A mesure que les sociétés se démocratisent, les minorités, en dépit des souffrances endurées, trouvent des espaces pour respirer. En Turquie, on constate quelques progrès, très lents il est vrai. Depuis le début, les islamistes et les racistes représentent les catégories les plus intolérantes envers les minorités. Nous pouvons voir un certain changement en leur sein. Par exemple, lors de la dernière campagne pour l'élection présidentielle, le journal Akit, organe extrémiste des islamistes radicaux, qui avait attaqué M. Ismail Cem en le traitant de juif converti, a été sérieusement critiqué par le journal Yeni Safak, qui est également islamiste. Kanal 7, la chaîne de télévision pro-islamiste, présente aujourd'hui dans ses émissions les minorités sous un jour plus favorable. Nous pourrions multiplier les exemples.

Mais nous pourrions aussi multiplier les exemples négatifs. Ces derniers temps, un camp nationaliste et raciste important s'est formé sur la question kurde. Le chauvinisme a gagné tous les domaines. Et une partie des intellectuels s'est montrée à ce sujet plus nationaliste encore que les partisans du Parti du Mouvement Nationaliste ( MHP) lui-même.

Le plus important est l'orientation fondamentale de l'Etat. Même si l'on constate quelques progrès, on ne peut guère parler de changement fondamental. L'amélioration des relations avec la Grèce est certes bon signe. Celle-ci agit à son tour positivement sur les relations avec les minorités en général. Attendre qu'une telle situation, qui depuis tant d'années domine les lois et les comportements, qu'elle change d'un coup relèverait d'un optimisme naïf.

En avril dernier, je me trouvais à Diyarbakir. Au cours d'une promenade dans les ruines de l'église arménienne de Hançepek, j'ai rencontré Andon Dayi (Antranik Zor), et tous les deux nous avons compris, au fond de notre coeur, que le lien avait été coupé. Lui, qui se trouvait là, symbolisait à lui seul une histoire à jamais perdue.

Revenir en arrière est impossible. L'Anatolie a perdu une partie très importante des couleurs qui constituaient l'héritage d'une histoire millénaire. Ce que nous cherchons à faire à présent est de créer une Turquie où ceux qui resteront pourront vivre heureux.

Comme M. Kebabdjian l'a dit dans un entretien que j'ai eu avec lui : l'horloge construite par un ancêtre de sa famille et qui se trouve dans une tour de Yozgat, s'est arrêté en 1915. Le moment est venu de la remettre en marche. Le moment est venu d'agir ensemble pour tourner de nouvelles pages, sans oublier le passé. L'Anatolie, l'Asie mineure, appartient à nous tous. Elle garde quelque chose de nous tous.

"Allez, venez! Remettons en marche cette horloge, tous ensemble!"