Le dialogue entre Arméniens et Turcs : une voie nouvelle
et prometteuse Jean-Claude KEBABDJIAN Il y a vingt ans, le 16 juin
1980, un jeune Arménien, Raffi Hermonn Araxes, s'installait à Paris.
Il avait commencé le journalisme et le théâtre dans sa ville natale,
Istanbul. Il ne connaissait presque personne à Paris. Il avait laissé
derrière lui des souvenirs de sa jeunesse vécue au sein de cette
mosaïque de cultures sans pareil que sont Istanbul et la Turquie.
Il laissait aussi derrière lui une situation dont il pressentait
l'issue menant au coup d'Etat du 12 septembre 1980. La communauté
arménienne de Paris de l'époque présentait l'image d'une sorte de
repli sur soi. A la même époque, moi-même, qui suis né à Paris de
parents originaires de Yozgat, en Turquie, désireux de rompre l'isolement
dans lequel se trouvait ma communauté, j'avais proposé à l'historien
Yves Ternon qui venait d'écrire "les Arméniens, histoire d'un génocide",
de collaborer à un ouvrage dont je préparais l'édition sous le titre
de"Arménie 1900". Je nourrissais l'espoir que cet album pourrait
un jour aboutir entre les mains des nouvelles générations de Turquie
soucieuse de découvrir un volet de l'histoire de leur pays. Il a
fallu qu'il s'écoule quatorze années pour que nous puissions nous
rencontrer sur ce projet de dialogue et ce en vivant dans le même
pays, dans la même ville, au sein de la même communauté ! Alors,
imaginons un instant, dans ces conditions, tout le chemin à parcourir,
après quatre-vingt-cinq années d'hostilité, pour que des Arméniens
et des Turcs se parlent à propos de leur histoire. Il fallait être
une espèce de "Don Quichotte" pour oser poser la question dans un
journal arménien de Marseille, dès 1986 : "Faut-il dialoguer avec
les intellectuels de Turquie?" Avoir posé cette fameuse question
me valut d'être remercié. Mais la véritable audace nous est venue
de Turcs eux-mêmes. Et ce courage n'a rien de comparable. Permettez-moi,
en les saluant, de citer Mme Ayché Nour Zarakolou, fondatrice des
Editions Belgué, son époux, M. Ragip Zarakolou, défenseur des droits
de l'Homme, M. Taner Akçam, maître de recherche en sociologie, M.
Ali Ertem, président de l'Association turque des Opposants au Génocide,
à Francfort et Mme Yelda, journaliste-écrivain. Ils sont les pionniers
de cette toute première ouverture historique dont le but est d'instaurer
un dialogue qui a été pendant quatre-vingt-cinq ans un tabou inébranlable.
Les invités qui, de Turquie, ont accepté aujourd'hui de se joindre
à ce dialogue, M. Ragip Zarakolou, M. Baskin Oran, M. Oral Calislar,
M. Mete Tunçay incarnent, par leur engagement et leur participation,
l'espoir que ce dialogue qui a attendu si longtemps, puisse continuer,
s'amplifier et enfin triompher. Pendant six années d'actions diverses,
le CRDA a ouvert une sorte de premier chapitre. Chaque page a compté
: conférences en France, en Allemagne, en Arménie et, en novembre
1999, en Turquie même, à Istanbul. Certaines de ses manifestations
ont eu un retentissement perçu jusqu'aux Etats-Unis et jusqu'en
Australie. Par un communiqué adressé aux Arméniens, le CRDA a demandé
de l'aide pour les victimes du séisme de la région de Marmara. Par
un autre communiqué, le 24 avril dernier, le CRDA a déclaré publiquement
ceci : " Il ne faut plus entendre dans nos rangs le cri de "Turcs
assassins" ou "Turquie assassin"...A quoi bon pousser de tels cris,
de brûler des drapeaux...N'est-il pas plus intelligent et plus positif
de permettre aux militants courageux de continuer leur combat, et
montrer la voie à leur propre peuple, de permettre aux femmes et
aux hommes de conscience de leur pays de les rejoindre." Ces deux
appels ont eu un retentissement considérable au sein de nos deux
diasporas, de même qu'en Arménie et en Turquie, et, bien sûr, aussi
dans d'autres pays, en Allemagne et aux Etats-Unis par exemple.
Aujourd'hui, je vous propose, si vous en êtes d'accord, de commencer
un nouveau chapitre, d'écrire une nouvelle page. Cette page, en
conclusion, pourrait dire ceci : On ne peut ni oublier, ni effacer
le passé, encore moins nier ou taire la nature des faits, surtout
quand ceux-ci ont été des plus horribles. Le dialogue précisément
doit nous permettre de nous guérir de ce silence. Or, on vient d'entendre,
il y a une semaine, sur les ondes de la radio arménienne de Paris,
les mots suivants : "On ne dialogue pas sur 1,5 million de morts."
Bien sûr que non! D'ailleurs personne ne voudrait d'un tel dialogue.
Et ce propos est déplacé, regrettable. Ce colloque se veut un dialogue
sur la vie, sur l'espoir. Quel chemin prendre donc pour résoudre
le problème, briser le silence, le tabou, et reconstruire notre
mémoire ensemble si ce n'est celui du dialogue? Ou biern faudra-t-il
attendre que l'histoire nous y contraigne? A ce propos, les Arméniens
et les Turcs doivent aujourd'hui répondre clairement à la question
suivante: êtes-vous contents du résultat auquel nous sommes parvenus
aujourd'hui? Les deux côtés auront tout essayé, les moyens très
violents comme les plus pacifiques. Si l'on se considère insatisfait,
et d'ailleurs comment pourrait-il en être autrement, le moment alors
est venu pour se rendre à l'évidence que malgré tous les moyens
utilisés quelque chose ne va pas. En n'oubliant pas que le peuple
arménien n'a pas le temps d'attendre encore plusieurs décennies,
et sans perdre de vue que la situation a totalement changé et que
le temps des monologues est terminé, le CRDA déclare que la vraie
solution, celle que personne n'a osé proposer dans le passé, réside
dans le dialogue public le plus ouvert. Sinon, reconnaissons que
les uns et les autres n'auront d'autre choix que de se satisfaire
de la situation actuelle et se cantonner aux résultats d'aujourd'hui,
hélàs bien maigres. Si tel est le cas, des deux côtés, ayons la
franchise de dire que cette situation, au fond, nous arrange. Cela
nous arrangerait parce que cette situation ferait partie de notre
raison d'être, qu'elle occuperait une place cruciale dans notre
identité, qu'elle permettrait de couvrir nos faiblesses. Si tel
est le cas, nous, le CRDA, nous disons non! Non à cette logique,
parce que nous et nos amis, nous ne voulons plus que les générations
turques et arméniennes à venir grandissent dans la haine et le chauvinisme.
Nous voulons dialoguer pour la vie, et non sur la mort.. Personne
ne nous forcera à oublier, bien sûr, le génocide, mais personne
non plus nous obligera à oublier les dix siècles de coexistence,
les dix siècles de relations humaines entre Arméniens et Turcs,
et , si je puis dire, oublier l'avenir qui nous attend ensemble.
Qu'est-ce donc un dialogue? C'est tout d'abord un processus qui
est long, mais qui, pour cette raison, ne peut être que prometteur.
Animé par la bonne volonté des deux côtés, il est garanti, à terme,
de succès, malgré les difficultés rencontrées. Il obéit à la logique
des intérêts réciproques, intérêts moraux comme matériels. Il ne
saurait être un faux-semblant. Il en est justement le contraire,
parce qu'il est le fruit d'une maturation et non l'effet d'un calcul
ou d'un bouleversement soudain. S'il est long à aboutir, malgré
les pas accomplis, c'est parce qu'il implique un changement d'attitude
et de comportement en profondeur. Quand il s'agit de mettre en mouvement
non plus une avant-garde éclairée, mais toute une société et un
Etat, ne nous attendons pas à des résultats rapides. S'attendre
dès le début à des résultats dans un processus exigeant du temps
pour se réaliser, est-ce que cela ne procède pas d'une mentalité
maladive, naïve, ou morbide? Je vous le demande. De surcroît, n'est-ce
pas naïf, pour ne pas dire plus, de penser que deux pays qui se
trouvent sur le même continent, dans la même région et qui possèdent
une frontière commune, ne soient pas voués à vivre ensemble. La
mutilation donnée ou subie, même si elle ne se compare pas, nous
oppose et nous unit à la fois. L'un ne peut guérir sans la guérison
de l'autre. Une société est rarement malade seule. En tout cas,
la voie reste barrée si l'on ne commence pas par soi-même. Le but
cependant, et la garantie qu'il soit un jour atteint, est que des
deux côtés on y parvienne ensemble, à partir de points de départs
différents. Ce processus ne peut être que démocratique et solidaire,
impliquer les deux sociétés, et constituer, par osmose, une mémoire
cette fois commune et non séparée ou mutilée. La voie ainsi ouverte,
même difficilement, est riche des possibilités que libéreraient
le génie des citoyens, de ses membres les plus inventifs, et cela
dans les divers domaines de la mémoire et de l'activité humaine.
Certains vont privilégier la realpolitik, tandis que d'autres insisteront
sur la reconnaissance du passé et son nécessaire dépassement à travers
une guérison commune par une sortie radicale du silence et du refoulement.
C'est bien ce processus patient et compliqué qui est prometteur.
Et, comme nous l'avons dit, nous ne voyons pas d'autre voie, pas
d'autre méthode et, s'il faut employer de grands mots, pas d'autre
stratégie. La mémoire légitime, nécessaire, indispensable des génocides
du XXe siècle doit impérativement se transformer pour notre XXIe
siècle en action pour le dialogue, la réconciliation et la paix,
et non servir d'instrumentalisation politique à usage interne. Ce
colloque marquera le départ pour un changement fondamental dont
dépendra l'avenir des relations entre les Turcs et les Arméniens.
La charte déclarative pour le dialogue que nous allons établir en
commun est une initiative purement citoyenne qui illustre le rôle
précieux que pourra jouer à l'avenir notre Association et avec elle,
nous l'espérons, nos communautés respectives.
|