L'avenir des relations turco-arméniennes

Mete TUNCAY

J'avais eu l'occasion d'exposer mon opinion sur la Question arménienne dans un entretien au journal Agos, il y a deux ans, le 5 juin 1998 (N° 114). J' avais dit que je ne voyais aucun sens au fait qu'une instruction du ministère des Affaires étrangères de la République de Turquie ou une résolution votée par le Sénat français veuillent m'apprendre, à moi, historien, ce qui s'était passé en 1915.

Dans notre présente réunion, je propose de diriger nos regards vers le présent et vers l'avenir, et non vers le passé. Les Arméniens qui m'intéressent au premier plan sont d'abord mes concitoyens, ceux de nationalité turque, puis mes voisins, les citoyens de la République d'Arménie. Quant aux Arméniens de la Diaspora, qui vivent aux Etats-Unis, en France ou au Moyen-Orient, j'avoue qu'ils me préoccupent moins.

La Turquie est un pays multi-ethnique comme presque tout Etat-Nation. Pourtant, notre Etat ne considère comme minorités que les trois communautés non musulmanes (communautés grecque, arménienne et juive) dont il avait reconnu l'existence dans le traité de Lausanne en 1923. (Il faut ajouter néanmoins qu'en se référant aux statuts de celles-ci, la Turquie concède certains droits aux communautés comme les syriaques, les catholiques et les protestants.) Cependant, parmi la population turque il y a d'autres groupes ethniques qui, bien que musulmans, ne sont pas de langue maternelle turque. Le groupe le plus important est représenté par les Kurdes. Les Kurdes qui affirment, tout comme les Arméniens, être un peuple autochtone de l'Anatolie de l'Est, étaient considérés par les Ottomans comme faisant partie des communautés dominantes (millet-i hâkime), parce qu'ils étaient musulmans, et jouissaient d'une certaine autonomie. Eux aussi, comme les Turcs, se subdivisent en orthodoxes (sunnites) et hétérodoxes (alévites), et ont même leurs "Kurdes" à eux (les Zazas). Autrefois les Kurdes étaient nomades, tandis que les Arméniens étaient sédentaires. Lorsque le processus de modernisation a mis l'accent sur l'égalité de tous les citoyens, la standardisation et la centralisation l'ont emporté, et les Kurdes ont perdu leurs prérogatives.

Dans le dernier quart du XXe siècle, l'apparition de la tendance à la localisation à côté de la tendance à la globalisation a mis en relief la question de l'identité. Les Kurdes ont voulu que leur propre identité soit reconnue. Ils ont demandé que l'on fasse le nécessaire pour que soient reconnus leurs droits culturels : l'éducation dans la langue maternelle, le libre développement de leur littérature et de leurs arts. Par contre, les classes dominantes de la Turquie ont prétendu qu'il n'y avait aucune discrimination individuelle à l'égard du Kurde, mais que reconnaître aux Kurdes en tant que minorité ou groupe ethnique des droits collectifs entraînerait de nouvelles exigences qui pourraient conduire à la séparation d'avec la République de Turquie et à un Etat indépendant. Les intellectuels turcs qui pensent comme moi, tout en soutenant inconditionnellement la reconnaissance des droits culturels des Kurdes, admettent que le souci de l'Etat a quelque fondement aussi. Nous souhaitons pouvoir continuer à vivre ensemble, non en raison du fait que la conquête de ces territoires par les Ottomans obligerait les Kurdes à accepter la domination turque, mais parce qu'ils choisiraient de vivre avec nous en étant sûrs que toutes leurs aspirations légitimes seront satisfaites sous le même toit de la République turque.

Si le premier des problèmes auxquels la Turquie doit faire face est l'islam politique, le second est bien celui des rapports avec les Kurdes. A mon avis, ces questions n'ont pas de solutions isolées. La solution doit être globale. Si la Turquie arrive à faire sienne les critères humanistes et pacifiques de la démocratie contemporaine, elle pourra surmonter les tensions provoquées par les différences de langue, d'ethnie et de croyance. Toutes ces différences, loin d'être des causes de faiblesse et de division, seront plutôt des sources de richesse. Ces hypothèses sont très agréables à entendre, mais sont-elles réalistes? La Turquie pourrait-elle vraiment faire sienne le pluralisme pacifique et humaniste dans un délai assez court?

Malheureusement, la plupart des dirigeants politiques encouragent les instincts primaires et tribaux de la xénophobie et se livrent à une propagande qui prétend que nous sommes encerclés par des ennemis extérieurs et intérieurs. De plus, il est vrai que les héritiers d'un empire démantelé il y a seulement quatre-vingts ans, ne peuvent qu'entretenir en eux la crainte de la dislocation de la Turquie elle-même. Ceux qui vivent dans les coins les plus reculés du pays voient à la télévision le mode de vie et le niveau de vie prévalant dans les pays riches qu'ils envient. L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est avant tout une question de niveau de prospérité et de partage des fruits de la civilisation. Certains pensent que nous devons respecter les droits de l'Homme non pas parce que nos citoyens les mériteraient, mais comme un sacrifice à consentir, un prix à payer pour entrer dans la communauté européenne.

Heureusement, l'héritage de l'Histoire n'est pas complètement négatif : il a aussi des aspects positifs. Les peuples qui ont vécu ensemble pendant sept siècles sous les Ottomans, et avant pendant dix siècles au sein de l'Empire byzantin, jusqu'à ce qu'ils s'entretuent au siècle dernier à la suite de provocations chauvinistes, eurent entre eux des relations humanistes et pacifiques, apprirent beaucoup des uns des autres, et créèrent ensemble de belles oeuvre. M. Dimitri Kitsikis, professeur grec qui enseigne à l'université d'Ottawa au Canada, a publié, il y a quinze ans, un petit livre intitulé L'Empire ottoman, dans la collection Que sais-je ? Ce livre a été traduit en turc sous le titre de L'Empire turco-grec, qui convenait bien à son contenu. Quand j'ai lu ce texte, j'ai donné raison à son auteur. Seulement, il ne m'a pas paru très juste qu'il ait accordé autant d'importance aux Hellènes. En effet, la culture ottomane n'est pas que turque, elle est une synthèse. Dans tous les domaines, de l'art culinaire jusqu'à la musique, il existe autant d'apport arménien, grec et juif que turc. Ainsi, il me semble que nos traditions et nos coutumes que nous possédons en commun sont un facteur qui pourrait nous aider à atteindre les principes pacifiques et humanistes.

Aujourd'hui, les Arméniens de Turquie qui constituent la communauté minoritaire non musulmane la plus nombreuse, sont en butte à des problèmes économiques posés à leurs fondations communautaires et sous pression de la part des chauvins turcs qui les considèrent comme des "traîtres potentiels". Une ancienne ministre a traité Abdullah Öcalan, le leader de PKK, d' "engeance arménienne", pour l'injurier. Même si cette dame a présenté ses excuses par la suite, la mentalité qu'elle reflète est assez typique des nationalistes turcs. Ce qu'il est indispensable de faire contre une telle attitude est d'augmenter le place de nos concitoyens arméniens dans la vie économique, sociale et culturelle de la Turquie. Ensuite, ce sera le tour de leur entrée dans la vie politique. Déjà, dans les domaines de l'art et de l'artisanat, beaucoup d'Arméniens se sont distingués par leurs mérites et sont la gloire de tout le pays. Quant à moi, j'ai des amis arméniens avec lesquels je travaille dans les organisations civiles dont je suis membre. Dans l'université Bilgi, à la faculté des Sciences et de Littérature dont je suis le président, la présidente du département de sociologie est une Arménienne stambouliote qui a soutenu sa thèse de doctorat à Oxford. Le développement de cette collaboration encouragera l'opinion à dédaigner les provocations chauvinistes à l'encontre des Arméniens.

Je pressens deux types de problèmes entre la Turquie et l'Arménie. Le premier concerne le passé. D'après mes informations, l'Arménie demande à la Turquie qu'elle présente ses excuses pour, entre guillemets, la "Déportation arménienne" et qu'elle verse une indemnité pour cette Déportation. Le deuxième type de problème est actuel : il s'agit du problème azéri dans le conflit du Karabagh.

Revenons au premier problème. Je souhaite que les dirigeants de l'Arménie ne donnent pas de fausses espérances à leur peuple. Actuellement, ni dans un futur très proche, aucun gouvernement de la République de Turquie ne peut prendre le risque d'affronter les réactions de son opinion publique. Idéalement, on devrait tous s'excuser les uns envers les autres pour toutes les persécutions et injustices du passé. Moi-même, je pourrais attendre un geste d'excuse de la part des petits-fils des partisans arméniens qui ont tué mon grand-père à Erzerum où ils étaient entrés au début de l'année 1916, derrière l'armée russe. Mais soyons réalistes. Ne permettons pas que l'ombre de l'Histoire obscurcisse le jour d'aujourd'hui. Quand je considère les oeuvres des auteurs arméniens et turcs sur ce sujet, je me rends compte que 85 ans n'ont pas été suffisants pour juger équitablement le passé. Pour le moment, exigeons des gouvernements turc et arménien de renoncer à encourager les publications dirigées et provocatrices. Que les hommes politiques de ces deux nations ne sacrifient pas les causes à long terme de nos peuples pour leurs intérêts à court terme.

La question d'Azerbaïdjan semble très épineuse. A part le fait que les Turcs et les Azéris partagent les mêmes sentiments parce qu'ils parlent la même langue, la Turquie a besoin du pétrole caucasien et du gaz naturel du Turkménistan qu'on envisage de transférer à travers l'Azerbaïdjan. La question du Karabagh est au coeur de la proclamation de l'indépendance de l'Azerbaïdjan. En réalité, on pourrait faire avec le Karabagh ce que la Turquie a fait avec les Turcs chypriotes il y a vingt-cinq ans. Mais on ne peut faire accepter cette attitude aux Azéris nationalistes qui, malgré les défaites subies, refusent toujours de renoncer à leurs revendications sur le Karabagh. Depuis des années, l'Azerbaïdjan s'occupe des réfugiés qu'il appelle "kaçginlar" (les évadés). Pourtant, je crois que ce qu'il faut faire est que l'Azerbaïdjan accepte l'annexion du Karabagh à la République d'Arménie, annexion existant d'ailleurs de facto, et qu'en revanche il annexe le Nakhitchevan auquel il serait lié à travers par un corridor que l'Arménie lui consentirait. Pour cela, il faudrait oser faire un échange de population. Ce projet peut se réaliser grâce aux aides financières de la Turquie, des Etats-Unis et de l'Union européenne sans toucher à la dignité des deux côtés. La République de Turquie peut chercher à faire accepter ce projet aux Azéris, si l'Arménie y consent. Avec ce plan de paix, et en surmontant l'opposition de l'Azerbaïdjan, il deviendrait possible d'établir des bonnes relations de voisinage entre la Turquie et l'Arménie, en commençant par les relations économiques. Je ne pense pas que la solution que je propose soit facile à réaliser. Que ce soit en Turquie ou en Arménie, seuls des hommes politiques de grande valeur peuvent réussir une tâche aussi difficile. Mais il n'y a pas d'autres moyens de mettre un terme aux souffrances que l'on endure en ce moment.

D'après ce que je sais, la République d'Arménie est dans de grandes difficultés économiques depuis le début. Les nécessités militaires en raison du conflit avec l'Azerbaïdjan, l'ont obligée à se rapprocher de la Russie ou l'empêchent de s'en détacher. En outre, la puissante Diaspora arménienne des Etats-Unis, animée sans doute de bonne volonté, se mêle de la vie politique de l'Arménie. L'établissement de relations de bon voisinage et d'amitié entre la Turquie et la République d'Arménie sera très utile à l'Arménie pour surmonter ses difficultés présentes. Les hommes d'affaires turcs et arméniens, au lieu de passer par l'intermédiaire de l'Iran et de l'Azerbaïdjan, pourraient établir des relations commerciales directes et même réaliser des investissements communs.

C'est là le meilleur moyen de panser les blessures du passé. Il se peut qu'un jour des historiens honnêtes turcs et arméniens pourront regarder objectivement le passé, et tirer des enseignements des souffrances endurées, et non pas des raisons de vengeance. Nourrissant cet espoir, je souhaite le bonheur à tous les Arméniens de l'Ouest et de l'Est.