"Dans le vilayet de Van, également frontalier, densément peuplé d'arméniens et marqué par le tribalisme kurde, la nomination de Cevdet bey, le propre beau-frère du ministre de la Guerre, Enver, en février 1915, a marqué le début des tensions. On n'y relève aucun cas d'opposition à la politique de l'Etat-parti jeune-turc chez les fonctionnaires. Seuls les 45 villages du kaza de Moks et ses 4 459 arméniens échappent au massacre grâce à la protection d'un chef kurde, Murtula beg, qui a refusé d'appliquer les ordres du vali Cevdet et a pu résister jusqu'à l'arrivée de l'armée russe dans la région.
Le vilayet de Diyarbekir donne une image plus contrastée de l'action des fonctionnaires ottomans, concernant le programme d'éradication des arméniens. On notera tout d'abord que le Dr Mehmed Rechid, un des pères fondateurs du CUP historique, diplômé de l'Académie militaire de médcine d'Istanbul, a été nommé vali de Diyarbekir, le 25 mars 1915, cest-à-dire au moment même où le Comité cenbtral jeune-turc a décidé de mettre en oeuvre son plan d'extermination. En quelques semaines, ce proche du ministre de l'Intérieur y a exécuté à la lettre les ordres du comité. Mais il a dû pour cela surmonter les réticences de plusieurs préfets et sous-préfets de sa province. Le préfet de Mardin, Hilmi bey, qui a refusé d'exécuter ces ordres, a été démis le 25 mai - il était en poste depuis le 30 novembre 1914 - et remplacé par Chefik bey, lui-même démis un mois plus tard pour les mêmes raisons. Ce préfet s'en sort à bon compte, il n'en est pas de même pour certains sous-préfets. Celui de Derik, Rachid bey (en poste du 12 octobre 1913 au 2 mai 1915) est non seulement démis, pour avoir exigé un ordre écrit du comité mais exécuté par la garde personnelle, formée de circassiens, du Dr Rechid, sur la route de Diyarbekir. Hüseyin Nesimî bey, le sous-préfet de Lice, et Nadji bey, sous-préfet de Bechiri, originaire de Bagdad, sont également assassinés sur l'ordre du vali de Diyarbekir pour avoir refusé d'organiser la liquidation des arméniens dans leur canton. Quelques années plus tard, lorsque le Dr Rechid est interpellé et doit répondre aux questions des magistrats d'une commission d'enquête instaurée après l'armistice, il nie avoir fait exécuter ses deux collègues, jusqu'à ce que le fils de Hüseyin Nesimî, Abidin, rapporte comment son père a été convoqué à Diyarbekir et assassiné en cours de route par un cadre de l'Organisation spéciale, dont le vali était le chef local.
La résistance aux ordres de certains hauts fonctionnaires de la région ne s'est pas arrêtée là. Outre les trois sous-préfets exécutés, d'autres ont été démis : Mehmed Hamid bey remplacé par Ferik bey, le 1er juillet 1915, à la tête du kaza de Cermik ; Mehmed Ali bey, kaïmakam de Savur, en poste du 2 mai au 1er octobre 1915 ; Ibrahim Hakki bey, officiant à Silvan, "démissionné" le 31 août 1915. Autrement dit, près de la moitié des sous-préfets du vilayet de Diyarbekir ont été éliminés pour avoir refusé d'appliquer les ordres, mais cela n'a pas suffi à sauver les arméniens et des habitants de langue syriaque de cette région - ces derniers, très nombreux dans ce vilayet, y ont subi un sort similaire à leurs voisins arméniens."
Dans le vilayet de Mamuret ul-Aziz, à Harpout, le vali, Sabit Cemal Sagiroglu, nommé au début de septembre 1914, est certes plus fruste que ses collègues des vilayets voisins, mais très au fait des moeurs de la popualtion locale et réputé perspicace. Dans sa région, il organise la déportation de la population arménienne, mais, au dire du consul américain, Leslie Davis, sans faire preuve d'un zèle particulier : "Il m'expliquait toujours, écrit-il, qu'il était obligé d'exécuter les ordres (et) il est fort possible que son souhait personnel n'ait pas été de faire souffrir les gens et qu'il n'ait été qu'un exécutant contre son gré. [...] En tout cas, j'ai le sentiment qu'il était plus humain que bien d'autres." Dans son vilayet, la zone montagneuse du Nord, le Dersim, était encore sous le contrôle de Kizilbachs (ou Zazas) et a de ce fait été, au cours des événements de 1915, un refuge pour 10 000 à 15 000 arméniens de la plaine de Harpout et des zones ouest du sandjak d'Erzincan. Les témoignages du pasteur Henry Riggs et de Nazareth Piranian y attestent de sauvetages monnayés au prix fort : les premiers fuyards règlent jusqu'à 100 livres turques pour leur apssage ; plus tard, les exigences des beg kurdes sont revues à la baisse, jusqu'à 10 livres turques. On observe néanmoins le cas de personnes dépourvues de moyens qui y sont accueillies."
Raymond Kévorkian, "l'opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens", in La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage ; dir. Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger. |