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Une analyse de textes de la littérature turque moderne par Hélène Piralian Génocide et transmission : sortir du meurtre. |
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Génocide et transmission : sortir du meurtre. [page/51>>] * Mon propos portera sur les effets du déni du génocide des Arméniens par les Turcs, sur les héritiers turcs de ce génocide, c'est-à-dire non sur les héritiers des victimes mais sur ceux des bourreaux.En effet, si les bourreaux détruisent au-delà de leurs victimes les héritiers de celles-ci, ils détruisent en même temps, en les plaçant dans une même impossibilité de symboliser la mort, leurs propres héritiers. Dès lors, héritiers des uns et héritiers des autres se trouvent également pris dans une même scène de meurtre qui les lie ensemble en un rapport duel meurtrier, produit de cette impossible symbolisation. Une scène de meurtre qui, comme pulsion de mort non liée et rendue à la sauvagerie, enferme les héritiers des uns et des autres dans un meurtre persécuteur, les séparant et les isolant ainsi de tous ceux qui vivent dans des espaces collectifs soumis à l'ordre symbolique. Dans son livre, L'héritage infernal. Des filles et des fils de nazis racontent, Dan Bar-on, psychologue israélien, rapporte qu'avant de partir pour son premier voyage de recherche et ayant parlé de son [page/52>>] projet à une de ses étudiantes, celle-ci le charge de demander aux enfants de bourreaux « s'ils désiraient tuer dans leurs rêves comme elle désirait mourir dans les siens ». A son retour, il lui dira ne pas avoir trouvé de réponse mais qu'à son avis « eux aussi souhaitaient mourir ».(*3) Dans ce contexte l'héritage serait-il pour les héritiers des uns comme des autres, sinon toujours d'un désir de mort, du moins celui d'un nécessaire sacrifice de vie comme seule alternative au meurtre; les modalités de ce sacrifice ne différant que de la place occupée par rapport à ce déni ? En effet, si pour les Arméniens les corps assassinés ne peuvent, faute de pouvoir être enterrés, qu'être gardés à l'intérieur des corps des survivants, que deviennent pour les Turcs, sachant qu'ils sont, eux, les porteurs de ce déni, ces mêmes corps assassinés ? Et cela aurait-il à voir avec ce sentiment dont parle N. Gürsel dans son livre, Un long été à Istanbul, celui « d'une présence physique de la mort (qui) surgit pour le harceler non de son imagination, mais des choses elles-mêmes » ?(*4) Et signe de la destruction de la possibilité même de symboliser la mort ? Ne serait-ce pas, enfin, ce déni non seulement maintenu mais entretenu qui, formant en chaque Turc comme un point de sidération, serait à l'origine de ce qui tenaille une partie de la littérature turque ? Telles seront nos questions. A lire les écrits des deuxième et troisième générations d'écrivains turcs après le génocide, on est frappé par l'omniprésence d'une scène traumatique qui semble naviguer sans limite et indifféremment du réel à l'hallucinatoire, des cauchemars aux prisons. Celle d'un meurtre qui envahit non seulement tout l'espace terrestre et tout l'espace psychique des personnes mais aussi, pensons-nous, tout l'espace politique, puisque des régimes répressifs n'ont cessé de se succéder en Turquie, comme si le meurtre se trouvait contraint de se maintenir toujours sur scène pour masquer celui qui a déjà eu lieu mais dont le déni continue. [page/53>>] « Borgne ou louche, écrit l'historien turc, T. Celal, systématique ou tâtonnant, le regard turc malmène l'exigence éthique, offense la mémoire arménienne et abrutit la conscience turque elle-même en interdisant toute réflexion sur son propre passé, surtout le plus récent. Aussi, poursuit-il, n'est-ce pas un hasard si un pays aussi marqué par un état d'esprit chauvin souffre depuis des lustres d'une crise d'identité. En exterminant les Arméniens nous avons nous-mêmes détruit l'Empire ottoman ».(*5) En ce cas, peut-on dire que ce déni, comme refus de la réalité du meurtre, produit alors, en un retournement, une omniprésence nécessaire de celui-ci, creusant ainsi, au cœur de chaque Turc, un vide identitaire, un trou plein d'effroi ? C'est, semble t-il, ce trou produit du déni qu'évoque en un dialogue imaginaire et chargé d'un humour féroce entre un premier ministre turc et son psychiatre arménien, E. Hilsenrath dans l'introduction de son livre Le conte de la pensée dernière : « Enfin j'ai eu au bout du fil le premier ministre turc, dit le psychiatre arménien. Sa voix au téléphone était menaçante. Car il m'a demandé : Qui ose me téléphoner ? Et moi, tranquillement assis à l'autre bout du fil, j'ai dit : Moi j'ose ! — Mais qui êtes-vous ? — Je suis votre psychiatre arménien. — Et que me voulez-vous ? — Rien du tout. — Cela signifie que c'est moi qui vous veux quelque chose ? — Exact. — Dans ce cas je viendrai demain à votre cabinet. — Bien, je vous attendrai. Je lui avais donné mon adresse. Et il vint. A l'heure convenue. — Je fais des cauchemars, dit-il. — Tous les Turcs font des cauchemars, dis-je. — Et pourquoi ? — A cause des Arméniens. — A cause des Arméniens ? — Oui. — Qu'est-ce qu'ils ont, les Arméniens ? — Ils ont été massacrés par les Turcs. — Je n'ai rien à voir là-dedans, ni aucun Turc aujourd'hui. [page/54>>] — Je n'ai jamais prétendu cela. … — Mais il n'y a rien d'écrit là-dessus dans nos livres d'histoire, dit le premier ministre turc. — Je le sais bien, dis-je. — Une lacune, en somme ? — Une lacune de l'histoire ? Une lacune. Et c'est pour cette raison que j'ai tellement peur, dit le premier ministre turc. Je ne rêve que de lacunes et de trous. — Asseyez-vous, dis-je. — Mais où ? — Quelque part dans mon cabinet. — Mais ce n'est pas vraiment un cabinet. On dirait plutôt un livre d'histoire turque. — Aucune importance. — Dois-je vraiment m'asseoir? — Oui. — Ou me coucher. — Comme vous voudrez. Vous pouvez aussi vous asseoir sur ce tabouret. — Mais je ne vois pas de tabouret. — Alors asseyez-vous sur le divan. Ou bien couchez-vous. — Mais je ne vois pas de divan. — Alors asseyez-vous sur le sol. Le premier ministre turc opina du chef. Il dit seulement : Mais je ne vois pas de sol. Et il se mit à crier ».(*6) Ainsi comme le dit E. Hilsenrath, c'est bien cette lacune, ce trou, issu du déni d'événements constituants du sens de l'histoire collective comme du vécu interne de cette histoire, qui rend inélaborable toute structure fondatrice d'identité pour le sujet et, en ce lieu psychique, que se produit pour lui littéralement comme une perte de fond. D'où ce cri du premier ministre accompagnant son propre effondrement. Mais c'est aussi, à l'en croire, de la chute dans cette lacune que naissent les cauchemars. Deviendraient-ils alors les seuls espaces de souvenir, les seuls lieux de traces restant et, en ce cas, ce que chaque Turc aurait de plus précieux au monde comme ce qui seul le relierait encore à lui-même, c'est-à-dire à ce qui le constitue ? C'est ainsi que les cauchemars qui hantent l'instituteur, le héros d'Une saison à Hakkâri, cauchemars qu'il nomme des rêves-chutes [page/55>>] en mettant en scène à la fois ce qui doit être dénié et son déni, en sont des illustrations saisissantes. Voici un de ces rêve-chutes : « Cette fois-ci, cela se déroule ainsi dit l'instit : je suis dans une pièce où il y a aussi un bourreau et une victime ». Mais il ne sait qui des deux est le bourreau ni qui des deux la victime, de même qu'ils lui sont, à ce moment-là, tous deux inconnus. « Le bourreau passe la corde autour du cou de la victime. L'instit dit alors : C'est comme si on m'étranglait moi ».(*7) Il se précipite alors hors de la pièce, se trouve face aux villageois de Hak et comprend enfin que cette scène se passe à Hak, le village où il habite, et que c'est à l'intérieur de sa propre maison que cette scène de meurtre a lieu. Effrayé, iI demande alors aux villageois massés devant sa maison : « Qu'est-ce qui se passe ici ? Qui tue qui ? Qu'elle honte, pourquoi me mêlez-vous à ces affaires ? Le chef du village Mouhtar Agha lui dit alors: Toi tu es témoin ». A ce moment-là, il décide de partir, rentre dans la pièce pour prendre ses affaires tout en criant : « Vous tuez un type et, sous prétexte de témoignage, vous me rendez complice du meurtre. Je ne suis ni témoin ni autre chose et je ne vais pas rester un jour de plus ici. Je pars et je raconterai partout ce qui se passe ici ».(*7) C'est là qu'il s'aperçoit que le bourreau n'est autre que le chef du village et la victime un habitant de ce village, Halit, celui-là même sur lequel plane dans la réalité un soupçon de meurtre, il pousse alors un cri et se réveille. « J'ai regardé, dit-il à ce moment-là, au tour de moi dans la pièce. C'était comme si je cherchais par terre le mort entrevu en rêve ». Et il poursuit : « Depuis quelque temps, dans mes rêves, je suis toujours ainsi dans une chambre close. Je suis ou victime ou bourreau ? Ou, comme cette fois-ci témoin. Que signifient ces rêves ? A quelle réalité correspondent-ils ? Ou bien à quelle sorte de réalité, laquelle de mes réalités correspond à ces rêves ? ».(*8) Ainsi face au déni, tous les repères se perdent; reste un cauchemar réduit lui-même à une scène dans laquelle il est tour à tour [page/56 >>] la victime, le témoin et le bourreau. Le non-savoir, l'interdit de savoir de quel meurtre, de quelle scène de meurtre il s'agit, place le narrateur dans l'impossibilité de sortir de cette scène, dont il devient alors le porteur et, en cela, une sorte de témoin ; mais un témoin qui ne saurait dire que : II y a un meurtre caché, meurtre dont il ne saurait même pas dire s'il a, a eu ou aura lieu. En réalité, la persistance du déni fait que ce meurtre qui a eu lieu continue d'avoir lieu imaginairement et ne peut, dans cette ouverture béante que laisse sa non symbolisation, que poser son retour dans le réel comme inévitable, entraînant en ce point extrême le narrateur à se poser des questions comme celle-ci : « Comment pouvons-nous vivre sans tuer ? » A quoi il ajoute immédiatement : « Cette phrase que j'ai écrite dans un coin de mon cahier est-elle de Halit ou de moi ou de quelqu'un d'autre ? » avant de conclure : « Nous sommes tous des assassins ». En effet, dans ces conditions, comment se différencier de l'autre, cet autre qui, comme lui, est aussi tour à tour victime et bourreau, puis qu'il n'existe pas d'ailleurs possible à cette scène de meurtre ? Ce serait donc précisément en ce lieu que le déni enfermerait ensemble les héritiers des bourreaux et des victimes, faisant d'eux de véritables doubles chargés d'une inquiétante étrangeté l'un par rapport à l'autre parce qu'habités de la même scène. Avec cette différence, toutefois, que si le meurtre est connu des victimes et de leurs héritiers, les héritiers des bourreaux, eux, se trouvent comme porteurs de ce déni, face à un meurtre sans réponse, un meurtre inconnu. Le crime a déjà eu lieu, un crime que l'on n'a pas commis mais par rapport auquel on ne peut prouver son innocence puisque le crime est censé ne pas avoir eu lieu. On tente donc de le représenter, c'est-à-dire de le présentifier pour pouvoir le penser mais le déni fait barrage et c'est comme si on assistait, sans cesse, à l'échec de ces tentatives, arrêté par l'opacité produite par l'impossibilité pour cette scène de prendre sens dans l'histoire du sujet. C'est pourquoi ces scènes ne peuvent que se passer en un « lieu sans loi mais aussi sans mémoire », métaphore de cet espace psychique que produit le déni et pourquoi F. Edgü ne peut commencer son livre que par la description de cette ville. Ville qui n'est cependant pas n'importe laquelle puisque c'est la ville de Hak et que Hak en turc signifie droit. Dès lors nous pouvons nous demander [page/57>>] s'il ne la choisit pas précisément, parce que le droit y est étranger, faisant ainsi du nom de cette ville un signifiant du déni ? Voici cette description : « Ma ville de Hak, tes yeux éprouvés ta peau de lépreux … Hak, tu es une ville aussi étrange que ton nom Ceux qui vivent en toi ne sont ni dieux ni hommes ils semblent passer sans laisser de traces... Mettons que les dieux ne soient jamais venus dans tes quartiers mais les hommes ceux qui, durant des siècles, ont habité en toi, ceux qui ont fui, ceux qui ont eu peur, ceux qui, ayant trouvé un abri dans tes rochers abrupts, ont opté pour toi malgré l'infertilité, malgré ton climat dur, ceux pour qui tu fus un refuge, ceux qui se sont installés sur ton sol, pourquoi n'ont-ils laissé aucune trace ces peuples qui fuyaient, qui fuyaient sans cesse, les poursuivis et les poursuivants ? Et il ajoute : Si Dostoïevski avait été exilé chez toi il aurait écrit ses Notes d'au-dessus de la terre ou encore Crime et Crime ».(*9) Le déni laisse donc, plonge donc les sujets en un lieu que ne régit, ne structure aucune loi, un lieu où poursuivants et poursuivis, victimes et bourreaux se confondent dans la perte à la fois de l'origine et du sens. Un lieu, enfin, où le crime ne peut plus, ses traces ayant été effacées par le déni même qui touche son existence et faute d'avoir été reconnu et châtié, que se répéter sans fin de crime en crime en toute ignorance de cause comme en toute impunité. Ce crime devient alors un crime atemporel qui envahit tout l'espace psychique des sujets, des sujets dont on pourrait dire à ce moment-là qu'ils sont, plutôt que dépersonnalisés, non subjectives, non individués parce qu'entièrement habités par cette scène de meurtre qui occupe et dévore leur intériorité toute entière. Ce lieu absolu du meurtre, nous le retrouvons chez N. Gürsel dans Un long été à Istanbul, mais cette fois il s'agit du pays tout entier, [page/58>>] autrement dit de la terre turque, qui ne serait plus qu'une terre hallucinée, un charnier couvert de morts-vivants, un grand corps à l'agonie toujours en train de n'en pas finir de mourir d'où le sang ne cesserait de suinter sans jamais coaguler. C'est ainsi qu'Un long été à Istanbul s'ouvre sur ces deux phrases que prononce Médine, l'ami du narrateur : « Médine avait dit un jour : « On dirait que c'est l'hiver, la neige va recouvrir les taches de sang ». Nous étions assis, poursuit-il, sur le balcon d'Aïché dominant la place Taksim. Il faisait beau, mais le soleil était encore pâle. Le printemps commençait à peine. Personne n'avait attaché d'importance aux paroles de Médine. Dans ce genre de réunion, citer un vers de mémoire, en improviser un, énoncer une idée à voix haute, était courant au point d'en devenir insipide pour la plupart d'entre nous. J'étais debout à l'une des extrémités du balcon. Médine s'était approché de moi, et avait dit après avoir contemplé la place : « II n'y a plus personne ! Sous la neige seuls pousseront les cheveux et les ongles des morts ».(*10) C'est ainsi qu'en ces deux phrases Médine définit la terre maternelle comme le lieu exclusif des morts, de cette sorte de morts qui, n'en finissant pas de ne pas mourir, empêchent les vivants de naître. Reprenant cela à un autre moment, il dira : « Tout joyeux tu sors du lit et regardes la rue par la fenêtre. Dehors, une succession de corps nus jusqu'au cœur de la ville enlisée dans le sable. Le soleil frappe leurs visages. Au coin de leurs lèvres brille une goutte de sang, vestige de la nuit. Ils ont les yeux ouverts, le front livide. Leurs mains, leurs regards sont jeunes comme s'ils n'étaient jamais morts... Nos morts sont plus résistants que le roc, songes-tu, leurs corps ne se défont pas, même en plein désert. Et il me faut être aussi robuste qu'eux. Mais quand tu te penches sur l'eau pour te laver le visage, tu me vois dans la glace. Visage blême, aussi mince qu'une feuille de papier. Encore un peu et il va tomber : mes yeux se briseront en heurtant le sol, mes cheveux se disperseront dans le vent » (*11) On voit que sur cette terre si les morts ont l'air de vivants, les vivants eux ont l'air de morts. Les morts non enterrés empêchent les vivants de se former, de s'unifier. Les sujets se perdant, se morcelant, se diluant dans ce meurtre dénié dont témoignent ces cadavres, des cadavres qui restent à ciel ouvert, omniprésents, imputrescibles [page/59>>] et éternels. Ainsi se produit comme un flottement entre les morts et les vivants au point que les uns et les autres deviennent également des morts-vivants. Un autre de ses amis, Sélim, a disparu. Voici comment il comprend cette disparition et ce qu'il en dit : « II se peut qu'il soit mort » et il ajoute « tous sont morts. En juin ou en janvier, sur terre ou sur mer, au loin ou tout près, tous sont morts. L'un dans une cour écartée, l'autre sur la pente la plus verte d'une montagne lointaine. N'étaient-ce pas des jours où la mort rôdait comme une mine à la dérive ? Elle aura heurté Sélim aussi. Comment expliquer autrement sa disparition soudaine ? Et si la mine n'a pas heurté Sélim, il sera allé à sa rencontre... Vivant, ne perpétuait-il pas un manque, une demi-mort ? Du reste il y avait un post-scriptum dans sa dernière lettre : « même la mort veut vivre désormais ».(*12) Et puis de Médine à Sélim reviennent ces taches de sang dans la ville, dans Istanbul en été. « Les maisons, les chambres étaient loin, il y avait des taches à la surface de la mer. Qui verra ces taches de sang ? me suis-je demandé. Sélim qui pressentait tout, qui vivait la douleur dans son corps, n'est plus là. Dorénavant, qui verra cette mort permanente, ces taches de sang qui bougent dans la fraîcheur trompeuse du bleu? ».(*13) Les cadavres remontent donc de la terre, mais qui dira : « Le roi est nu », qui dira de qui sont ces cadavres, si ceux qui perçoivent comme Médine, comme Sélim, sont des demi-morts et meurent ou disparaissent eux-mêmes on ne sait où ? Disparaissent comme s'ils n'avaient jamais été, se confondant ainsi avec ceux qu'ils présentifient en ces lieux où disparaître serait la seule manière de ne pas devenir meurtrier ? C'est pourquoi l'auteur s'acharne à chercher Sélim, bien qu'il sache que Sélim ne pouvait qu'être mort du savoir même de ces choses-là, ces choses qu'il ne pouvait dire autrement qu'en les incarnant en une disparition. [page/60>>] Mais il s'acharne cependant, car l'enjeu lui est vital, il sait que s'il retrouvait Sélim, si de ce savoir non seulement Sélim pouvait ne pas être mort mais pouvait parler, alors il pourrait, lui : « exposer à travers la personnalité de Sélim, non la douleur, mais la résistance de toute une génération. La douleur aurait cédé le pas à l'espoir, la mort se serait anéantie, même si elle était jeune et dérivait comme une mine ».(*14) et ce serait toute cette logique du désespoir que clôture le déni, qui s'en trouverait brisée. Cette mort permanente dont il parle comme d'une mort « jeune et dérivant comme une mine » figure-t-elle celle de ces morts non reconnus et dont le déni jusqu'aujourd'hui suspend l'enterrement; celle de ces Arméniens dont les cadavres jonchaient les chemins de déportation qui sillonnaient le pays ? Est-ce cela qui a rendu le pays tout entier semblable à un vaste champ de mine ? Et est-ce encore cela qui, agissant à l'intérieur de chaque Turc le pousse à se poser ces questions, déliées de tout indice de sens : qui a tué ? Qui est tué ? Mais surtout : ai-je tué ? Et qu'à cette question son identité même se suspende ? Meurtre qui, faute d'avoir été reconnu, d'être reconnu comme ayant déjà eu lieu dans l'histoire collective, viendrait hanter chaque vivant comme un meurtre ignoré auquel il aurait participé ou aura à participer mais auquel il ne pourrait échapper ? Est-ce à dire que chaque Turc se trouve confronté à un meurtre dont il ignore le sens mais dans lequel il est obligatoirement impliqué ? C'est la description de cette emprise du meurtre et la recherche de ce meurtre, la traque de celui-ci, pourrait-on dire, qui fait l'objet du roman de Cetin Altan Etroite surveillance, et dont il nous fait une description quasi clinique. Son héros est arrêté sans qu'il sache pourquoi. Voici comment il décrit son arrestation : « C'est un type jeune et trapu, aux fesses rebondies, qui m'a amené ici et m'y a bouclé dit X... , le héros d'Etroite surveillance. Avec des gardes bardés de baïonnettes, de mousquetons et de pistolets-mitrailleurs. — On vous fera sortir d'ici quand vous serez décidé à avouer, lui dit-on — Avouer quoi ? — Que vous l'avez assassiné. — Assassiné qui ? — Lui... [page/61>>] Là-dessus, il est sorti, l'enfant de salaud, en laissant devant la porte ses hommes armés ».(*15) Ainsi le héros de C. Altan est-il accusé d'un crime qu'il ignore. Il s'interroge : « Qu'exigeaient-ils de moi en m'amenant ici ? Que j'avoue l'avoir assassiné. Mais assassiné qui ? » C'est alors que seul en écho à cela lui parvint un air « chanté quelque part au loin, dans les profondeurs d'une campagne. Je ne distinguais pas les paroles. Machinalement je mis des mots sur l'air : Au son de mon pipeau sur le mont Ararat. J'étais sûr que ce n'était pas cela du tout. Mais je mâchais et remâchais ce vers idiot. « Au son de mon pipeau sur le mont Ararat. Au son de mon pipeau sur le mont Ararat » et il ajoute « Je commençais à me demander sérieusement si je ne devenais pas fou ».(*16) Cet écho il ne peut donc le lier qu'à la folie, c'est-à-dire à un hors sens, tant le déni et ce qu'il dénie est impensable et tant penser un lien entre les Arméniens et ce meurtre dont il est accusé lui est impossible. Dès lors, à partir de cet impossible à penser vont pour lui alterner en prison des moments où il va chercher : quand a-t-il bien pu tuer et qui, et des moments où il va se révolter et soutenir qu'il n'a tué personne. Quant à ses geôliers, ils attendent qu'il avoue. Ainsi la mort non métabolisée envahit tout le champ collectif sous la forme d'un meurtre errant. Toute mort comme toute naissance ne pouvant provenir que d'un meurtre, l'ordre généalogique devient essentiellement meurtrier. C'est ce que dit le héros lorsque reconnu innocent, lui, à son tour, ne peut que se reconnaître coupable. Il sait que sa vie est intimement liée à un meurtre, ce qu'il va exprimer en cette métaphore par laquelle le livre se termine : [page/62>>] « L'homme au visage sournois tira quelque chose de sa poche. Un petit cocon tout blanc, aux reflets jaunâtres. *** Ils avaient découvert mon secret. J'avais tué la chenille dans son cocon. Mais je n'y pouvais rien. Comment ourdir l'étoffé sans tuer le ver à soie ? ».(*17) Ainsi un crime le constitue, une dette n'a pas été payée, dette impayée qui ne peut que se reprendre inchangée de corps en corps, de génération en génération sans pouvoir être honorée. C'est aussi pourquoi lorsqu'il est reconnu innocent, il disparaît pour les autres. Il n'y a plus de place pour lui dans ce pays où le déni fait de tout habitant un coupable. « Ils ne vous sortiront pas de prison, me dit le garde dans un souffle — Et ce papier alors ? — Il y était indiqué qu'on vous remettait en liberté, et vous l'avez signé. D'après le dossier vous n'êtes plus ici. — Vous le comprenez parfaitement : on ne vous fera plus sortir d'ici. — Quoi ! Comment ça ? De quel droit ? Je criais ».(*18) Il crie comme Le héros d'Une saison à Hakkari lorsqu'il se réveille de son rêve-chute. En effet que peut-il faire d'autre que crier face à ce qu'on pourrait appeler l'impossible innocence née du déni d'un meurtre, ce meurtre qui devient alors, pour le sujet, originaire et sur lequel il n'a aucune prise ? C'est pourquoi, il finit par se reconnaître coupable. Ainsi tout rentre dans l'ordre ou plutôt tout reste dans le désordre transgressif. Cependant, ne serait-ce pas faute de pouvoir s'interroger sur tout cela plus avant ? Et, en ce cas, cela même dont témoignerait Oghouz, le narrateur d'Un long été à Istanbul, lorsqu'il dit de Nilgune, une de ses amies, militante communiste, emprisonnée et torturée, que ce ne sont pas les tortures seules, mais ce qu'elles portent et cachent d'une autre violence, celle-là ignorée, qui l'a rendue folle ? [page/63>>] « Bien sûr, raconte-t-il, les jours qu'elle a passés au siège de la Contre-Guérilla lui ont usé les nerfs. De plus, elle a enduré toutes les tortures en sachant ce qu'elle faisait. Mais contrairement à ce que tu penses, ce n'est pas parce qu'elle croyait autant que nous. Il y a aussi d'autres choses derrière le visible et le vécu. Nous n'avons pas pu établir de lien direct entre la doctrine qui est la nôtre et ces « autres choses ». Les questions que nous nous sommes posées nous ont laissés face à face avec des contradictions qu'il aurait fallu résoudre d'urgence ».(*19) C'est ainsi qu'à ne pas s'être attaché à ces contradictions, à ne pas avoir traqué ces « autres choses », ne puisse s'offrir que la folie tant il est vrai que sortir du meurtre nécessite la levée du déni qui porte sur ce meurtre et que se trouver pris dans une de ses répétitions, en ignorance de cause, produit un effacement du sens de la vie qui ne peut que rendre fou. Est-ce pour cela, mais aussi dans son évitement, rejoignant en cela le héros d'Etroite surveillance, qu'Oghouz ne peut concevoir d'aborder ces « autres choses » qu'en passant, repassant par le sang ? « Pour ma part j'ai décidé, avant tout, de comprendre le monde où nous vivons, dit-il. Rassure toi : « C'est couvert de sang qu'on atteindra le lieu à atteindre ». Mais il me semble qu'arracher l'espoir aux entrailles de l'ombre ne sera pas chose aisée ».(*20) Et est-ce encore pour cela qu'il ne peut imaginer la disparition de Sélim autrement qu'en un retour, « recroquevillé au fond du puits du jardin de son enfance comme un énorme fœtus, les genoux repliés sur le ventre, la tête entre les mains ». Attendant « de renaître, de tomber dans un monde d'espoir et non plus de douleur » ?(*21) En effet, il ne sait comment il aurait pu l'empêcher de disparaître dans ce puits, de ne pouvoir que disparaître dans ce puits en une disparition sacrificielle puisqu'elle seule aurait pouvoir, en lui permet tant de revenir (ou d'aller ?) dans un avant de sa naissance, un avant du meurtre, un avant du temps où le déni a interrompu la transmission symbolique des générations, de le faire renaître ensuite dans un monde d'espoir et non dans ce monde de douleur sans fond, [page/64>>] de douleur de non-existence dans lequel le plonge le présent de l'histoire turque. Mais ce qui à ce moment-là se trouve occulté est que celui qui se sacrifie ne peut être celui qui renaît. En ce cas, penser la renaissance sous cette forme serait-elle l'ultime possibilité de penser transmission et généalogie, la différenciation entre les sujets comme entre les générations aussi bien que leur séparation ne se soutenant plus d'aucune mise en place symbolique ? La levée du déni du génocide ne serait donc pas vitale seulement pour les Arméniens, mais le serait tout autant pour les Turcs eux-mêmes, puisqu'on son évitement seul leur reste, contre le processus meurtrier qu'il produit, l'imaginaire du sacrifice de leur vie comme processus de restauration. On voit bien là comment la différence de sens à quoi renvoie ce sacrifice, pour les Turcs et pour les Arméniens, se trouve pour tous deux liée, mais d'une manière inversée, au déni. C'est pourquoi si pour les premiers il s'agit d'un sacrifice pour imposer la reconnaissance du génocide par la voie du sang — tentative de levée du déni de l'autre — comment serait-il, pour les autres, possible de se sacrifier pour quelque chose qui non seulement est occulté mais dont l'occultation doit être maintenue ? Peut-on dire, en ce cas, que, pour eux, le détour par le sacrifice serait beaucoup plus périlleux puisqu'il tenterait de réparer les effets du déni tout en évitant son dévoilement comme sa levée, sacrifice qui resterait en cela protecteur du déni et donc dans l'ignorance de son sens même. Ne serait-il pas alors, lui aussi, comme le meurtre appelé, faute de pouvoir se symboliser, à se répéter indéfiniment dans le réel ? Est-ce à dire, alors, que le risque psychique qu'encourrait Oghouz à s'aventurer au lieu du déni et à interroger cette scène de meurtre, y compris sur son versant sacrificiel, lui serait plus difficile à envisager qu'un prix de sang, accompagné d'un sacrifice réel de vie ? Un prix de sang qui, s'il le met en place de victime, lui permet néanmoins de rester à l'intérieur de cette scène de meurtre qu'il lui serait, en ce cas, impossible de quitter ? S'il en est bien ainsi, le risque psychique le plus grand se situerait, pour lui, au lieu d'un renoncement au sang, d'un renoncement au [page/65>>] meurtre comme lien identificatoire et contenu de soi, mais aussi comme seul lien à l'autre. Mais c'est aussi pourquoi l'héritage de ce meurtre dénié rend indissociables les héritiers turcs des héritiers arméniens de ce génocide, en ce que ce déni nécessite non seulement la falsification de l'histoire des Arméniens mais aussi celle des Turcs pour qui le sol se déroberait doublement sous leurs pieds puisque ce seraient non seulement les ancêtres des Arméniens qui, privés de sépulture, ne cesseraient de leur apparaître dans le Réel, mais leurs propres ancêtres que la falsification de leur histoire ferait en même temps disparaître du lieu symbolique de transmission, les livrant ainsi sans retenue au meurtre et les enfermant sans autre issue possible dans ce lien de sang, ce lien duel et meurtrier qui lie bourreau et victime. En effet, dans un état où un meurtre collectif (au sens où il engage toute la communauté) n'a pas été reconnu, c'est-à-dire dans l'après-coup de l'acte, barré d'aucune loi. Ce meurtre acquiert un statut de toute puissance qui lui fait perdre dans le présent son caractère d'imaginaire pour prendre celui de Réel. Il ne peut dès lors plus que se poursuivre comme en une continuité non séparée de son apparition première. Apparition première qui, déniée et impunie, reste comme non advenue donc non pensable, non accessible à la pensée parce que impossible à symboliser. Dès lors comment s'étonner que des systèmes répressifs ne cessent de se succéder en Turquie, comment s'en étonner et même comment pourrait-il en être autrement ? Yachar Kemal ne disait-il pas en 1989 à Alain Bosquet qui l'interrogeait : « la situation de la Turquie n'est pas bonne du tout, aujourd'hui. Un régime répressif poursuit son œuvre avec toute sa violence, sous couvert de démocratie. Les tortures... Des milliers de personnes s'entassent dans les geôles à cause de leurs convictions. Pour ceux qui s'y trouvent, les prisons turques ressemblent à des camps de concentration ».(*22) [page/66>>] Et pour finir, comment, dans ces conditions, pourrait-on penser que les héritiers turcs du génocide arménien puissent trouver les moyens psychiques de sortir de l'alternative : meurtre ou sacrifice et qu'en place de cette lacune qu'ouvre son déni, puisse venir s'inscrire un travail de lecture, de dévoilement et de repérage des falsifications de l'histoire turque dont ce génocide fait partie ? (*1) F. EDGÜ, Une saison à Hakkâri, Paris, Gallimard, 1989 (1977)*, p. 171. (*2) N. GÜRSEL, Un long été à Istanbul, Paris, Gallimard 1980 (1975)*, p. 54. (*3) D. BAR-ON, L'héritage infernal. Des filles et des fils de nazis racontent, Paris, Eshel, 1991, p. 15 et 329. (*4) N. GÜRSEL, op. cit., p. 63. (*5) T. CELAL, « Regards turcs sur la question arménienne », Les Temps modernes (Arménie/Diaspora), août 1988, p. 77. (*6) E. HILSENRATH, Le conte de la pensée dernière, Paris, Albin Michel, 1992, p. 16-18. (*7) F. EDGÜ, op. cit., p. 189. (*8) Ibid. (*9) Ibid., p. 7-8. (*10) N. GÜRSEL, op. cit., p. 21-22. (*11) Ibid., p.79. (*12) Ibid., p. 133-134. (*13) Ibid., p.l38. (*14) Ibid., p. 138. (*15) C. ALTAN, Etroite surveillance, Paris, Flammarion, 1976, p. 7-8. (*16) F.EDGÜ,op. cit., p. 233. (*17) C. ALTAN, op. cit., p. 250. (*18) Ibid., p.249. (*19) N. GORSEL, op. cit., p. 56. (*20) Ibid., p.99. (*21) Ibid. p.153. (*22) Y. KEMAL, Entretiens avec Alain Bosquet, Paris, Gallimard, 1992, p. 116. Y. KEMAL, dont T. CELAL nous dit cependant dans « Regards turcs sur la question arménienne », op. cit., p. 75, qu'il « déplore dans ses romans la disparition de certains spécimens de la vie sauvage sans pour autant se désoler de l'extermination de tout un peuple ». Passant ainsi sous silence, lui aussi, le lien entre la barbarie actuelle du gouvernement turc qu'il dénonce, et son passé. |
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