- " ...Lorsque j’aperçus les Turcs armés et assis sous des espèces
de tentes au milieu des rues, je me rappelai la belle expression de
mon noble ami M. de Bonald, les Turcs sont campés en Europe. Cette expression
est vraie sous tous les rapports, et dans toutes les acceptions.
Je continuai mon voyage par terre.
Je ne vis dans le Péloponèse qu’un pays en proie à ces Tartares débauchés
qui se plaisent à détruire à la fois les monumens de la civilisation
et des arts, les moissons même, les arbres et les générations entières.
Pourroit-on croire qu’il y ait au monde des tyrans assez absurdes et
assez sauvages pour s’opposer à toute amélioration dans les choses de
première nécessité ? Un pont s’écroule, on ne le relève pas ; un homme
répare sa maison, on lui fait une avanie. J’ai vu des capitaines grecs
s’exposer au naufrage avec des voiles déchirées, plutôt que de raccommoder
ces voiles : tant ils craignoient de faire soupçonner leur aisance et
leur industrie ! (…)
De retour à Jérusalem, je trouvai le couvent dans l’alarme ; le pacha
s’étoit porté aux dernières extrémités. Il avoit mandé les Pères dans
sa tente, et leur avoit déclaré qu’il les mèneroit enchaînés à Damas
et leur feroit couper la tête, s’ils refusoient de le satisfaire. En
vain le gardien, comme Napolitain et comme autorisé par le consul français
de Saint-Jean d’Acre, s’étoit réclamé de la protection de la France
; le pacha avoit répondu qu’il lui falloit de l’argent. J’arrivai dans
cette circonstance. Mes firmans, conçus dans les termes les plus forts,
étoient motivés sur l’étroite alliance qui régnoit entre la France et
la Turquie : on les envoya au pacha. Il craignit alors qu’on ne rendît
compte de ses oppressions à l’ambassadeur de France, qui pourroit s’en
plaindre à la Porte. Il parla d’accommodement, et finit par accepter
un présent de 15,000 piastres, mais en menaçant les Pères de sa vengeance,
lorsqu’ils n’auroient plus personne pour les protéger.
J’avoue que je ne connois point de martyre égal à celui des religieux
de Terre-Sainte. On ne peut mieux comparer leur position qu’à celle
où l’on étoit en France pendant la terreur. Jamais un moment de sûreté,
toujours la crainte du pillage et de la mort. Ceci se fera mieux comprendre
quand j’aurai parlé du gouvernement de Jérusalem.
Jérusalem est attachée, on ne sait pourquoi, au pachalick de Damas,
si ce n’est à cause de ce système destructeur que les Turcs suivent
naturellement, et comme par instinct. Séparée de Damas par des montagnes,
plus encore par les Arabes qui infestent les déserts, Jérusalem ne peut
pas toujours porter ses plaintes au pacha lorsque ses gouverneurs l’oppriment.
Il seroit plus simple qu’elle dépendît du pachalick d’Acre, qui se trouve
dans le voisinage. Les Francs et les Pères latins se mettroient sous
la protection des consuls qui résident dans les ports de Syrie ; les
Grecs et les Turcs pourroient faire entendre leur voix. Mais c’est précisément
ce qu’on veut éviter : on veut un esclavage muet, et non d’insolens
opprimés qui oseroient dire quelquefois qu’on les écrase.
Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presqu’indépendant. Il peut
faire impunément le mal qui lui plaît, sauf à en compter ensuite avec
le pacha. On sait que tout supérieur en Turquie a le droit de déléguer
ses pouvoirs à un inférieur ; et ses pouvoirs s’étendent toujours sur
la propriété et la vie. Pour quelques bourses, un janissaire devient
un petit aga ; et cet aga, selon son bon plaisir, peut vous tuer ou
vous permettre de racheter votre tête. Les bourreaux se multiplient
ainsi dans tous les villages de la Judée. La seule chose qu’on entende
dans le pays, la seule justice dont il soit question, c’est : Il paiera
dix, vingt, trente bourses ; on lui donnera cinq cents coups de bâton
; on lui coupera la tête. Un acte d’injustice force à une injustice
plus grande : si l’on dépouille un paysan, on se met dans la nécessité
de dépouiller le voisin ; car, pour échapper à l’hypocrite intégrité
du pacha, il faut avoir, par un second crime, de quoi payer l’impunité
du premier.
On croit peut-être que le pacha, en parcourant son gouvernement, porte
un remède à ces maux, et venge les peuples : le pacha est lui-même le
plus grand fléau des habitans de Jérusalem. On redoute son arrivée comme
celle d’un chef ennemi ; on ferme les boutiques, on se cache dans des
souterrains ; on feint d’être mourant sur sa natte, ou l’on fuit dans
la montagne.
Je puis attester la vérité de ces faits, puisque je me suis trouvé à
Jérusalem au moment de l’arrivée du pacha. A.... est d’une avarice sordide,
comme presque tous les musulmans ; en sa qualité de chef de la caravane
de la Mecque, et sous le prétexte d’avoir de l’argent pour mieux protéger
les pélerins, il se croit en droit de multiplier les exactions ; il
n’y a point de moyens qu’il n’invente. Un des plus ordinaires, c’est
de fixer tout-à-coup un maximum fort bas pour les comestibles. Le peuple
crie à la merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques. La
disette commence ; le pacha fait traiter secrètement avec les marchands
; il leur donne, pour un certain nombre de bourses, la permission de
vendre au taux qu’ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver
l’argent qu’ils ont donné au pacha, ils portent les denrées à un prix
extraordinaire ; et le peuple, mourant de faim une seconde fois, est
obligé, pour vivre, de se dépouiller de son dernier vêtement.
J’ai vu ce même A............. commettre, à Jérusalem, une vexation
plus ingénieuse encore : il envoya sa cavalerie piller des Arabes cultivateurs,
de l’autre côté du Jourdain. Ces bonnes gens, qui avoient payé le miri,
et qui ne se croyoient point en guerre, furent surpris au milieu de
leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola 2200 chèvres et moutons,
94 veaux, 1000 ânes et 6 jumens de première race : les chameaux seuls
échappèrent. Un scheik les appela de loin, et ils le suivirent. Ces
fidèles enfans du désert allèrent porter leur lait à leurs infortunés
maîtres dans la montagne, comme s’ils avoient deviné que ces maîtres
n’avoient plus d’autre nourriture.
Un Européen ne pourroit guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin.
Il mit à chaque animal un prix excédant trois fois la valeur de l’animal.
On envoya les bêtes ainsi taxées aux bouchers, aux différens particuliers
de Jérusalem, aux chefs des villages voisins : il falloit les prendre,
et les payer sous peine de mort. J’avoue que si je n’avois pas vu de
mes yeux cette double iniquité, elle me paroîtroit tout-à-fait incroyable.
Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais afin de ne pas
payer les gardes de la ville, et sous le prétexte de la caravane de
la Mecque, il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul
avec une douzaine de sbires qui ne peuvent suffire à la police intérieure,
encore moins à celle du pays. L’année dernière il fut obligé de se cacher
lui-même dans sa maison, pour échapper à des bandes de voleurs qui passoient
par-dessus les murs de Jérusalem, et qui furent au moment de piller
la ville.
A peine le pacha a-t-il disparu, qu’un autre mal, suite de son oppression,
commence : les villages dévastés se soulèvent, ils s’attaquent les uns
les autres pour exercer des vengeances héréditaires. Toutes communications
sont interrompues. L’agriculture périt ; le paysan va pendant la nuit
ravager la vigne, et couper l’olivier de son ennemi. Le pacha revient
l’année suivante ; il exige le même tribut dans un pays où la population
est diminuée Il faut qu’il redouble d’oppression, et qu’il extermine
des peuplades entières. Peu à peu le désert s’étend ; on ne voit plus
que de loin à loin des masures en ruines, et à la porte de ces masures
des cimetières toujours croissant : chaque année voit périr une cabane
et une famille, et bientôt il ne reste que le cimetière, pour indiquer
le lieu où le village s’élevoit."
- R. Chateaubriand
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