Je ne suis pas fier d'être
Arménien, en tout cas pas particulièrement fier pour cela ; il
n'y a pas lieu d'être fier pour avoir vu le jour dans un groupe
ethnique ou culturel occupant une part, grande ou minime, de la
planète.
Je ne suis pas particulièrement
fier d'être Arménien car ici-bas, nous sommes tous de quelque
part, le peuple arménien est un peuple comme les autres peuples
ballottés par les aléas de l'histoire. En tout cas, je peux
avoir des raisons d'être content d'être là, car mes ancêtres,
si l'on fait un bilan de toutes les épreuves traversées, s'en
sont plus ou moins bien tirés, mais cela aurait pu être pire.
Ceux qui ont survécu et dont nous sommes issus ne sont plus
que la partie restée visible d'un iceberg qui, au fil des millénaires,
a connu de multiples assauts et agressions. Nous aurions pu
fondre, disparaître, détruits et digérés par les vagues de conquérants,
envahisseurs et colonisateurs de nos terres ancestrales. D'autres
peuples antiques, ayant connu des destins similaires, ont sombré
dans l'anéantissement et l'oubli. Nous-autres avons mieux résisté
et nous sommes toujours là, depuis des temps et des temps. Pour
ceux qui me disent ne pas savoir, je dois faire le cours d'histoire
ou, plus laconique, je dis que c'est dans les livres. Je ne
sais pas à quoi tient ce miracle, cette survie, certainement
à quelque qualité que nous aurions. On parle bien d'un mythique
phoenix renaissant toujours de ses cendres.
Si je suis fier, c'est tout de même bien parceque je suis Arménien
issu de l'immigration. C'est lié à la manière dont j'ai été
élevé en Arménien avec des valeurs particulières par mes parents
Arméniens, avec des règles de vie familiale et sociale inculquées
dès l'enfance, à la façon dont il a fallu affronter le regard
de l'autre. C'est lié au milieu qui m'a vu grandir, aux valeurs
que nous partagions dès le plus jeune âge avec le groupe de
gamins de la rue de même origine, dans le quartier où nous vivions,
confrontés aux problèmes de l'adolescence des années cinquante
en même temps qu'à la xénophobie naissante dans ces temps d'immigration.
Cela a fait de nous des êtres parfois farouches mais, sans forcément
faire preuve d'exemplarité - nous avions les travers propres
à notre jeunesse - nous respections les règles d'éthique d'un
groupe soudé. Enfants d'après génocide et dans une ambiance
forcément perturbée, cela nous a permis de grandir sans heurt
et dans un équilibre satisfaisant. Ma fierté est faîte de cela.
L'école primaire, où des maîtres à l'enseignement empreint d'humanisme
avaient encore toute leur autorité, et les règles de survie
- il ne fallait montrer aucune faiblesse - dans la cour de récréation,
y ont aussi contribué. Les adultes que nous sommes devenus sont
restés imprégnés de cette élaboration en creuset, et ce en dépit
de l'érosion du temps et des multiples expériences qui s'en
sont ensuivies.
Je ne suis pas particulièrement fier d'être Français ou Européen.
Bien sûr, j'ai de multiples raisons d'être satisfait d'être
né dans ce pays car on y vit mieux qu'en Chine, où l'on traite
des hommes comme des bêtes de somme. On y est bien mieux qu'en
terre devenue Turquie, la terre natale et ancestrale de mes
parents d'où ils ont dû fuir le génocide perpétré par l'Etat
turc contre leurs familles, contre ceux de leur communauté,
de leur origine, de leur religion (et tant pis si nous brisons
là le monopole juif du génocide, leur fonds de commerce privilégié).
On s'y sent moins crétin qu'en Amérique, où les habitants écoutent
tous les bobards que leurs politiciens véreux leurs racontent,
surtout lorsqu'il s'agit, pour sauver le dollar, d'aller ensevelir
sous les bombes, les hommes, les femmes et les enfants de villes
et de pays inconnus d'eux, mais au nom exotique et donc suspect.
On y pense plus librement que sous les gouvernements dictatoriaux
que pourtant nos gouvernements élus favorisent et supportent.
On y naît mieux qu'en une malheureuse Afrique où les enfants
meurent trop souvent avant l'âge d'aller à l'école, même s'il
n'y a pas d'école. On meurt communément en France plus décemment
que dans beaucoup d'endroits au monde. On peut encore y vivre
dans une relative disponibilité d'esprit, sans avoir l'obligation
d'être politiquement correct, même si cela peut parfois vous
coûter des désagréments.
Mon éducation voudrait que je le sois, fier d'être Européen,
mais il y a eu trop de saloperies commises au nom du rôle civilisateur
de nos pays aux quatre coins du monde. Et cela continue plus
ou moins sous de nouvelles formes. Ceux qui débattent de certains
problèmes affectent de ne pas savoir justifier ces vagues d'immigration
déferlant des ex-colonies. On trouve curieusement normal que
tous ces gens qui, débarquant en terre franque pour y trouver
une vie meilleure, parlent déjà le Français. Qui se demande
pourquoi ? Personne ne semble vouloir expliquer leur flux migratoire;
en tout cas, nos têtes pensantes ne le disent pas toujours clairement
dans leurs commentaires médiatisés. Pourtant ce sont les colonnes
militaires françaises qui, en Afrique occidentale et équatoriale,
après la saignée démographique de la traite des esclaves, ont
pénétré ces pays lointains, qui ont bouleversé le fragile équilibre
qui y régnait, semant la pagaille dans la vie sociale, dans
l'économie, dans les moeurs et dans les religions, se substituant
aux pouvoirs en place et noyant toute tentative de résistance
dans des bains de sang. Il suffit, pour s'informer, de mettre
le nez dans les livres des historiens. Il y a aussi la presse
de l'époque (il y a par exemple, des dossiers de l'Illustration
qui ont été réédités). Et évidemment, maintenant, plus rien
là-bas ne marche, et comme il est impossible de faire machine
arrière, les populations des pays saccagés vont voir ailleurs,
avec la francophonie pour seul bagage.
Chez mes parents qui étaient enfants chez mes grands-parents
inconnus de nous, le rôle de la République n'a pas été très
clair non plus. Celle-ci avait été mandatée pour veiller au
respect des traités en Asie mineure, suite à la défaite des
Ottomans. Finalement, la diplomatie française s'est déballonnée,
reculant devant les ambitions du mouvement nationaliste turc,
le laissant faire massacrer les minorités autochtones non musulmanes
et s'approprier leurs biens. Les nations alliées ont fermé les
yeux, malgré les protestations de leurs représentants officiels,
témoins des opérations. On ne sait pas ce qu'est devenue la
maison de mon père et de son père, on ne sait pas qui se l'est
appropriée. D'ailleurs on n'a pas gardé non plus ni familles
de grand-parents, ni d'oncles, de tantes, cousins, cousines.
On nous les a tous supprimés, on a dérobé leurs enfants, on
les a égorgés ou éventrés, ou jetés à périr noyés des rives
de l'Euphrate ou à agoniser dans les déserts de Syrie. Les quelques
rescapés ont fui et se sont éparpillés un peu partout sur la
planète et on les a perdus. Les familles ont été réduites à
rien, nos arbres généalogiques sont pleins de blancs, devinez
par quoi, devinez par qui, personne ne veut se dénoncer. Nous
avons dû nous trouver d'autres aïeux, tontons et taties, parmi
ceux de la communauté proche et qui avaient aussi survécu à
la grande boucherie, qui étaient du même village, du même bourg,
de la même région que nos parents, et qui ont connu le même
sort. Ce sombre passage de l'histoire moderne a été trop souvent
occulté, les Nations ont scrupule à ne pas afficher leurs faiblesses
et lâchetés d'un passé trop récent. Nos parents, eux, traumatisés
par cet indicible vécu, ont tiré un voile de deuil sur une tranche
sanglante de leur existence (après cela, ils ont même dû traverser
la Seconde Guerre mondiale comme on fait un voyage d'agrément).
Il y a des choses qu'on ne peut dire à ses enfants, il fallait
avant tout les préserver de l'horreur.
Je me dis que voilà comment, du coup, je me suis vu naître à
Issy, apatride et sans papier de nationalité (sur ma déclaration
de naissance, il est toutefois stipulé " né non -juif ", (bonjour
les Papons ), et les parents qui ramaient du matin jusqu'au
soir pour essayer de surnager. Je comprends maintenant et malgré
le recul, pourquoi on nous manifestait cette bienveillance tardive,
peut-être vaguement teintée de culpabilisation à l'égard de
nos semblables. Chacun de nous s'est déjà entendu dire: " Ah,
vous êtes Arménien ? Nous avons eu des amis Arméniens... - en
telle et telle circonstance etc...- et ils étaient vraiment
très bien ! ".
Bien sûr, on nous trouvait nombre de qualités, on nous disait
travailleurs, courageux et cordiaux. Nos maîtres s'émerveillaient
de constater les belles performances scolaires d'enfants nés
étrangers. On a tout de même attendu une bonne vingtaine d'années,
à l'époque, avant d'accorder la nationalité à nos parents. Je
suppose qu'on ne savait pas trop où caser ces gens, surtout
pas les remettre en Asie mineure, car l'Etat turc est têtu (et
le génocide des Arméniens avait pour défaut qu'il souffrait
d'un manque de finition).
Le temps a passé et puis je vois qu'on s'est mis à bombarder
nos amis de Belgrade ; il y a déjà longtemps, j'ai eu des amis
à Belgrade. Qu'est-ce qu'ils doivent penser de nous ? On a aussi
bombardé Bagdad (et ce n'est pas fini), sanctuaire de l'algèbre
et des " Mille et une Nuits ", entraînés par nos amis yankees
et au nom de la liberté et de la santé du pétro-dollar. Que
doivent en penser Shéhérazade et Aladin ? Mais que fait Disney
? C'est à pleurer.
Vraiment je voudrais bien, mais je n'arrive pas à être fier
d'être un citoyen de la cité européenne, tant c'est impensable
d'adhérer à tout cela. C'est trop me demander, même pour raison
d'Etat. Et combien y a-t-il de nos concitoyens à penser comme
cela ?
Et puis il y a cette longue et fâcheuse histoire de la non-reconnaissance
du génocide des Arméniens, par l'Etat turc. Mais l'Arménien
s'entête. Et cela va faire trois quarts de siècles que l'ennuyeuse
affaire de la " Question arménienne " n'est pas réglée par les
amis d'Europe et d'ailleurs. Ce vieux traité de Sèvres, on a
du mal à s'en débarrasser, comme d'un papier adhésif qui collerait
aux doigts. Pourtant, tout le monde était bien là aux premières
loges, ils ont tout vu, ils ont tout su, certains ont même participé
au dépeçage d'une paisible Nation. Mais voyez-vous, depuis le
fameux Voltaire et l'éclairé Montesquieu, depuis le génial Mozart,
depuis le pédophile Pierre Loti, et même depuis la création
de l'Etat d'Israel, on s'est entiché de turquerie. On a du mal
à se défaire de cette fascination pour la turquerie, un peu
comme d'un loukoum qui aurait envahi la bouche. Serait-ce là
une nostalgie obsédante de l'ancienne Byzance ? Et voyez-vous,
l'Europe a nettement tendance à beaucoup tolérer venant de nos
amis d'Ankara, y compris leurs petits et grands écarts historiques.
Car on s'en voudrait de leur faire de la peine, à nos amis de
Turquie.
Et nos Arméniens dans tout ça ? Et bien, cela va faire presque
un siècle que l'on vit avec eux, avec leurs enfants et les enfants
de leurs enfants. Maintenant qu'ils sont Français ou d'une autre
nationalité, ils se sont intégrés à la vie de la nation qui
les a abrités. Ils participent à la vie sociale, ils nous enrichissent
de leur apport culturel, ce sont d'agréables amis, de bons compagnons,
on boit des coups avec eux dans les cocktails.
Mais si par hasard on rencontre dans l'un de ces cocktails des
salons diplomatiques, un de ces amis au regard pénétrant encore
et toujours en quête de justice, on continue de lui dire poliment
et très diplomatiquement avec un sourire content mais navré :
- " Ah, vous étiez donc parmi nous ? Je ne vous avais pas reconnu
! "
C'est là que réside notre problème : nous et notre histoire,
on ne nous reconnaît toujours pas. Nous sommes les amis embarrassants
de l'histoire de l'Europe.