- ...une carte de plusieurs mètres, due au pinceau d’Itvan Kebadian ouvrait cette exposition qui s’est tenue à la cité des sciences de la Villette jusqu’au 23 novembre dernier. Une carte de l’Arménie, c’est-à-dire plutôt, de la Turquie, de l’Arménie turque, d’une Turquie arménienne, de cette Turquie ottomane qui fut jadis zone d’habitation privilégiée du peuple arménien, avant qu’il n’en soit chassé, dans les premières années de la Grande Guerre de 14-18, à partir de 1915, par un terrible et systématique massacre, le génocide auquel précisément cette exposition est consacrée. Massacre que l’on savait, sans doute, la France en ayant reconnu l’existence, mais que l’on ignorait vraiment encore, avant de le découvrir dans sa plénitude, dans son évidence éclatante, sa palpitation charnelle, vivante si l’on peut dire, et s’il n’y a pas impossibilité à faire se rencontrer et joindre ces deux contraires, dont l’un évoque la mort et l’autre la perpétuation, la survivance, la vie.
Si j’écris, c’est pour que se conserve, à nouveau, une trace de cette manifestation ; pour que, toute temporaire qu’elle fut, puisse constituer, à son tour, un jalon durable de cette mémoire : à la faveur des productions artistiques, picturales, photographiques, cinématographiques auxquelles elle a donné prétexte ; dont elle faut le champ d’exercice, l’acte d’auto-affirmation. Et, par cette après-midi d’automne, lumineuse, transparente, où je la visitais, à quelques pas de la gigantesque bulle de savon de la géode, sous les voiles d’une tente jaune, grise, orangée, en sensible harmonie avec l’espace libre des déserts, avec un art nomade, cette idée de mémoire, échappant aux tréfonds d’un pesant ressassement, à une trop intime et douloureuse nostalgie, s’allégeait, prenait corps, s’allégeait, se précisait en s’affirmant, comme, sous le ciseau d’un sculpteur, le bloc dont, avec ravissement, on voit peu à peu émerger une figure.
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- D’entrée,donc, une carte de cette Asie mineure des Perses et d’Alexandre, romaine et byzantine avant d’être occupée par un empire ottoman multiracial, multiethnique, tant qu’il ne fut pas livré au démon du nationalisme, préfigurateur de son propre démembrement. Une carte où se déchiffrent les noms de Zeitoun, Kharpout, Amassia, qui virent les premières exactions contre les populations civiles, de Deir ez Zor, camp de la mort dans le désert, aux confins de l’actuelle Syrie ; carte qui s’étend, de la légendaire Nicomédie, de Césarée, Andrinople, Smyrne, au lac de Van et jusqu’au mont Ararat , en- dessous, au nord, du bleu de la Caspienne et des sommets neigeux du Caucase. Carte qui, par bien des abords est celle même de nos mémoires méditerranéennes, de nos leçons de latin et de grec, de littérature et d’histoire.
Et voici que cette carte, pétrie d’immémorial, se constelle, s’ouvre de fenêtres lumineuses, animées, peuplées de visages. Elle se met à nous parler, à nous interpeller de tous les souvenirs des survivants, des témoins enfants, de tous les visages ridés aujourd’hui de ceux qui, enfants autrefois – et il n’y a pas tellement de temps, puisqu’ils vivent encore, que leurs visages et leurs dires ont pu être captés et apparaître dans ces fenêtres qui sont autant de petits écrans de vidéos. Enfants de jadis- ou n’est-ce pas plutôt de naguère, dès que, présentement, obstinément, ils apparaissent ; car ils sont là pour que le souvenir ne se perde pas, que l’histoire n’abolisse pas, par une injurieuse dénégation, le million de morts, de déportés victimes d’une abominable purification ethnique.
Précieuse, utile et fascinante, à la fois, installation. Elle est due à Patrick Bouchain et à Tigrane Boccara, comme porte d’accès à la conception d’ensemble de Jacques Kebadian et Jean-Claude Kebabdjian, en guise de prospectus et d’annonce de ce qu’il était donné de découvrir plus à loisir avec les nombreux films et vidéos disposés alentour.
Tous de la mémoire vivante, composés de ces images-temps qui surgissent lorsqu’en elles s’opère une concentration abrupte, exemplaire du passé et du présent. Que brille un cristal du temps, pur joyau, fruit de leur croisement ou de leur télescopage.
Soit qu’elles confèrent à une photographie commentée son étayage d’arrière-plan et d’épaisseur temporelle. Comme dans le magnifique Arménie 1900 de Jacques Kebadian, film réalisé en 1981 à partir de l'album de cartes postales, d'Yves Ternon et Jean-Claude Kebabdjian, paru aux Editions Astrid.
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- . Alors que sur l’écran des souvenirs que les photographies élaborent, le visage attentif, avide de savoir, d’un tout jeune enfant devient le ferment cristallisateur d’un bloc temporel actualisé. Soit que (à la manière de Mémoire arménienne, du même réalisateur) la présence du passé se trouve assurée par le visage même de l’acteur qui, littéralement, plonge dans des profondeurs d’où il fait remonter en surface (surface des lèvres, de la pupille, de la peau et de ses rides éloquentes) les bribes d’un lointain intérieur qu’il actualise. Cette image-temps nous dispose à le recevoir ; elle nous le rend enfin disponible. Grâce à ce dispositif cinématographique réalisé par Jacques Kebadian, par son effet, sa magie, nous pouvons enfin en disposer, non comme d’une probabilité, d’un on dit, d’un ouï-dire, mais à titre de certitude, d’expérience ; de réalité certaine. Image certifiante du temps.
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- La mémoire s’arrache, s’arrache à l’oubli, devient œuvre. Œuvre construite ; non pas triste ni nostalgique ; ressentiment ou regret. Mais heureuse, exaltante. Joie de créer.
L’image-souvenir, l’image du souvenir, son image-temps. L’image du souvenir vient dans le temps de l’image, à l’instant où le temps se met à faire image. Quand il s’intègre à elle, participe à sa création en tant qu’image créée, image construite. Car le passé, tiré d’une absence, est sans cesse reconstruit et à reconstruire. Doublement : comme regard sur le passé qui a été, et comme absence. Un regard jeté sur l’absence, à travers elle, se fait présence. Il est là, présent, en son absence même.
Rien de plus clair, évident, de plus manifestement parlant en cette exposition de mémoire, que le contraste, l’opposition, mieux, l’apposition en un face à face, offerte dès l’entrée, dès après la grande carte, ouvrant le chemin de l’installation dans son ensemble, ouvrant à l’intellection de cette mémoire dans son ensemble, que l’apposition en confrontation de deux tableaux se proposant, eux aussi, en expressions de la mémoire, lui fournissant ses emblèmes, en quelque sorte, ou ses monuments. Je veux parler des grands fusains de personnages« sans visage » du même, Itvan Kebadian, jeune étudiant en arts plastiques, et de la série des yeux, de « l’arbre aux yeux » de l’aïeule, Nakchi qui, elle, a peint en amateur au sens littéral, en aimante ou amante d’une peinture en laquelle elle a vu avant tout la possibilité de fixer, mieux qu’en photographie, les yeux des innombrables qui ne sont plus.
Avec ou sans nom, avec ou sans visage. L’impersonnel et la multitude. Tout est là ; tout y est contenu : le rattachement au passé et l’arrachement présent, la délivrance du présent de la création.
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- On touche, pour ainsi dire, du doigt ce que Félix Guattari aimait à appeler, dans le processus de subjectivation, dans la production de subjectivités nouvelles, le « paradigme esthétique ».Une subjectivation dans et par la production à la fois désirante et créatrice, l’émergence, l’affirmation.
Une autre également, une autre de ces inconnues révélées ici, de ces adeptes d’un art que l’on nomme ordinairement « naïf », voire « brut », est celle qui a nom Chouchan, que l’on voit représentée dans un beau portrait de François-Marie Anthonioz ; elle qui, tard dans sa vie, a décidé de projeter, de fixe autour d’elle tout un univers de formes animées, extraordinaire et proliférant peuple de formes, personnages, animaux ou plantes. Son peuple passé présent et à venir. Processus de subjectivation ; non pas d’identification ; au contraire : de sortie de soi, d’affirmation en l’autre que soi. L’innombrable, aussi, du sans visage, de l’impersonnel, mais plus intime, plus reconnaissable que toute identité.
Car l’identité, quelque respectable qu’elle soit, est triste, morose. Triste comme la solennité de la commémoration. D’une tristesse, d’une pesanteur commémorative comme le pas de l’oie de ces soldats de l’Arménie nationale, de la nation arménienne naguère soviétique, qui nous étaient proposé, en contrepoint peut-être – que l’on suppose ou aime supposer- non dénué d’humour, dans le film de l’hommage, à Erevan, au monument de la mémoire arménienne.
Une mémoire, certes, mais une autre, la non pesante, la créative, c’était plutôt dans cette exposition libre, mineure, qu’il faut, à mon sens, la chercher.
Une mémoire, non de la nationalité, mais de la diaspora, non de l’implantation, mais de la dissémination. Le Sans retour possible, de Jacques Kebadian et Serge Avedikian en aura été le paradigme. Une mémoire où règne justement la force universelle et prégnante en tous lieux de l’exil, ainsi que le proposent les figures énigmatiques d’Aïda Kebadian qui, au bord, toujours, de quelque rivage désertique, perchées sur quelque cime impossible, éternellement interrogent. A une telle interrogation ouverte, bien plus cosmopolite qu’identitaire, dans cette exposition, dans cette conquête esthétique de la subjectivation arménienne, tout conduit, vers elle tout converge. Aussi bien – car il s’agit maintenant, pour fixer ces traces de mémoire- la leçon théâtrale de Jean-jacques Varoujean, enregistrée par Isabelle Ouzounian, sa fille, que les photographies de Christophe Kebabdjian sur les minorités villageoises d’Arménie, celles de William Klein avec ses visages et de Patrick Samuelian dans ses collages, l’allégorisme d’Hermine Karagheuz, les figures dépouillées de Jean Kazandjian, les humbles travaux du quotidien, de Jacques Aslanian.
Bien plus qu’un renvoi vers une identité nationale, quelque chose comme un immuable, un « internel » pour parler avec Péguy. L’Arménie, par la voie de cette subjectivation artistique, donne à la mémoire des « cadres » - si l’on songe aux « cadres sociaux de la mémoire » rendus célèbres par Maurice Halbwachs- qui ne sont pas seulement sociaux, mais esthétiques ; et bien que, tels qu’il nous a été donné de les voir, ces cadres eussent été presque familiaux – tout au moins relevant d’une presque tribu – ils ont été dessinés pour tous, pour toute mémoire, pour cette grande mémoire quasi hors du temps dont la source a été cette Asie dite mineure, dont, jusqu’à nous, toute l’attirance historique et esthétique permane.
Mineure, justement. Mineure comme cette littérature dite « mineure » que Deleuze et Guattari ont célébrée en Kafka, et, à travers lui, en toutes les minorités ayant su s’exprimer, non seulement pour leur peuple, mais pour tout peuple présent et à venir, pour l’universel. De là leur richesse, leur surabondance de vie et de sens.
Une des exposantes, Antoinette Ohannessian, présentant sur un écran ses recherches d’expression linguistique sous forme d’aphorismes, y écrivait entre autres : « Une petite carafe peut être aussi pleine qu’une grande ». Ce pourrait être la devise de cette exposition mineure, à vrai dire, mais d’une plénitude débordante, assurément. Pleine, elle reste, dans notre souvenir.
- René Schérer,
Paris, le
16 novembre 2006
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