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André Gide (1869-1951) voyage en Turquie, Avril-mai 1914
La Marche turque - La Nouvelle Revue Française, août 1914, pp.177-202
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  • p.179 : Le costume turc est le plus laid qu'on puisse imaginer ; et la race, pour dire la vérité, le mérite. Oh Corne d'Or, Bosphore, rivage de Scutari, cyprès d'Ayoub ! Je suis incapable de prêter mon coeur au plus beau paysage du monde si je ne peux aimer le peuple qui l'habite
  • p.180 : Dimanche, Brousse. Dès que j'aime un pays, c'est pour souhaiter d'y vivre. Mais ici je ne ferais point d'amis. Ma solitude ne s'apparente qu'aux arbres, qu'au bruit des eaux courantes, qu'aux ombres que tressent les treilles au dessus des rues du marché. Le peuple est laid ; c'est l'écume que les civilisations ont laissée.
  • p.184 : J'aurais quitté Brousse avec moins de regrets il y a quelques jours ; cette petite ville est d'un charme, d'une beauté très mystérieusement captivante. Tout d'abord j'y recherchais trop mes souvenirs d'Algérie et je me désolais de n'y trouver ni musiques, ni vêtements blancs, et rien que de hideux visages...
  • p.185 : La route enfin s'élève lentement et les espaces labourés se font plus rares. Les Grecs, les Arméniens cultivent ces champs ; presque jamais les Turcs ; de sorte que, sans l'immigration, resterait à peu près à l'abandon la terre. C'est du moins ce que nous affirme notre drogman, juif de Buenos- Ayres, qui parle toutes les langues excepté l'hébreu, sujet du sultan, italien d'origine malgré son nom allemand, si difficile à prononcer qu'il a dû prendre un nom de guerre.
  • p.194 : Il faut bien finir par avouer que Koniah est de beaucoup ce que j'ai vu de plus hybride, de plus vulgaire et de plus laid, depuis que je suis en Turquie, comme il faut avouer enfin que le pays, le peuple tout entier dépasse en infirmité, en informité l'appréhension ou l'espérance. Fallait-il venir ici pour savoir combien tout ce que vis en Afrique était pur et particulier ? Ici tout est sali, gauchi, terni, adultéré.
  • p.194 : ...Koniah par sa position par rapport à la montagne voisine et à la plaine, rappelle irrésistiblement Biskra. Mais combien ces montagnes sont moins belles, et de couleur et de formes, que les monts de l'Hamar Khadou; combien moins belle que le désert, cette plaine; moins beaux ces arbres que les palmiers, et que les Arabes ces Turcs.
  • p.195 : ...Arméniens que Grecs ou que Bulgares, tous ces porteurs de fez me paraissent également laids ; et chacune de ces races aux vocations si diverses que conglomèrent en une tourbe épaisse chaque côté de la Turquie si parfois Tune d'elle peut éveiller ma sympathie, c'est lorsque j'apprends qu'on l'opprime.
  • p.196 : ...Devant nous défilent successivement des boys scouts, ou je ne sais quoi d'analogue, en jerseys bleu-tendre, jaune- serin et vert-chou ; les plus petits sont en tête ; les derniers portent des instruments de musique occidentale ; ils marchent au pas de parade, tous déjà laids comme des turcs ; puis des sociétés de gymnastique ou de tir, future vigueur du pays, grotesques et hideux, mais qu'on sent déjà prêts à se faire tuer pour " la cause."
  • p.200 : Je ne prends plus plaisir à ces notes et délaisse bientôt complètement mon carnet. Je ne l'ai repris ni à Ephèse, ni à Smyrne où nous nous attardâmes encore quelques jours ; après quoi je fus précipité vers la Grèce, de toute la force même de mon aversion pour la Turquie. Si là-bas je recommence à écrire, ce sera sur un autre carnet.
  • p.201 : L'instruction même que je tire de ce voyage est en proportion de mon dégoût pour ce pays. Je suis heureux de ne point l'aimer davantage. Lorsque j'aurai besoin d'air du désert, de parfums violents et sauvages, c'est au Sahara de nouveau que je m'en irai les chercher. Dans cette malheureuse Anatolie l'humanité est non point fruste, mais abîmée.
  • p.202 : Ma joie n'a rien d'aigu. Je suis si peu surpris d'être ici ! Tout m'y paraît si familier 1 Je m'y parais si naturel ! J'habite éperdûment ce paysage non étrange ; je reconnais tout ; je suis " comme chez moi " : c'est la Grèce.
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à compléter