L’UCFAF, UNE VIE HUMAINE
L’UCFAF a 60 ans. Presque une vie humaine, mais une vie bien employée. Quand elle naît, en 1949, la Seconde Guerre mondiale est achevée depuis cinq ans ; la France entière s’active à la reconstruction. Mais l’union sacrée de la Résistance est rompue. Les alliés de la veille s’affrontent dans la guerre froide. Très loin de Paris, sur la frontière méridionale de l’URSS, l’Arménie panse les plaies de son héroïque contribution à la victoire.
Au prix de sacrifices inouïs, le dernier territoire arménien épargné par l’histoire a conquis le droit d’affirmer son identité trois fois millénaire. Son Eglise nationale est officiellement reconnue par l’Etat soviétique, le séminaire et l’imprimerie d’Etchmiadzine ont été rouverts, l’Académie des Sciences d’Arménie vole de ses propres ailes, sous la conduite de Victor Hambartzoumian, président de la société internationale d’astrophysique.
Comment les Arméniens de France peuvent-ils alors tendre la main, au-dessus du «rideau de fer» stigmatisé par Churchill, aux gardiens du foyer ancestral, dépositaires de l’espoir et de la fierté de tout un peuple ? Mesrop Machtots avait donné l’exemple, quand l’Arménie, divisée entre la Perse et Byzance à la fin du IVe siècle, était devenue l’enjeu d’une implacable guerre idéologique. Il pallia l’impuissance des diplomates par la force de l’intelligence. Inventant l’alphabet arménien, il le fit enseigner de part et d’autre de la frontière. Ce que la politique mondiale avait brisé, il le répara pour les siècles à venir.
A une échelle beaucoup plus modeste j’oserai comparer sa démarche à celle des fondateurs de l’UCFAF. Orphelins de la Première Guerre mondiale et du génocide de 1915, ou descendants des rescapés, ils n’avaient emporté, pour tout trésor, que leur langue et leur culture – un impérissable héritage, seul capable de renouer la trame des liens rompus. Choisissant, en la personne du Commandant Zadig Khanzadian, un président d’honneur qui était aussi bien un savant qu’un homme d’action et un témoin de l’histoire, ils ne se limitèrent pas à inviter les personnalités les plus célèbres de la science, des lettres ou des arts, comme Victor Hambartzoumian, Silva Kapoutikian, ou Aram Khatchatourian, mais ils multiplièrent les occasions de rencontres personnelles entre citoyens ordinaires grâce aux groupes touristiques, aux séjours d’enfants dans le camp de vacances de Kirovakan et aux bourses d’études en Arménie offertes aux étudiants français d’origine arménienne.
Fête splendide et joyeuse à la fois, la célébration des anniversaires de la RSS d’Arménie permit à de nombreux artistes de voir la France, dont ils avaient toujours rêvé, apportant avec eux non seulement leur art, mais l’âme de leur pays. Grâce aux liens tissés par l’UCFAF, l’UNESCO a pu célébrer, en janvier 1969, le 2750e anniversaire de la fondation d’Erévan, et le Louvre a accueilli pendant trois mois, en 1970-71, la mémorable exposition «L’art arménien d’Ourartou à nos jours». Pour la première fois, le public français et les amateurs éclairés du monde en- tier découvraient avec émerveillement le génie créateur d’un peuple dispersé parmi les nations étrangères, mais passionnément attaché à sa terre natale. Ainsi, par son engagement enthousiaste et son généreux dévouement, l’ UCFAF a fait sortir l’Arménie de l’anonymat culturel où la confinait l’indifférence de l’opinion française. Elle a montré aux Arméniens de France que le berceau de leurs ancêtres s’ouvrait à ceux qui voulaient le connaître. Elle a puissamment contribué à préparer l’immense vague de solidarité qui parcourut toute la société française après le séisme de 1988.
La fidélité de ses fondateurs s’attachait à la nation, dans ses racines les plus profondes. Leur but était de promouvoir l’identité arménienne, quelles que fussent les vicissitudes de la vie politique. Qui ne sait que les 3000 ans de l’histoire des fils de Haïk ont été ponctués par les retournements géopolitiques les plus spectaculaires? L’indépendance de 1991 n’est pas l’effet inattendu de l’effondrement de l’empire soviétique, c’est la réalisation d’un rêve pluriséculaire du peuple dans son ensemble, accompagné depuis le XVIIIe siècle de la longue patience de ses élites. Si réelle et si dramatique qu’ait été la rupture politico-économique, la continuité culturelle est indiscutable. C’est grâce aux acquis scientifiques, éducatifs et institutionnels de la période soviétique que la jeune République d’Arménie affronte vigoureusement, depuis deux décennies, les défis de l’indépendance.
Plus que jamais la solidarité s’impose entre le pays et la diaspora. Les Arméniens de France ne peuvent rester eux-mêmes qu’en se référant au cœur historique de leur nation, et celle-ci compte, pour se construire, sur l’appui, les contacts et les compétences de compatriotes du monde entier. Dans ces nécessaires échanges, l’UCFAF se tient toujours au premier rang. Assidue aux rencontres Arménie-diaspora organisées par le gouvernement arménien, elle multiplie les contacts, les voyages et, ce qui semblait naguère impossible, les randonnées, qui décuplent l’acuité du regard sur la terre et ses habitants.
Deux fois par mois, Achkhar apporte à tous ses lecteurs une analyse lucide de la situation internationale, une chronique de l’actualité arménienne dans la mère patrie comme dans la diaspora, avec de précieuses échappées culturelles. Un heureux équilibre s’est établi entre l’arménien et le français. L’arménien oriental n’a jamais été ostracisé, mais l’aisance et la belle tenue stylistique des articles en arménien occidental sont à elles seules un geste militant, qui témoigne, devant les générations futures, d’une fidélité indéfectible à la culture arménienne dans son ensemble.
La culture s’apparente à l’art philosophique du jardinage, au sens où Voltaire faisait dire à Candide: «Il faut cultiver notre jardin». Quel terroir est plus prometteur que l’Arménie, proche du Paradis terrestre et du pied de l’Ararat, premier séjour des hommes après le Déluge? Cataclysmes, invasions et guerres s’y sont succédés pendant des millénaires, mais chaque fois la vie est repartie. Tout comme la croissance des arbres et des fruits, des fleurs et des moissons exige un travail minutieux et des soins attentifs, l’organisation et l’épanouissement d’une société humaine s’inscrit dans un projet pluri-générationnel. Les 60 ans de l’UCFAF ne sont en somme que trois générations, au cours desquelles les jeunes de la JAF sont venus prendre la relève à deux reprises.
Que de progrès ont été accomplis dans la connaissance mutuelle de l’Arménie et de la diaspora et combien il reste encore à faire pour gagner le pari de l’indépendance ! La condition première de la réussite est l’espérance, dont l’UCFAF, hier et aujourd’hui, n’a jamais manqué, même aux heures les plus sombres. Quand on considère la richesse du bilan, on se croirait déjà arrivé au centenaire. Continuons sur la même lancée.
Jean-Pierre MAHÉ (Paris 2009)