Les Cahiers du CRDA
"Les cahiers de la diaspora"
N°1 - Octobre 1976

  • A propos des objectifs du C. R. D. A.

ECRIRE ENSEMBLE L'HISTOIRE DE NOTRE COMMUNAUTE

  • Par Jean-Claude KEBABDJIAN
  • Préserver l'histoire de nos communautés

  • En se créant, le CRDA s'est donné immédiatement pour tâche de recueillir l'ensemble des témoignages des communautés arméniennes vivant en France. Pourquoi? Ces communautés sont-elles sur le point, pour différentes raisons, d'éclater et de disparaître? Un fait est certain, presque tout le monde ressent intimement le besoin de préserver quelque chose qui, dans cette communauté est en train de mourir sous nos yeux. Plus exactement, il faudrait parler de communautés. Les études sociodémographiques universitaires et surtout la très belle étude de Roger Bastide sur les Arméniens de Valence nous le rappelle : les Arméniens, souvent réunis par affinités de toutes sortes, ont toujours et continuent toujours de refuser l'anonymat, cette mort graduelle qui efface tout. Or, que reste-t-il, aujourd'hui, de ce passé? L'intégration sociale, d'ailleurs souvent artificielle ou superficielle, et la mort des anciens semblent tout emporter: culture, langue, dialectes, mémoire...

    Cette constatation ne relève pas d'un " nostalgisme " impossible. Les jeunes générations, passées par l'école française, sont dépossédées de leur identité d'origine et vivent en permanence une contradiction : les valeurs léguées par leurs familles ne collent pas aux valeurs actuelles et pourtant un profond besoin d'affirmation de leur identité arménienne les domine. Ils refusent cet anonymat et aspirent à ce droit à la différence dont nous parlons tant de nos jours, mais trouvent difficilement les moyens de concilier un passé qui se perd et un présent vide de référence.

    Le folklorisme traditionnel et coupé de ses racines semble un barrage bien désuet à ce courant. On ne peut décidément pas se contenter de gérer, en vase clos, les débris d'une culture morcelée, dispersée. Réduite à cela, l'arménité serait effectivement une technique de survie lamentable. Combien s'en détournent avec ironie ou dégoût? D'autres comportements n'en sont pas moins voués à l'échec. Le fossé, telle une tranchée inaccessible, semble s'approfondir sans cesse.

    Avant de tenter de créer une culture et une conscience moderne de l'arménité en Diaspora, une tâche s'impose: il nous faut recueillir tout ce qui peut l'être encore de ce proche passé vécu par nos parents qui constitue l'histoire vivante d'une Diaspora qui, en France notamment, n'a jusqu'ici pas réussi à s'affirmer. Il faut le faire avant qu'il ne soit trop tard. Trop de complicités ont étouffé ce passé, avec ses conflits et ses drames, sa dimension humaine et politique. Le résultat est un appauvrissement extraordinaire et les jeunes en souffrent aujourd'hui. Rien ne sert de parler de génocide et d'ethnocide quand l'on n'est pas soi-même capable de faire vivre sa communauté. Laisser par inertie sociale se perdre un double héritage aussi important nous condamnerait, en tant que minorité ethnoculturelle, définitivement.

    Nous avons dit double héritage, car dans le passé des Arméniens se mêlent désormais deux expériences socioculturelles : celle de centaines de milliers d'Arméniens arrachés de leurs terres et de leurs villages ancestraux, et celle d'Arméniens transplantés dans des sociétés qui n'étaient pas les leurs. Laisser s'effacer ce double apport, c'est perdre les liens vitaux qui nous confèrent une spécificité concrète. Cette démarche est donc primordiale.

    Rejeter toute la responsabilité de cette situation sur la société qui nous environne serait un alibi. Il est vrai qu'une volonté traditionnelle d assimilation complique considérablement cette difficulté d'être pour toute minorité, en particulier celle que constituent les Arméniens en France. On a trop coutume de penser une minorité en termes faussés, en termes d'opposition et d'exclusion, donc de repli et de ghetto. Minorité " accueillie ", les Arméniens furent ces premiers immigrés du XXe siècle, sans voix et sans parole, réduits au silence. Il faut aller recueillir auprès de toutes les générations les témoignages, souvent cruels et émouvants, de ce passé et les faire nôtres pour les porter à la connaissance de tous, de toutes les minorités.

    Le CRDA se propose de commencer cette tâche auprès des différentes communautés et de fixer cette extraordinaire expérience et mémoire collective qui fait désormais partie de notre propre histoire.

    faire vivre un patrimoine commun

    Ce patrimoine, nous l'avons vu, ne peut être que complexe et déchiré, car transplanté dans un milieu culturel autre. La difficulté de définir une arménité diasporique qui n'est reconnue nul part, qui est dépossédée de codification possible et qui nous échappe à cause de sa fragilité et de son ambiguïté, rend apparemment la tâche impossible. Mais, s'il n'est pas possible de ressaisir notre identité sans exhumer notre passé collectif de l'oubli, il n'est pas non plus possible de vivre cette identité sans l'enrichir du présent.

    Ce présent que cette fois, nous vivons à travers notre propre quotidienneté - quotidienneté du vécu ou de l'information -, est bien le nôtre. Il s'agit de lutter non plus contre l'anonymat et le néant de l'oubli, mais contre le morcellement du vécu et de l'information. Nous ressentons cette fragmentation a travers un double phénomène, celui d'une Diaspora désarticulée et celui d'une quotidienneté mixte, dont 1'aspect arménien est refoulé dans notre conscience individuelle.

    Au Liban, la Communauté arménienne, avec d'autres ethnies et d'autres peuples, est menacée de mort; ici, en France, elle semble se tapir dans l'ombre; ailleurs, elle se contente de sa spécificité régionale. Et pourtant comment vivre notre identité en acceptant l'émiettement de la Diaspora ? Cette fois, il n'est plus question du passé et nous refusons d'assumer nos responsabilités en Diaspora; enfin, nous acceptons que notre arménité soit rejetée de la vie quotidienne, hormis les journées commémoratives. Dans ces conditions, il me semble qu'aucun patrimoine ethnoculturel ne peut même survivre. Avant de tenter une définition de l'arménité en Diaspora, ne serait-il pas souhaitable de ne pas laisser échapper notre présent aussi ?

    L'effort du CRDA va être de tenter de saisir, autant que possible dans sa totalité, ce patrimoine socioculturel vivant. Mais cela est loin de suffire. Le passé, au plus, peut être recueilli, relaté et même revécu partiellement à travers l'oeuvre de création. Le présent doit non seulement être saisi, enregistré, mais surtout et essentiellement exprimé à travers une créativité qui le conteste. Sinon, on ne ferait qu'enregistrer des faits sans tenter de les modifier. L'appauvrissement, au lieu de régresser peut-être, serait seulement constaté dans son évolution et son aggravation.

    Or, la rareté d'oeuvres arméniennes en Diaspora, I'absence même de créativité autour de notre propre identité privent la Diaspora d'une présence, d'une consistance qui la ferait percevoir à elle-même et aux autres. Cette situation ne peut que paraître insupportable aux nouvelles générations qui ne se définissent plus en tant qu'immigrés mais en tant que minorité d'origine arménienne. Ce silence et cette négation d'hier et d'aujourd'hui, nous le savons, ont des raisons politiques, comme celles qui guident tous les Etats centralisés incapables de supporter leurs minorités.

    Mais cette absence au monde, voulue par d'autres, a trouvé et trouve encore au sein de la Diaspora arménienne un terrain favorable, une espèce d'incapacité à percer le ghetto intellectuel qui la cache aux yeux de ce monde. Les discours et les revendications sont comme une sorte de soupape à une révolte qui ne rencontre, nul part, aucun écho.

    L'appauvrissement, l'aliénation se font donc dans les deux sens, dans le passé et le présent d'une Diaspora dont l'arménité, non recréée et développée, tend dangereusement à se vider de tout contenu. Dans ces conditions, écrire ensemble, en prenant conscience de cette dégradation, l'histoire récente et immédiate de notre arménité, c'est tenter de faire vivre un patrimoine commun dont la modernité peut nous aider à sortir de notre solitude culturelle et politique.

    Mais comment ? Ce patrimoine n'est pas homogène et stable, mais au contraire mixte et précaire en Diaspora, aucune " élite " n'est vérité en mesure de le codifier et de le gérer à son profit. Nous lavons déjà vu : la gestion d'un traditionalisme coupé de ses racines est frappée de stérilité. Globalement, le patrimoine ethnoculturel des Arméniens au XXe siècle s'est morcelé et a été bouleversé de fond on comble : la composante de 1' "Arménie de Turquie " a été anéantie, celle de l'ancienne " Arménie de Russie " a survécu et s'est développée, tandis qu'en Diaspora surnagent les débris d'une culture coupée de ses sources Or, c'est justement là que nous en avons le plus besoin; d'autre part, il est impossible de s'abstraire de cette Diaspora : la mixité est désormais au coeur de notre existence.

    Reconnaître ces faits, c'est comprendre que notre culture en Diaspora ne pourra véritablement se développer qu'à travers une mixité inévitable. Mais celle-ci ne doit plus se faire à sens unique. Ce pari difficile est le seul possible. Cependant, la mixité qui exclut l'élitisme, implique précisément de donner la parole à tous, de s'enraciner dans le réel et donc d'y puiser une nouvelle substance. C'est déjà gagner le pari. Car quelle force et émotion nouvelles que tous ces Arméniens sans voix, de l'oubli et de l'indifférence ! Donnez-leur enfin la parole et vous aurez la matière vivante, le récit passé et présent de l'arménité en Diaspora. Le choc et la fusion de valeurs contradictoires. L'étendue intime, la dimension humaine d'une expérience collective qui continue à se dérouler sous nos yeux, en Diaspora et non ailleurs (dans un ailleurs réel ou mythique qui n'est pas celui de la Diaspora).

    Pour atteindre à cette spécificité d'autres faits doivent, cependant, être reconnus. Notre mixité, en effet, n'est pas seulement sociale : elle est même, souvent, essentiellement culturelle. Tout le monde ressent, par exemple, l'importance des problèmes de la langue et du langage. Mais dans ce domaine également, il n'y a pas que des impasses.

    Le recul social et linguistique de l'arménien en Diaspora introduit, entre les générations ou au sein d'une même génération, une dislocation contre laquelle les bonnes intentions et le volontarisme ont peu d'effets. Tout commence à l'école, cette école qui continue à mépriser les minorités ethniques ou régionales. Le moule culturel dominant, inoculé par l'école, broie les valeurs qui lui sont étrangères ou différentes.

    Entre les écrivains de langue arménienne, en disparition, et ceux qui s'expriment en langue française la différence n'est pas seulement linguistique : tout un monde sensible, avec ses valeurs, est sur le point de disparaître. La thématique, elle aussi, est complètement changée. Excepté des cas rarissimes, l'expérience diasporique est évacuée ou réduite à l'état de références isolées. Les souvenirs de persécution, publiés à compte d'auteur, n'atteignent jamais la moindre notoriété littéraire. Les Arméniens de la Diaspora, là aussi, subissent l'aliénation d'une minorité privée de voix.

    Et pourtant c'est encore dans la recherche d'une mixité culturelle, ne refoulant plus l'apport minoritaire, mais au contraire, pour ceux qui en font le choix, privilégiant l'expression littéraire de l'arménité vécue en Diaspora, qu'une amorce de solution pourrait être trouvée. C'est aussi une démarche de ce genre qui pourrait réintroduire l'usage partiel de la langue avec une partie au moins des ressources qu'elle cristallise. C'est, encore une foi, la recherche d'une mixité originale, assumée sans complexe, qui peut servir de méthode dans ce problème comme dans tant d'autres.

    Entre un conservatisme impuissant et un "nostalgisme" totalement utopique, il y a une place pour les communautés arméniennes d'un pays comme la France où elles pourraient, enfin, vivre pleinement leur histoire et leur culture.