- [page/208]... des événements bouleversants s'étaient
succédé au cours d'un siècle dans les pays habités par les Arméniens.
Ce furent d'abord les invasions turques de 1578 dans toute la Transcaucasie
; puis, l'une après l'autre, les invasions des féodaux dans les régions
arméniennes de la Turquie ; l'invasion du shah Abas au cœur de la Turquie,
en 1603, et les guerres russo-persanes qui la suivirent, enfin, pendant
le premier quart du XVIIe siècle, la révolte d'Abaza pacha contre le
gouvernement d'Istanbul, puis de nouvelles guerres entre Turcs et Persans,
au cours desquelles la ville d’Erivan changea plusieurs fois de maître.
- Sous le coup de ces événements, la situation
de l'Arménie devint de plus en plus tragique. Toutes ces invasions,
tous les combats livrés sur son territoire finirent par épuiser le pays.
Impôts et charges atteignirent un niveau sans précédent. Le peuple arménien
se trouvait une fois de plus à bout de patience. La plus faible impulsion
pouvait déclencher un nouveau mouvement. L'initiative d'une nouvelle
tentative fut prise par les méliks, derniers survivants des anciennes
familles féodales arméniennes, qui se maintenaient dans la région montagneuse
de Karabagh, en Arménie orientale. La décision définitive fut prise
au cours d'une réunion qui eut lieu en 1678 à Etchmiadzin sous la présidence
du Catholicos et avec la participation de 12 notables arméniens, laïques
et ecclésiastiques. Une délégation y fut constituée qui, ayant à sa
tête le Catholicos octogénaire, devait aller en Europe pour solliciter
une aide.
- La délégation arriva à Constantinople, mais
elle ne put continuer sa route, le vieux Catholicos étant tombé malade,
d'un mal qui l'emporta en août 1680.C’est à ce moment que commence une
nouvelle période dans l'histoire du mouvement d'émancipation du peuple
arménien.Après la mort du Catholicos [page/209 >>] et la dispersion
des délégués découragés, un jeune homme, Israël Ory, fils d'un mélik
de Sisian, résolut de poursuivre la mission interrompue. Il avait participé
à la conférence secrète d'Etchmiadzin et avait accompagné le Catholicos
jusqu'à Constantinople.
- Après la mort de celui-ci, il se rendit d'abord
en France et s'enrôla dans l'armée de Louis XIV. Il y servit pendant
douze ans et prit une part active à la guerre entre la France et l'Angleterre.
Fait prisonnier, puis libéré, il passa en Allemagne et s'établit à Düsseldorf
qui était à cette époque la capitale du Palatinat rhénan, gouverné par
le prince électeur Jean Guillaume, beau-frère de l'empereur Léopold.
- Ory entra au service du prince et pendant quatre
ans il remplit les fonctions de commissaire dans quatre villes différentes.
Devenu ensuite l'un des intimes de Jean Guillaume, il put exposer au
prince électeur toute la tragédie du peuple arménien et lui confier
le désir des méliks arméniens de secouer le joug de l'étranger. Il ajouta
que ce qui manquait à ces princes, ce n'étaient ni les moyens matériels,
ni les forces de combat, mais un chef. Ory proposa ce rôle à Jean Guillaume
et lui offrit même pour l'avenir la couronne de l'Arménie ressuscitée.
La perspective sourit à Jean Guillaume, qui chargea Ory de faire des
sondages en ce sens sur les lieux mêmes.
- Après un voyage plein de péripéties, Israël
Ory arriva le 4 avril 1699 à Etchmiadzin, dont le Catholicos était Nahapet
Edesatzi. L'accueil ne fut pas très chaleureux. Une autre déception
attendait Ory à Gantzasar. Le Catholicos de cette ville, Pilibos, refusa
également la proposition du messager d'embrasser le catholicisme en
vue de s'assurer l'appui de l'Europe. Finalement il se trouva un archimandrite
du nom de Minas, supérieur du monastère St. Hacob de Gantzasar, pour
accepter la proposition.
- Une assemblée secrète se tint alors à Anguégakot,
avec la participation d'Israël Ory et des méliks. Elle eut une importance
historique dans le mouvement de libération du peuple arménien. A la
suite de délibérations qui durèrent vingt jours, on rédigea et signa
une adresse au Pape, datée du 19 avril 1699, et par laquelle les assistants
déclaraient, au nom du peuple arménien, être prêts à embrasser le catholicisme.
Par une autre adresse, datée du 29 avril, les méliks proposaient à Jean
Guillaume la couronne de l'Arménie, le priant d'envoyer d'abord son
frère Charles à la tête d'une armée pour coopérer avec les forces locales
au mouvement de libération.
- Mais les participants à la réunion d'Anguégakot
prirent aussi d'autres décisions, peut-être plus importantes encore.
Ils jetèrent les bases d'une collaboration avec le peuple russe.
- Conscients du rôle qui était réservé à la Russie
dans la politique internationale, et surtout de l'importance de son
rôle dans les événements qu'allait connaître le Proche-Orient, ils résolurent
d'entrer en relations officielles avec l'empire russe.
- Considérant insuffisantes les démarches auprès
du prince électeur du Palatinat rhénan, ils décidèrent de faire appel
aussi au tsar. Une adresse à Pierre le Grand, rédigée en langue arménienne,
fut donc signée par les participants. Cette adresse, qui nous a été
conservée, est le premier document officiel concernant les rapports
entre le peuple arménien et l'Etat russe.
- Aussitôt finie la réunion d'Anguégakot, Israël
Ory, accompagné de l'archimandrite Minas, retourna auprès de l'électeur
du Palatinat rhénan, Jean Guillaume.[page/210
>>] C'était pendant l'été de 1699.Ory revenait
maintenant en Europe comme une sorte de représentant officiel des milieux
dirigeants arméniens, investi de pouvoirs illimités.
- Dans un rapport détaillé, il exposait au prince
électeur non seulement les aspirations du peuple arménien, mais aussi
les moyens propres à mener à leur réalisation. Le
projet fut accueilli avec un vif intérêt par Jean Guillaume, qui le
trouva parfaitement réalisable. Il fallait cependant qu'au préalable
une sorte d'alliance fût conclue à ce sujet entre le Palatinat, la Toscane
et l'empereur Léopold.
- En vue de préparer le terrain pour cette alliance,
Ory fut envoyé en Italie pour prendre contact avec le Pape et avec le
grand duc de Toscane. Il fut bien accueilli tant à Rome qu'à Florence
et des promesses lui furent faites.
- Tout dépendait cependant de la position de Vienne,
qui était à l'époque le centre où se résolvaient les grands problèmes
européens. Muni de lettres d'introduction de la part de Jean Guillaume,
Ory se rendit donc à Vienne. Léopold le reçut, exprima sa sympathie
pour les aspirations des Arméniens, mais ne lui promit aucune aide effective.
Il adressa cependant une lettre d'encouragement aux méliks et conseilla
à Ory de s'adresser à la Russie car, disait-il, sans le secours de celle-ci,
aucune action militaire du côté de la Caspienne n'était possible.
- H. Dj. SIRUNI
- Suite de l'article (avec des reproductions)
: Israël Ory, le spathaire Milescu
& Pierre le Grand
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