- « Le dernier sourire.
- Nous sommes déjà dans la Banque. Il est approximativement
13h30. Le portail entrouvert. Juste devant la porte, sur le perron,
nous somme positionnés et nous faisons feu, Mechétsi Missak, Roupen,
Mekhitar et moi, d’un côté, et trois autres camarades, de l’autre. La
fumée des revolvers emplit déjà la salle. On ne voit plus rien hors
de la porte. C’est seulement le grondement incessant des fusils qui
nous apprend que, en face de la porte, il y a un grand nombre de soldats.
- Soudain, nous entendons une terrible explosion
derrière nous. Nous nous retournons, et que voyons-nous, l’un de nos
camarades, démembré et sans souffle, étendu par terre, et deux pas plus
loin, deux autres, couchés, les jambes écrabouillés. C’était l’explosion
d’une bombe. Tout l’immeuble a tremblé. Mais je ne sais comment, parmi
nous quatre se trouvant devant la porte, seul Roupen a reçu quelques
fragments sans gravité à la tête et au dos. «Deghérk, tséz madagh, que
celui qui a des bombes sur lui les place sur la table du coin», dit
Missak, en se tournant vers ses camarades, et il s’empresse lui-même
de s’éloigner. À peine nous étions-nous retournés vers la porte: une
nouvelle horrible explosion. Cette fois-ci, la victime était une seule
personne, c’était Mechétsi Missak. Au moment de détacher la bombe de
sa ceinture pour la placer sur la table, il reçoit une balle à la jambe,
et la grenade se dégoupille en lui échappant des mains. La scène est
terrible. Le bras droit brisé jusqu’au coude, le bras gauche déchiqueté,
mais encore pendu à l’épaule par quelques filaments de muscles, le visage
ensanglanté, les vêtements déchirés, il est étendu sur les débris. Son
camarade près de lui a à peine eu le temps de dire « vakh, Missak djan
». De dehors on a entendu des voix, « olan, itchériyé, olan itchériyé!
», et à travers la fumé, les bouts des baïonnettes commencent à briller.
«Deghérk, tséz madagh, vers la porte ». Les balles tirées par six-sept
révolver en même temps éloignent suffisamment les bouts des baïonnettes.
«Mekhitar, vers la fenêtre.»
- L’explosion soudaine de cinq bombes vide temporairement
la rue.
- Alors que moi et Mekhitar, prenant de nouvelles
grenades, nous nous tournons vers la fenêtre, Missak, s’appuyant sur
ces genoux, se redresse devant nous dans son état horrifiant. "Baron
djan, kiz ghourban, még ghourchoun ésdéghits" me dit-il, et la tête
pendante, il bouge ce qui lui reste de son bras en direction de sa poitrine.
J’ai tremblé de tout mon être, je ne suis pas capable de dire ce que
je ressentais à ce moment. Je me rappelle seulement que j’ai mis la
crosse de mon revolver dans ma bouche, et en la mordant de toutes mes
forces, j’ai détourné de lui mon visage. Il s’est de nouveau dressé
devant moi, en titubant, traînant son pied ensanglanté sur le carrelage.
Il a répété sa requête, cette fois-ci sur un ton plus ferme. Son état,
son regard et enfin sa voix, m’ont complètement mis en désarroi. Refuser
était de la cruauté. Pour lui, chaque minute constituait d’indicibles
souffrances. Il fallait sauver notre pauvre camarade. Tout ça a traversé
mon esprit en un clin d’œil, mais je ne sais pourquoi, je n’ai pas moi-même
vidé mon revolver sur sa poitrine emplie de douleurs, et me tournant
vers Mekhitar : «Mekhitar, méghk é deghan, azadé». En entendant ses
paroles, Missak a immédiatement tourné son visage ensanglanté vers Mekhitar,
en lui disant «Mekhitar djan, kéz madagh, még ghourchoune». Mekhitar,
complètement blême, a pointé son revolver, de sa main tremblante, vers
la poitrine de notre camarade. «Akh, hokout madagh», s’est exclamé Missak
avec soulagement, et l’ombre du sacrifice sur le visage, il a retiré
vers l’arrière ses bras déchiquetés, pour tendre sa poitrine, comme
pour faciliter la tâche de son camarade. Les yeux remplis de larmes,
Mekhitar m’a regardé. «Non, je ne peux pas.» Et en se tournant vers
Missak, « Missak djan, va te placer devant cette deuxième fenêtre, et
bientôt la balle d’un des soldats t’atteindra.»
- Et cela se déroulera comme suit. Quelques instants
plus tard, Missak était courbé devant la fenêtre, en passant la tête
et une partie de son torse dehors. «Olan adaysenez bana vouroun», criait-il,
et une cascade d’insultes tombaient sur les soldats. Un quart d’heure
s’est écoulé ainsi, et malgré le souhait de Missak, des multiples projectiles
qui passaient près de lui, aucun ne le toucha.
- Soudain, il cessa de crier, et en se tournant
vers nous, Deghééérk, soyez prêts, il y a des bachi-bouzouks qui arrivent
par en haut». Nous avons pris position devant les fenêtres, par équipes
de deux. Lorsque la horde s’est lancée sur la porte en hurlant, nous
six, du premier étage, et Hratch avec ses quatre camarades sur le toit,
nous avons lancé une averse de bombes. L’explosion simultanée de tant
de bombes, les gémissements des blessés qui me déchiraient le cœur,
le fracas de vitres brisées sur l’immeuble d’en face, et avec tout ça,
la fumée bleue de la dynamite montant vers le ciel, m’ont ébranlé une
minute… C’est avec des vies humaines que nous avions affaires… Qui nous
a donné un tel droit…? Mais, pourquoi ont-ils commencé, eux… ? Qui étaient
ceux qui, quelques mois plus tôt, faisaient couler des rivières de sang...
? N’était-ce pas eux …? Une série de pensées m’ont immobilisé ainsi
un moment devant la fenêtre. J’ai sorti la tête pour regarder dans la
rue. La fumée s’était déjà dissipée en partie. Des cadavres éparpillés
devant la porte, et le reste du régiment s’enfuit, terrifié, vers Tépé
Pachi. Dans le silence de terreur d’un instant, la voix de Missak parvient
à mon oreille. Je me tourne vers la droite, ses bras déchiquetés se
balançant de nouveau hors de la fenêtre, il les agite comme des lambeaux
en direction de la foule en fuite, un terrible sourire sur le visage.
«Sizin kibi altchakhlar»... râle-t-il, de sa voie agonisante et enrouée.
Akh, ce sourire qu’il avait...
- Si un jour, à un moment, notre malheureux peuple
arménien, dans ce combat d’existence qui est le sien, devait mourir
et disparaître de la face de cette planète, sans ce dernier sourire
de Mechétsi Missak… c’est alors que je dirai mille fois hélàs, pour
le sang que celui-ci a versé. »
- Armen Karo
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