- L 'Illustre écrivain roumain, Mikhaïl Eminescu
(1850-1889), est une des grandes figures de la littérature mondiale.
Ses oeuvres, traduites en plus de quarante langues, ont suscité, entre
autres, l'appréciation élogieuse de Bernard Shaw qui, en 1930, a préfacé
l'édition anglaise des oeuvres choisies du poète.
A l'article consacré à Eminescu, le Larousse du XXe siècle
précise: "Poète roumain, né en 1850 à Ipotesti, près de Botosani
en Moldavie occidentale, d'une famille d'origine arménienne". Dans
une de ses conférences publiques faites à Bucarest en 1937, le professeur
Vlad Banateanu, éminent arménologue roumain, disait: "Est-il
déshonorant, pour nous, de reconnaître que du sang arménien coulait
dans les veines de notre plus grand poète - Mikhaïl Eminescu?" Le
professeur Sirouni, arménologue bien connu, a raconté à l'auteur
de ces lignes que selon l'académicien S. Cioculescu, célèbre
critique littéraire, Garabed Ibârileanu, un des piliers de la
littérature roumaine, avait eu en sa possession des documents confirmant
l'origine arménienne du grand poète. Toutefois, afin de ne pas troubler
le souvenir du poète, qui avait tant souffert pour ses origines de son
vivant, il les avait détruits après sa mort.
Aujourd'hui, il est prouvé qu'avant 1866 Eminescu s'appelait Eminovici.
A cette date, le rédacteur de la revue Familia de Pest, Iosif
Vulcan, publiant avec empressement les vers du jeune poète, avait,
de son propre chef, changé le nom d'Eminovici en Eminescu. Néanmoins,
malgré cette initiative de l'éditeur, le père et la plupart des proches
du poète ont maintenu l'ancienne désinence de leur nom. Notons que le
nom Emine, d'origine arabe, très répandu parmi. Les Arméniens dés le
Moyen Âge, jouit encore d'une certaine popularité.
En 1650, Mourad Eminowicz est mentionné comme un des notables de la
colonie arménienne de Lvov. Il est prouvé que les trois poètes polonais
du XIXe siècle, Jan, Roman et Lüdwig Eminowicz, sont ses descendants.
Le Pr Tomaschek est d'avis qu'une branche de cette famille, fuyant
les persécutions de Nikol Torosowicz qui voulait forcer les Arméniens
à se convertir au catholicisme, était passée en Moldavie où, plus tard,
devait naître Eminescu. Il est intéressant que Wlodcimierc Eminowicz
(1863-1932), le frère du poète Lüdwig Eminowicz, convaincu de
la grandeur d'Eminescu, a réuni, durant toute sa vie, les informations
ayant trait aux Eminowicz-Eminovici de Pologne et de Roumanie.
Dans la revue armenologique de langue polonaise Poslaniec Sw. Grzegorza
publiée par les Arméniens de Lvov, il a fait paraître un article où
il affirme, documents en main, qu'Eminescu descendait de la branche
bessarabienne des Eminovici, et que l'établissement de ses aïeux en
Roumanie remontait a une date relativement récente. C'est en considérant
tous ces faits que P. Tomaschek déclare qu ' Eminescu était le
produit du mariage spirituel des peuples arménien et roumain. Eminescu,
lui même, écrit: "Toutes les affirmations qui m'attribuent diverses
origines sont fantaisistes au plus haut point. La seule attestation,
tant soit peu crédible, est celle qui me prête une origine arménienne,
ce qui est loin de me discréditer, car la création (de la colonie arménienne
dans notre pays est antérieure au règne du prince Dragos du Maramures."
(Le fondateur de la Moldavie).
On comprend que le climat de nationalisme exacerbé qui entourait le
poète, l'ait empêché d'en dire plus. N'importe, ces paroles prouvent
qu'Eminescu était au courant de l'antique origine et de l'histoire
des Arméniens de Roumanie.
Les documents mis au jour durant ces dernières années, confirment les
relations suivies d'Eminescu et de ses proches avec les Arméniens. Le
père du poète, Gheorghe Eminovici était l'administrateur d'un
domaine dans la Bucovine, occupation qui, comme le remarque Tomaschek,
était à 85 % l'apanage des Arméniens. Le frère cadet d'Eminescu, Mateï,
qui avait embrassé la carrière militaire, écrit dans ses mémoires, que
leur père avait toujours évité de parler de leurs origines.
Des faits nouveaux viennent prouver qu'au gymnase de Tchernovtsy, Eminescu
entretenait des rapports réguliers avec les Arméniens. L'académicien
Calinescu cite parmi les condisciples d'Eminescu le nom d'un Arménien,
Basile Missir, futur auteur de travaux d'économie et ministre de Roumanie.
Trois Manea (Manean) et deux Goilav étaient également parmi ses camarades
d'études. Un de ces derniers, Cricor Goilav (1850-l920), futur
sénateur et auteur de livres d'arménologie, organisa, en 1906, une exposition
d'art arménien à Bucarest.
En sa qualité de membre actif de la société littéraire et culturelle
Junimea de Iasi, Eminescu était en relations étroites avec les
membres arméniens influents de cette association. Parmi les membres
les plus anciens de cette société, mentionnons Petrie Missir
(1856-1929), docteur en droit, académicien, vice-président du Sénat
roumain, auteur de nombreux ouvrages scientifiques. Par ailleurs, de
même qu'Eminescu, il était membre de l'amicale des étudiants roumains
de Vienne Junimea Romania. En 1883, quand l'état de santé d'Eminescu
rend indispensable son voyage à l'étranger, Missir se charge
d'organiser en sa faveur une quête parmi les membres de la société,
à laquelle souscrivent les membres arméniens Cricor, Teodor et Apcar
Buiucliu (Bouyouclian), Ion Melic, et d'autres.
Cricor Buiucliu (1840-1912), avait fait des études d'arménologie
à l'Ecole Mouradian de Paris. C'était un juriste connu, membre de la
Cour de cassation roumaine, l'auteur d'études arméniennes et l'initiateur
des études orientales et arméniennes en Roumanie. Son frère, le paysagiste
Teodor-Asdvaçadur Buiucliu (1837-1897), également membre de la
société, était le directeur de l'imprimerie nationale qui publiait le
journal Curierul de Iasi, dont le rédacteur, à l'époque, était
Eminescu. Le professeur de mathématiques à l'Université de Iasi,
Ion Melic (1840-1889), neveu de l'architecte Hagop Melic,
l'un des instigateurs de la révolution de Bucarest en 1848, faisait
également partie de l'entourage du poète. Auteur de nombreux livres
scientifiques et de manuels, Ion Melic avait assumé la direction de
l'Institut académique de Iasi, où, à l'époque,
Eminescu enseignait la logique et l'allemand.
Un autre membre de la Société Junimea, Christea Buiclin (Bouyouklian)
(1857-1916), était un éminent spécialiste de l'époque et un des fondateurs
de l'école roumaine des maladies internes. Une des rues, de Bucarest
porte, aujourd'hui, son nom.
Un antre ami d'Eminescu, son compagnon idéologique, le philosophe Vasile
Conta (1845-1882), plus tard ministre de Roumanie et correspondant,
entre autres, de Darwin et de Büchner, était également d'origine arménienne.
Le professeur Sanda affirme avec raison qu'Eminescu prêtait une
attention particulière aux Arméniens de Roumanie. Nous pouvons ajouter
que cet intérêt s'étendait aux Arméniens tout court.
La publication, récemment entreprise, des quinze mille pages manuscrites
et des milliers d'articles, dont le premier volume a déjà paru,
ne manquera pas de fournir aux spécialistes, des informations précieuses
concernant les liens d'Eminescu avec la communauté arménienne. Dans
le manuscrit n0 2307, Eminescu soulève la question des prérogatives
accordées aux Arméniens par les princes roumains. Ailleurs, il parle
de familles arméniennes portant des noms roumains et conclut que le
nom d'un individu n'en révèle pas forcément la nationalité.
Eminescu était également bien au courant de la vie des habitants de
la ville arménienne de Gherla, en Transylvanie, et de leur situation
économique. Mentionnons, et particulier, le manuscrit n 2264:
"La solution de la question orientale", où l'auteur décrit les souffrances
des Serbes, Grecs, Bulgares et Arméniens, victimes des rigueurs du joug
ottoman. Eminescu connaissait parfaitement l'origine antique et la richesse
de la langue arménienne. Dans un de ses articles il aborde la question
des écoles arméniennes.
Garabed Ibraileanu (1871-1936) a beaucoup fait pour l'étude et
la publication du patrimoine littéraire d'Eminescu. En 1971 l'UNESCO
célébra le centenaire de la naissance de cet éminent critique dont le
prénom atteste l'origine arménienne.
Dans sa Lettre à Sirouni, le célèbre historien roumain Nicolae
Iorga, auteur de nombreuses études arméniennes, écrit que les Arméniens
sont plus accessibles à la poésie d'Eminescu que les Français ou les
Italiens. Le critique roumain G. Avakian a montré les affinités
qui rattachent la poésie d'Eminescu à la poésie arménienne. Il signale
que la Première Lettre du poète évoque le caractère méditatif
des poèmes de Hovhannès Erzenkatsi, de Mekertich Naghach, de Nahapet
Koutchak et d'autres.
En 1914, le publiciste Aris Lazar fut le premier à traduire en
arménien les vers d'Eminescu qu'il inséra dans son Almanach arménien
de Roumanie. Plus tard, Sirouni traduisit de l'original de
nombreux poèmes qu'il lit paraître dans la revue Anahid de A.
Tchobanian (1929), et dans son Araz (1933), avant de les
réunir dans un volume intitulé Mikhaïl Eminescu (1939). Eminescu
à été également traduit, en Roumanie, par les écrivains H. Kintirian,
A. Haroutunian et l'avocat A. Tovmassian. En Arménie,
ce sont G. Borian, G. Emine qui ont traduit ses oeuvres.
Eminescu était l'interprète par excellence des sentiments et des aspirations
du peuple roumain. Comme on l'a pertinemment remarqué, le plus court
chemin vers le coeur du peuple roumain passe par la poésie d'Eminescu.
Il est impossible de connaître la Roumanie si l'on ne comprend pas ce
poète.
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