- Messieurs,
Voilà dix-huit ans, - et bien avant qu’il ne soit fondé en France ou
à Londres des comités arméniens – que l’Europe réunie au congrès de
Berlin avait reconnu elle-même, la nécessité de protéger les sujets
arméniens de la Turquie. Voilà dix-huit ans qu’elle avait inséré dans
le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la
vie, l’honneur des Arméniens. Et il était entendu, en même temps, que
l’Europe devrait demander des comptes annuels, devrait exercer un contrôle
annuel sur les réformes et sur les garanties introduites par le Sultan
dans ses relations avec ses sujets d’Asie Mineure. Eh bien ! Où sont
ces comptes ? Où sont ces contrôles ? Où est la trace de cette intervention
solennellement promise par l’Europe elle-même ? Et lorsque, devant la
faillite de tous ces engagements, lorsque, devant l’indifférence de
l’Europe qui détourne la tête, qui laisse se perpétuer contre l’Asie
Mineure tous les abus antérieurs, qui se contente d’avoir dépecé l’empire
turc, de lui avoir pris au profit des uns ou des autres, la Bulgarie,
la Bosnie, l’Herzégovine et Chypre, et laisse subsister dans ce qui
lui reste de provinces les abus qui avaient servi de prétexte à de nouvelles
interventions ou à de nouvelles spoliations,-…vous vous étonnez que
les Arméniens, qui sont les dupes ou les victimes de cette intrigue
européenne, de ce manquement à la parole européenne, aillent dans les
capitales, à Paris, à Londres, essayer d’éveiller un peu la pitié, l’attention
de l’Europe ! Et c’est contre eux, Monsieur le ministre des Affaires
étrangères de France, qu’au lendemain de ces massacres qui ont fait
cent mille victimes, oubliant que c’est l'Europe qui a manqué à sa parole,
c’est contre ces victimes que vous avez eu ici les paroles les plus
sévères ! [Applaudissements à l’extrême-gauche]
Nous aussi, nous voulons la paix; mais nous ne pensons pas que ce soient
des paroles comme celles qu’a prononcées M. le ministre des Affaires
étrangères, que ce soit une attitude comme celle que nous constatons
par tous les documents, qui puisse assurer pacifiquement le respect
des droits, la sécurités et la vie pour les sujets arméniens.
Il est inutile, à l’heure ou nous sommes, d’étaler de nouveau devant
la Chambre et devant le pays, trop longtemps indifférent ou peu averti,
les horreurs qui ont été accumulées en Asie Mineure. L’essentiel, à
cette heure, c’est de préciser les responsabilités, et non seulement,
comme l’a fait M. de Mun avec sa force souveraine, avec sa sobre et
décisive éloquence, la responsabilité du Sultan, mais la responsabilité
de l’Europe elle-même, et la responsabilité précise du Gouvernement
de la France; et c’est aussi de chercher avec quelque précision quelle
peut être la solution de la question qui est posées à cette heure devant
la conscience européenne.
Oui, messieurs, il a été accumulé contre les populations d’Asie-Mineure
un ensemble de faits dont on a pu dire qu’ils avaient à peine, à ce
degré, quelques précédents. Mais si ces faits avaient été spontanés,
si tous les viols, tous les vols, tous les meurtres, tous les pillages
tous les incendies qui se sont produits en Asie Mineure s’étaient produits
spontanément, il n’y aurait là qu’un élément accoutumé, malgré tout,
de l’histoire humaine.
Et, lorsque, dans les rapports des délégués et de la commission d’Erzeroum
chargés d’examiner les faits qui s’étaient produits à Sassoun, lorsque,
dans les rapports officiels des consuls de l’Europe sur les faits des
six principaux vilayets d’Asie Mineure, j'ai lu le détail des brutalités
atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du
Sultan; lorsque j’y ai vu les premières résistances de cette population
arménienne, si longtemps moutonnière et passive, à l’arbitraire et aux
pilleries des Kurdes; lorsque j’y ai vu les premières rencontres sanglantes
de ces nomades, dans les ravins et les bois, avec les pâtres et les
laboureurs d’Arménie, et la fureur soudaine des Kurdes, et la guerre
d’extermination qui a commencé, et l’émigration des familles arméniennes
partant de leurs maisons détruites par l’incendie; et les vieillards
portés sur les épaules, puis abandonnes en chemin et massacrés; et les
femmes et les mères affolées mettant la main sur la bouche de leur enfants
qui crient, pour n’être pas trahies par ces cris dans leur fuite sous
bois, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines
des arbres et égorgés par centaines; et les femmes enceintes éventrées,
et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes; et les
filles distribuées entre les soldats turcs e les nomades kurdes et violées
jusqu’à ce que les soldats les ayant épuisées d’outrages les fusillent
enfin en un exercice monstrueux de sadisme, avec des balles partant
du bas-ventre et passant au crâne, le meurtre s’essayant à la forme
du viol, et le soir, auprès des tentes ou les soldats et les nomades
se livraient à la même orgie, les grandes fosses creusées pour tous
ces cadavres, et les Arméniens fous de douleur qui s’y précipitaient
vivant; et les prêtres décapités, et leurs têtes ignominieusement placées
entre leurs cuisses; et toute cette population se réfugiant vers les
hauts plateaux; et puis, lorsque tous ces barbares se sont aperçus que
l’Europe restait indifférente, qu’aucune parole de pitié ne venait à
ceux qu’ils avaient massacrés et violentés, la guerre d’extermination
prenant tout à coup des proportions beaucoup plus vastes; et ce n’était
plus de petits groupes qu’on massacrait, mais dans les villes par grandes
masses de 3000 et 4000 victimes en un jour, au son du clairon, avec
la régularité de l’exécution d’une sentence; voilà ce qui a été fait,
voilà ce qu’a vu l’Europe; voilà ce dont elle s’est détournée ! – et
lorsque, je le répète, j'en ai vu le détail, il m’a semblé que toutes
les horreurs de la guerre de Trente ans étaient déchaînées dans cet
horizon oriental lointain et farouche.
Mais ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine
se soit déchaînée là-bas; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce
qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément; c’est
qu’elle a été excitée, encouragée et nourrie dans ses appétits les plus
féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé
plus d’une fois, gravement, sa signature. Car c’est là ce qui domine
tout : c’est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les
massacres. Il a vu que, depuis quinze ans, partout ou il y avait une
agglomération chrétienne, cette agglomération chrétienne tendait à l’autonomie,
soit par son propre mouvement, soit sous des impulsions étrangères;
il a vu qu’ainsi, dès le début de son règne, la Bulgarie, la Serbie,
la Bosnie, l’Herzégovine avaient échappé à l’empire ottoman, et il s’est
dit que les revendications arméniennes, se produisant non loin de cette
île de Chypre devenue, par un codicille secret du traité de Berlin,
un île anglaise, pourraient bien servir de prétexte à de nouveaux démembrements.
Et comme il était incapable de retenir à lui ces populations, pourtant
si douces, par des réformes, par un régime d’équité et de justice; comme
il s’enfonçait de plus en plus, malgré d’hypocrites promesses, dans
un absolutisme aigri et haineux, il n’a plus compté bientôt que sur
une force qui, celle-là, lui resterait fidèle jusqu’à la fin : la force
du vieux sentiment turc, dont parlait avec raison M. de Mun. Et c’est
cette force qu’il a déchaînée contre l’Arménie. Et il a pensé, messieurs,
et pense avec raison, qu’il n’avait, pour aboutir dans ce dessein, qu’à
mettre l’Europe devant le fait accompli, devant le massacre accompli.
Il l’a vue hésitante, incertaine, divisée contre elle-même, et pendant
que les ambassadeurs divisés, en effet, et impuissants le harcelaient,
en pleine tuerie, de ridicules propos de philanthropie et de réformes,
il achevait, lui, l’extermination à plein couteau, pour se débarrasser
aussi de l’hypocrite importunité d’une Europe geignante et complice
comme vous l’êtes. [Applaudissements à l’extrême-gauche.
Interruptions]
En même temps, il se jouait de l’Europe, il se jouait de vous et de
l’humanité. Ah! Vous avez décidé qu’il y aurait à Erzeroum une commission
d’enquête sur les premiers massacres de Sassoun; vous avez décidé que
des délégués européens seraient adjoints à cette commission d’enquête!
Mais, lisez, monsieur le ministre – vous les avez lus assurément- les
procès-verbaux de la commission, et vous verrez que la commission turque
a toujours refusé aux délégués européens de se transporter sur les points
ou s’étaient produits les plus abominables massacres afin de recueillir
subitement sur place des témoignages sincères; vous verrez aussi par
le procès de Tamayan en 1894, dont parle le consul d’Angora, à quels
procédés sauvages le gouvernement du Sultan avait recours pour obtenir
en sa faveur des témoignages mensongers. Il s’agissait de faire dire
aux Arméniens par force, en leur extorquant dans les tortures leurs
signatures, que c’étaient eux qui avaient commencé. Il y avait partout
des fonctionnaires qui se sentaient responsables et qui se disaient
: « l’Europe interviendra peut-être demain et le Sultan sera obligé
de nous demander des comptes ». Et le Sultan lui-même voulait pouvoir
prouver aux ambassadeurs qui passaient au palais, sa bonne foi et la
bonne foi de ses bons sujets; et l’on exigeait des Arméniens, à l’heure
même ou leurs familles râlaient sous le meurtre, qu’ils attestassent
que c’étaient eux les coupables, que c’étaient eux qui avaient commencé;
et il y a un de vos consuls qui raconte qu’un des principaux témoins
a été torturé comme je vais vous dire : on lui trépanait doucement la
tête, puis on y introduisait une coquille de noix ou de noisette remplie
de poix et, dans l’intervalle des évanouissements successifs que provoquait
cette atrocité, on lui disait : « Veux-tu maintenant signer que ce sont
tes frères d’Arménie qui ont commencé » ? Voilà les témoignages que
l’on apportait à l’Europe ! Voilà la vérité sur la responsabilité du
Sultan!
Mais il y a – et il n’est pas besoin d’être diplomate pour le démêler
– il y a aussi une responsabilité de l’Europe, et c’est notre devoir
à tous, avec ce large patriotisme européen dont je remercie M. Denys
Cochin d’avoir parlé avec une pénétrante éloquence, c’est notre devoir
à tous si l’Europe a failli à sa mission, si, divisée contre elle-même
par des convoitises, par des jalousies, par des égoïsmes inavouables,
elle a laissé égorger là-bas tout un peuple qui avait le droit de compter
sur sa parole, uniquement parce qu’elle avait peur de se battre dans
le partage des dépouilles; c’est notre devoir, à nous, de venir confesser
ici les fautes et es crimes de l’Europe pour qu’elle soit tenue aux
réparations nécessaires [Applaudissements à l’extrême-gauche
et sur plusieurs bancs à gauche.]
Oui, et dans cette responsabilité générale de l’Europe dite chrétienne
et civilisée, il y a trois peuples, parmi lesquels j’ai la douleur profonde
de compter le nôtre, il y a trois peuples qui ont assumé une responsabilité
particulièrement pesante, et ces trois peuples sont l’Angleterre, la
Russie et la France.
- Page
2 : 15 mars 1897
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