Discours de Jean Jaurès

à la Chambre des Députés

Paris, le 15 mars 1897

  • Source :
    - Les Grands Orateurs Républicains
    - Tome IX, Jaurès, pp 133-136
    - Préfacé par Georges Bourgin, Directeur Honoraire des Archives de France,
    - Les Éditions Héméra, 1949-1950
autre portrait à venir

Recherche bibliographique et numérisation : Maître Haytoug Chamlian (Montréal, Québec)

  • - «Lorsque le Sultan voit que, pendant trois années, il a pu, grâce au sommeil complaisant de l’Europe, conduire impuni des massacres qui n’ont peut-être pas de précédents dans les derniers siècles de l’histoire humaine»...

  • - «... c’est peut-être notre paix à nous, et pour le moment notre paix étroite, notre paix égoïste. Mais ce n’est pas une paix que cette paix sanglante, c’est la caricature de la paix, c’est la forme la plus odieuse de la guerre !»

  • [extraits]:
    « (...) Non ! Le péril pour la paix n’est pas là ! Il est précisément dans la politique que vous suivez. Et pourquoi ? Parce qu’elle va constituer, parce qu’elle constitue déjà pour le Sultan [Abdul-HAmid II] l’encouragement le plus dangereux à la fois pour l’humanité et pour la paix. Tout à l’heure, l’honorable M. Denys Cochin demandait à M. le ministre des Affaires étrangères de lier la question de la Turquie à celle de la Grèce et de menacer la Turquie si elle ne réalisait pas des réformes, comme il va menacer la Grèce si elle ne retire pas ses troupes. Et je m’étonnais de la confiance que paraît avoir encore l’honorable M. Denys Cochin dans l’espèce de coercition affectueuse à exercer sur le Sultan (nouveaux applaudissements à l’extrême-gauche).

    Mais au-dessus des déclarations, il y a les leçons de choses que le Sultan, à l’heure actuelle, reçoit de l’Europe. Lorsque le Sultan voit que, pendant trois années, il a pu, grâce au sommeil complaisant de l’Europe, conduire impuni des massacres qui n’ont peut-être pas de précédents dans les derniers siècles de l’histoire humaine, lorsqu’il voit l’Europe, se levant dans le premier sursaut de ce réveil tardif, au lieu de se tourner vers les victimes du Sultan pour guérir leurs blessures...(Bruit au centre), au lieu de se tourner vers les populations opprimées, pour les aider à conquérir leur indépendance, se faire d’abord, pour première démarche, pour première politique, la servante de ses intérêts à lui, il se dit qu’il tient l’Europe dans ses mains, qu’il peut, à son gré, jouer d’elle. (Applaudissements à l’extrême-gauche).

    Et qu’a-t-il vu depuis trois semaines ? Quel spectacle de sa propre force, quelle glorification de sa propre impunité et de son propre crime allez-vous lui donner demain ? Il y avait eu des populations arméniennes résignées : pour celles-là, l’oubli. Il y a un petit peuple crétois qui se soulève, et l’Europe alors vient au secours du Sultan, pour monter la garde autour de l’île de Crète et pour écraser ces populations opprimées. Comment voulez-vous que demain, lorsque,(...) vous irez proposer au Sultan des réformes, celui-ci prenne votre langage au sérieux ? Dès maintenant, vous l’avez investi de l’impunité de l’Europe. Mais bien mieux ! Avant que le Sultan ait pu par de premières mesures réformatrices se réhabiliter lui-même devant le monde de l’œuvre sanglante qu’il a accomplie, vous le choisissez pour collaborateur en Crète.(...)

    C’est vous qui jetez ainsi en Orient le plus redoutable germe de guerre. Ce que je dis là ne sont pas de vaines prophéties. Il semblait que le Sultan, averti enfin par l’indignation tardive de l’Europe, allait suspendre les massacres arméniens, et M. le ministre des Affaires étrangères lui avait écrit au lendemain des interpellations qui s’étaient débattues ici [re: intervention de Jaurès à la séance du 3 novembre 1896 de la Chambre des Députés]: «Il ne faut plus qu’il soit versé une goutte de sang». Mais il a repris confiance, il ne vous redoute plus; il voit tout à coup que vous restez encore ses meilleurs soutiens et ses meilleurs amis. Et voici qu’à l’heure même où nous parlons, les massacres d’Arménie recommencent, les populations arméniennes sont massacrés de nouveau, et le Sultan ne nous permet pas d’oublier une minute à quelle collaboration vous vous résignez, en acceptant l’action des troupes ottomanes pour la pacification de la Crète. (Applaudissements à l’extrême-gauche).

    La Chambre sait donc ce qu’elle fait, ce qu’elle vote à cette heure. Ce qu’on lui demande d’instituer, ce n’est pas la paix : c’est peut-être notre paix à nous, et pour le moment notre paix étroite, notre paix égoïste. Mais ce n’est pas une paix que cette paix sanglante, c’est la caricature de la paix, c’est la forme la plus odieuse de la guerre ! »
Recherche iconographique et présentation : Nil Agopoff (Paris)
Le XX° siècle

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