Լամարթին





Lamartine et son voyage en Orient
- Té
moignages sur les Arméniens
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Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833.

[...p215] DAMAS, 2 avril 1833.

Revêtu du costume arabe le plus rigoureux, j' ai parcouru ce matin les principaux quartiers de Damas, accompagné seulement de M Baudin, de peur qu' une réunion un peu nombreuse de visages inconnus n'attirât l' attention sur nous. Nous avons circulé d' abord pendant assez longtemps dans les rues sombres, sales et tortueuses du quartier arménien. On dirait un des plus misérables villages de nos provinces. Les maisons sont construites de boue ; elles sont percées, sur la rue, de quelques petites et rares fenêtres grillées, dont les volets sont peints en rouge. Elles sont basses, et les portes surbaissées ressemblent à des portes d' étables. Un tas d' immondices et une mare d' eau et de [p216] fange règnent presque partout autour des portes.

Nous sommes entrés cependant dans quelques-unes de ces maisons des principaux négociants arméniens, et j' ai été frappé de la richesse et de l' élégance de ces habitations à l' intérieur. Après avoir passé la porte et franchi un corridor obscur, on se trouve dans une cour ornée de superbes fontaines jaillissantes en marbre, et ombragées d' un ou de deux sycomores, ou de saules de Perse. Cette cour est pavée en larges dalles de pierre polie ou de marbre ; des vignes tapissent les murs. Ces murs sont revêtus de marbre blanc et noir ; cinq ou six portes, dont les montants sont de marbre aussi, et sculptées en arabesques, introduisent dans autant de salles ou de salons où se tiennent les hommes et les femmes de la famille. Ces salons sont vastes et voûtés. Ils sont percés d' un grand nombre de petites fenêtres très-élevées, pour laisser sans cesse jouer librement l' air extérieur. Presque tous sont composés de deux plans : un premier plan inférieur, où se tiennent les serviteurs et les esclaves ; un second plan élevé de quelques marches, et séparé du premier par une balustrade en marbre ou en bois de cèdre merveilleusement découpée. En général, une ou deux fontaines en jets d' eau murmurent dans le milieu ou dans les angles du salon. Les bords sont garnis de vases de fleurs ; des hirondelles ou des colombes privées viennent librement y boire, et se poser sur les bords des bassins. Les parois de la pièce sont en marbre jusqu' à une certaine
hauteur. Plus haut, elles sont revêtues de stuc et peintes en arabesques de mille couleurs, et souvent avec des moulures d' or extrêmement chargées. L' ameublement consiste en de magnifiques tapis de Perse ou de Bagdhad qui couvrent partout le plancher de marbre ou de cèdre, et en une grande quantité de coussins [p217] ou de matelas de soie épars au milieu de l' appartement, et qui servent de siéges ou de dossiers aux personnes de la famille. Un divan recouvert d' étoffes précieuses et de tapis infiniment plus fins règne au fond et sur les contours de la chambre. Les femmes et les enfants y sont ordinairement accroupis ou étendus, occupés des différents travaux du ménage. Les berceaux des petits enfants sont sur le plancher, parmi ces tapis et ces coussins ; le maître de la maison a toujours un de ces salons pour lui seul ; c' est là qu' il reçoit les étrangers ; on le trouve ordinairement assis sur son divan, son écritoire à long manche posée à terre à côté de lui, une feuille de papier appuyée sur son genou ou sur sa main gauche, et écrivant ou calculant tout le jour, car le commerce est l' occupation et le génie unique des habitants de Damas.

Partout où nous sommes allés rendre des visites qu' on nous avait faites la veille, le propriétaire de la maison nous a reçus avec grâce et cordialité; il nous a fait apporter les pipes, le café, les sorbets, et nous a conduits dans le salon où se tiennent les femmes. Quelque idée que j' eusse de la beauté des syriennes, quelque image que m' ait laissée dans l' esprit la beauté des femmes de Rome et d' Athènes, la vue des femmes et des jeunes filles arméniennes de Damas a tout surpassé. Presque partout nous avons trouvé des figures que le pinceau européen n' a jamais tracées, des yeux où la lumière sereine de l' âme prend une couleur de sombre azur, et jette des rayons de velours humides que je n' avais jamais vus briller dans des yeux de femme ; des traits d' une finesse et d' une pureté si exquises, que la main la plus légère et la plus suave ne pourrait les imiter, et une peau si transparente [p218] et en même temps si colorée de teintes vivantes, que les teintes les plus délicates de la feuille de rose ne peuvent en rendre la pâle fraîcheur; les dents, le sourire, le naturel moelleux des formes et des mouvements, le timbre clair, sonore, argentin de la voix, tout est en harmonie dans ces admirables apparitions. Elles causent avec grâce et une modeste retenue, mais sans embarras,et comme accoutumées à l' admiration qu'elles inspirent ; elles paraissent conserver longtemps leur beauté dans ce climat qui conserve, et dans une vie d' intérieur et de loisir paisible, où les passions factices de la société n' usent ni l' âme ni le corps. Dans presque toutes les maisons où j' ai été admis, j' ai trouvé la mère aussi belle que ses filles, quoique les filles parussent avoir déjà quinze à seize ans ; elles se marient à douze ou treize ans. Les costumes de ces femmes sont les plus élégants et les plus nobles que nous ayons encore admirés en orient : la tête nue et chargée de cheveux dont les tresses, mêlées de fleurs, font plusieurs tours sur le front, et retombent en longues nattes des deux côtés du cou et sur les épaules nues ; des festons de pièces d' or et des rangées de perles mêlées dans la chevelure ; une petite calotte d' or ciselé au sommet des cheveux ; le sein à peu près nu ; une petite veste à manches larges et ouvertes, d' une étoffe de soie brochée d' argent ou d' or ; un large pantalon blanc descendant à plis jusqu' à la cheville du pied ; le pied nu haussé d' une pantoufle de maroquin jaune ; une longue robe de soie d' une couleur éclatante descendant des épaules, ouverte sur le sein et sur le devant du pantalon, et retenue seulement autour des hanches par une ceinture dont les bouts descendent jusqu' à terre. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces ravissantes femmes ; nos visites et nos conversations se sont prolongées [p219] partout, et je les ai trouvées aussi aimables que belles ; les usages de l' Europe, les costumes et les habitudes des femmes d' occident ont été en général le sujet des entretiens ; elles ne semblent rien envier à la vie de nos femmes ; et quand on cause avec ces charmantes créatures, quand on trouve dans leurs conversations et dans leurs manières cette grâce, ce naturel parfait, cette bienveillance, cette sérénité, cette paix de l' esprit et du coeur qui se conservent si bien dans la vie de famille, on ne sait ce qu' elles auraient à envier à nos femmes du monde, qui savent tout, excepté ce qui rend heureux dans l' intérieur d' une famille, et qui dilapident en peu d' années, dans le mouvement tumultueux de nos sociétés, leur âme, leur beauté et leur vie. Ces femmes se voient quelquefois entre elles ; elles ne sont pas même entièrement séparées de la société des hommes ; mais cette société se borne à quelques jeunes parents ou amis de la maison, parmi lesquels, en consultant leur inclination et les rapports de famille, on leur choisit de très-bonne heure un fiancé. Ce fiancé vient alors de temps en temps se mêler, comme un fils, aux plaisirs de la maison.

J' ai rencontré là un chef des arméniens de Damas, homme très-distingué et très-instruit ; Ibrahim l'a mis à la tête de sa nation dans le conseil municipal qui gouverne la ville en ce moment. Cet homme, bien qu'il ne soit jamais sorti de Damas, a les notions les plus justes et les mieux raisonnées sur l' état politique de l' Europe, sur la France en particulier, sur le mouvement général de l' esprit humain à notre époque, sur la transformation des gouvernements modernes, et sur l' avenir probable de la civilisation. Je n' ai pas rencontré en Europe un homme dont les vues à cet égard [p220] fussent plus exactes et plus intelligentes : cela est d' autant plus étonnant, qu' il ne sait que le latin et le grec, et qu' il n' a jamais pu lire ces ouvrages ou ces journaux de l' occident où ces questions sont mises à la portée de ceux mêmes qui les répètent sans les comprendre. Il n' a jamais eu non plus occasion de causer avec des hommes distingués de nos climats. Damas est un pays sans rapports avec l' Europe. Il a tout compris au moyen de cartes géographiques et de quelques grands faits historiques et politiques qui ont retenti jusque-là, et que son génie naturel et méditatif a interprétés avec une merveilleuse sagacité. J' ai été charmé de cet homme ; je suis resté une partie de la matinée à m' entretenir avec lui : il viendra ce soir et tous les jours. Il entrevoit, comme moi, ce que la providence semble préparer pour l' orient et pour l' occident, par l' inévitable rapprochement de ces deux parties du monde se donnant mutuellement de l' espace, du mouvement, de la vie et de la lumière. Il a une fille de quatorze ans qui est la plus belle personne que nous ayons vue; la mère, jeune encore, est charmante aussi. Il m' a présenté son fils, enfant âgé de douze ans, dont l' éducation l' occupe beaucoup. " vous devriez, lui ai-je dit, l' envoyer en Europe, et lui faire donner une éducation comme celle que vous regrettez pour vous-même; je la surveillerais. -hélas ! M' a-t-il répondu, j' y pense sans cesse, j' y ai pensé souvent : mais si l' état de l' orient ne change pas encore, quel service aurai-je rendu à mon fils en l' élevant trop, par ses connaissances, au-dessus de son temps et du pays où il doit vivre ? Que fera-t-il à Damas quand il y reviendra avec les lumières, les moeurs et le goût de liberté de l' Europe ? S' il faut être esclave, il vaut mieux n' avoir jamais été qu' esclave. " [p221] après ces différentes visites, nous avons quitté le quartier arménien, séparé d' un autre quartier par une porte qui se ferme tous les soirs. "

  • Note d'un voyageur, Alphonse de Lamartine, pages 215 à 220
Mise en page et présentation : Nil Agopoff (Paris)
à compléter

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