- Nansen dut souvent aider des réfugiés, mais
l'impression la plus pénible fut celle qu'il reçut de la tragédie des
Arméniens. Au cours de son histoire, dès la plus haute Antiquité, ce
petit peuple doué, cultivé et courageux souffrit des guerres et de toute
sorte de catastrophes. A notre époque, les plus grands malheurs furent
son partage et sa destinée est des plus tristes. Et notons que l'Europe
est bien coupable : elle ne fit aucune tentative de modifier quoi que
ce soit jusqu'à ce que les Turcs entreprirent l'extermination systématique
du peuple arménien. Ensuite, lorsque les survivants essayèrent de s'organiser
d'une façon ou d'une autre, les politiciens des grandes puissances firent
semblant d'avoir oublié l'existence de ce peuple. Jusqu'a la fin de
ses jours, mon père ne put oublier la déception que lui causa l'inaction
de la Ligue des Nations. Dans la préface de son livre "A travers l'Arménie",
publié en 1927, il écrivit: "Je ne puis imaginer qu'on ne soit
pas profondément bouleversé en apprenant la destinée tragique de ce
peuple remarquable. Bien que l'imperfection de ce récit me pèse, j'espère
néanmoins que les faits exposés sur ces pages éveilleront la conscience
de l'Europe".
L'Arménie ancienne, située entre le Tigre et l'Ararat, occupait une
position fort dangereuse à la limite de deux parties du monde. C'est
par-là que passaient les voies commerciales du monde antique, mettant
en relation le bassin de la Mer Noire et l'Asie, et les Arméniens, que
Xénophon caractérisa comme "un peuple pacifique, riche et hospitalier",
éprouvèrent pleinement ce que c'était que d'avoir des voisins puissants
et belliqueux. Pareils à tous les peuples persécutés, ils acquirent
des traits de caractère défensifs. La patience, la persévérance et l'initiative
des Arméniens les aidaient à s'adapter facilement chaque fois que les
conditions changeaient, mais cette capacité de travail et cet esprit
d'initiative ne les faisaient pas toujours aimer dans les pays où ils
émigraient et où ils s'efforçaient de commencer une vie nouvelle.
Le christianisme fut introduit en Arménie dès les premiers siècles de
notre ère et, malgré de nombreuses et sanglantes guerres religieuses,
les chrétiens arméniens se distinguèrent par leur union. Leurs monastères
étaient des centres culturels et la fidélité au christianisme coûta
cher au peuple au cours de ses conflits avec les Turcs. Plus d'une fois,
les hordes ennemies envahirent le pays, chassant la population de ses
terres, mais les survivants revenaient de leurs refuges de montagne,
des monastères ou des pays voisins où ils avaient trouvé asile pour
retrouver leurs foyers détruits, leur pays ravagé et tout recommencer
de zéro. Cela se passa toujours ainsi.
Après la Première Guerre mondiale, les terres situées entre l'Asie Mineure
et la Mer Caspienne et peuplées d'Arméniens furent partagées entre la
Turquie et la Russie. Par des promesses d'autonomie, les Jeunes Turcs
essayèrent de provoquer une insurrection d'Arméniens contre la Russie,
mais leur proposition fut rejetée. Les Turcs considérèrent cela comme
une entente secrète avec la Russie et, après la défaite de la Turquie
en 1915, tout leur dépit et leur mécontentement se tournèrent vers la
minorité arménienne. Les Jeunes Turcs décidèrent d'agir radicalement
et d'en terminer une fois pour toutes avec les Arméniens. Cette politique
n'était pas nouvelle. Les Turcs l'avaient appliquée auparavant. En 1876,
Gladstone protestait déjà contre le terrorisme turc, le caractérisant
comme une honte mondiale. Des dizaines de milliers d'Arméniens furent
tués sous Abdülhamid et les Turcs préparaient un massacre du même genre,
mais de plus grande envergure.
Les persécutions commencèrent en Cilicie qui avait échappé aux massacres
sous Abdülhamid. Environ vingt mille Arméniens furent chassés dans le
désert et les marécages. Dans les autres villes et villages, la situation
était à peu près la même. A Van, les Arméniens résistèrent aux massacreurs
et le ministre de l'Intérieur de Turquie se servit de ce prétexte pour
arrêter tous les fonctionnaires d'origine arménienne de Constantinople.
Six cents chercheurs, juristes, médecins, écrivains et prêtres furent
déportés en Asie Mineure; cette action fut caractérisée par le gouvernement
comme,"mesures provisoires de précaution" et un rapide retour
fut promis aux exilés. Huit personnes seulement revinrent de cet exil.
C'est ainsi que furent éliminés les principaux défenseurs des intérêts
du peuple arménien et l'on put commencer tranquillement la réalisation
de ce qui avait été médité.
"En juin 1915 s'accomplirent des atrocités, écrit Nansen,
dont l'histoire n'a jamais connu la pareille".
Les Arméniens étaient expulsés de tous les villages et bourgs de la
Cilicie, de la Mésopotamie et de l'Asie Mineure. C'étaient d'interminables
colonnes de condamnés à mort. L'on présumait que ceux qui ne mourraient
pas en route, périraient ensuite de faim. Dès que commença la déportation,
les gendarmes se mirent à tuer les hommes et les adolescents. Les femmes,
les enfants et les vieillards étaient chassés de plus en plus loin,
les jeunes femmes étaient vendues en route à ceux qui proposaient le
plus d'argent. Le typhus sévissait et les cadavres encombraient le talus
et empoisonna ient l'air. Ceux qui ne moururent pas en route furent
conduits vers les déserts syriens où les attendait une mort certaine.
Le 31 août 1915, le ministre des Affaires étrangères de la Turquie pouvait
assurer à l'ambassadeur allemand de Constantinople : "La question
arménienne n'existe plus". Mais il se trompait. Lorsque l'écho des
cauchemars de l'été 1915 de l'Arménie Turque atteignit les capitales
européennes, il y provoqua de l'indignation et de l'horreur. Les gouvernements
alliés promirent aux Arméniens qu'à condition de se battre à leurs côtés,
ceux-ci rentreraient en possession de leurs terres. Des volontaires
arméniens du monde entier s'enrôlèrent sous les drapeaux des Alliés.
Plus de 200 mille Arméniens moururent en combattant pour l'Entente.
Les Turcs les déclarèrent traîtres, bien qu'ils se battissent contre
les bourreaux de leur peuple.
En 1918 après la défaite de l'Allemagne et de la Turquie, les Arméniens
purent retourner dans leur patrie. Les Alliés trouvaient qu'ils avaient
ainsi tenu parole. Mais pour assurer leur sécurité, il fallait faire
entrer les troupes alliées en Arménie Turque, ce qui ne fut pas fait.
Les Turcs étaient de nouveau les maîtres du pays et, une fois de plus,
les Arméniens étaient trahis. Le dernier acte de la tragédie commença.
En 1922, sous Kemal pacha, lorsque les Grecs furent chassés d'Asie Mineure,
un grand nombre d'Arméniens se mêlèrent aux fuyards. Tous leurs biens
furent confisqués, leur valeur atteignit plusieurs milliards.
Cette fois, la cruauté ne s'expliquait même pas par le fanatisme religieux,
puisque les Jeunes Turcs étaient presque absolument irréligieux. Les
Arméniens étaient chassés d'Anatolie et l'Europe le prenait très tranquillement.
Cependant, en Arménie russe, avec l'obstination qui leur était propre,
les Arméniens se mirent à relever des ruines leur pays ravagé. Certaines
organisations apportèrent des secours aux réfugiés qui submergeaient
ce petit territoire et sauvèrent des milliers d'enfants.
Pendant la Conférence de Paris, un Congrès pan arménien, constitué de
représentants d'Arméniens de différents pays, formula l'exigence de
créer un Etat indépendant, comme l'avaient promis les Alliés et le 19
janvier 1920, le Conseil suprême de la conférence décréta qu'il reconnaissait
le gouvernement de l'Etat arménien et proposa à la Ligue des Nations
de prendre la défense de cette république indépendante comme d'un Etat
sous mandat. Mais la Ligue des Nations répondit qu'elle n'en avait pas
les moyens et que ce genre d'activités ne faisait pas partie de ses
obligations. A son tour, la Ligue des Nations proposa ce mandat aux
USA Le président Wilson était prêt à donner son accord, mais le Sénat
refusa.
A la Conférence de Sèvres entre les Aillés et la Turquie, le 10 août
1920, on signa un accord, selon lequel l'Arménie était reconnue un Etat
libre, indépendant et souverain. Trois mois plus tard le président Wilson
détermina ses frontières et l'Arménie reçut un territoire de 87 mille
kilomètres carrés. C'était évidemment beaucoup moins qu'on ne l'avait
présumé, mais le peuple arménien s'en serait contenté Si les grandes
puissances avaient entrepris sa défense. Voyant l'indifférence des gouvernements,
Kémal pacha, violant le Traité de Sèvres, envahit l'Arménie.
"Les grandes puissances restaient indifférentes. Ayant permis
aux Arméniens de verser leur sang pour les Alliés, elles leur avaient
donné en retour un papier sans valeur", écrivit Nansen.
En avril 1920, le Pouvoir soviétique fut instauré à Batoumi, tandis
qu'en septembre, à l'ouest les Turcs passèrent à l'offensive et prirent
Kars et Alexandropole. Les Arméniens n'avaient ni munitions de guerre,
ni équipement, ni vivres pour les soldats. Et personne ne vint à leur
aide.
En Arménie russe, en décembre 1920, une république soviétique fut déclarée
avec comme capitale à Erevan. Toutefois, l'ancien gouvernement revint
quelques mois plus tard. En avril 1921, les troupes rouges entrèrent
dans le pays et l'Arménien Miasnikian prit la tête du gouvernement.
Les hommes les plus capables du pays commencèrent la restauration de
son économie. La misère était terrible, tout avait été détruit par les
interminables guerres et invasions. En automne, la famine se déclara
et des centaines de gens en tombèrent victimes.
Dès la première session de la Ligue des Nations, Nansen avança la proposition
d'admettre l'Arménie parmi ses membres et souligna que le pays avait
besoin de secours.
Pendant la seconde session, il souleva de nouveau cette question et
Robert Cecil proposa un projet de résolution, déclarant qu'il fallait
"donner une patrie" au peuple arménien. La résolution fut adoptée
à l'unanimité. A la Conférence de Lausanne, cette nécessité fut de nouveau
exposée par Lord Keynes qui caractérisa la question arménienne comme
"l'une des pages les plus honteuses de l'Histoire". Néanmoins,
le traité de paix fut signé sous une forme qui ne tenait aucun compte
de l'existence des Arméniens.
En 1924, Stanley Baldwin, leader des conservateurs de Grande-Bretagne,
et Henry Asquith, chef du parti libéral, adressèrent à Ramsay Macdonald,
leader des travaillistes et Premier ministre, la demande instante d'assigner
une importante somme d'argent pour venir en aide aux Arméniens. La demande
était argumentée en cinq clauses:
1. Les promesses d'aide des Alliés avaient déterminé les Arméniens à
participer à la guerre à leurs côtés.
2. Pendant la guerre et après, les hommes d'Etat des pays alliés avaient
plus d'une fois pris l'obligation d'assurer la liberté et l'indépendance
des Arméniens.
3. La Grande-Bretagne était partiellement responsable pour l'expulsion
des Arméniens
de l'Arménie turque après le massacre de Smyrne.
4. Les cinq millions de livres sterling déposés par les Turcs à Berlin
et qui, après la conclusion de l'Armistice, étaient passés à la Grande-
Bretagne, étaient pour la plupart de l'argent arménien.
5. L'état des réfugiés était intolérable et constituait un reproche
aux puissances occidentales.
Il est hors de doute que Macdonald et les travaillistes auraient satisfait
cette exigence, pensait Nansen, mais le gouvernement fut contraint à
démissionner et les conservateurs menés par Baldwin prirent le pouvoir.
"Donc, cela doit se faire maintenant?" Mais le gouvernement
de Baldwin se refusa à entreprendre quoi que ce fût pour secourir le
peuple arménien et les réfugiés.
"On se demande en désespoir de cause à quoi tout cela servait? Est-ce
que vraiment ce n'étaient que des mots en l'air? Et la Ligue des Nations?
Elle ne se sent pas responsable non plus?", disait Nansen.
En 1924, Nansen reçut du Conseil de la Ligue la mission de s'occuper
des réfugiés arméniens. Il refusa d'abord, car il ne voyait aucune possibilité
d'apporter une aide tant soit peu efficace. Mais lorsque le Conseil
s'adressa une deuxième fois à lui et lui proposa d'entreprendre quelque
chose en collaboration avec le Bureau international du travail, il vint
en Arménie russe à la tête d'une commission d'experts, afin de voir
si le pays était en état d'accueillir encore un certain nombre de réfugiés.
Les représentants du Pouvoir soviétique acceptèrent d'admettre la commission
à condition qu'elle travaillerait avec la participation d'un comité
nommé par le gouvernement arménien. Nansen en fut même content. Les
collaborateurs arméniens étaient compétents et leur connaissance du
pays et du peuple facilita considérablement le travail de la commission
dont l'itinéraire passait par Batoumi et Tiflis jusqu'à Erévan. La commission
établit qu'environ 33 mille hectares de terre de cette région pouvaient
être cultivés et qu'ils pourraient nourrir 25 mille personnes de plus.
Un emprunt d'un million de livres était toutefois nécessaire. Le prix
de la terre cultivée dépasserait de plusieurs fois la somme de l'emprunt.
Les gouvernements arménien et russe étaient prêts à donner des garanties
et le gouvernement arménien prit l'obligation d'affecter tous les impôts
reçus des nouveaux - venus à l'amortissement de la dette.
La commission assista à l'inauguration d'un canal d'irrigation arménien.
L'installation était des plus impressionnantes et, d'après Nansen, elle
avait coûté étonnamment bon marché.
Partout, la commission était accueillie avec hospitalité, aussi bien
par le gouvernement que par le peuple. A la veille du départ de la commission,
la ville organisa en son honneur une soirée d'adieux en présence du
chef du gouvernement et de son épouse. Au début du programme, on exécuta
pour Nansen une pièce de Grieg pour quatuor à cordes, puis les hôtes
écoutèrent de la musique folklorique arménienne et les oeuvres d'auteurs
arméniens. Pendant le banquet, Nansen fut fêté comme "grand
ami de l'humanité, venu du Nord, dont le nom serait pour les générations
futures exemple de courage, aussi bien dans sa lutte contre les gouvernements
traîtres de l'Europe Occidentale que contre les glaces de l'Arctique".
Nansen était incapable d'oublier même une seule minute les sanglantes
horreurs qu'avaient récemment vécues ces gens. Il convint avec son ami
Kourguénian qui dit: "N'est-il pas vrai qu'un peuple dont l'âme
a donné naissance à une telle musique ne peut mourir?".
Le lendemain, le train les emportait à travers la vallée:
"Au sud, s'élève l'Ararat et l'on voit très nettement sa cime
puissante. L'énorme coupole enneigée scintille aux rayons du soleil
couchant. Cette puissante montagne nous sauta aux yeux à notre arrivée,
elle domine tout le pays. A présent que nous partons, elle se dresse
de nouveau devant nous.
En signe d'adieu, le mont géant a enlevé son chapeau de nuages. Nous
voyons défiler devant nous les images du passé de ce peuple qui vécut
ici depuis des temps immémoriaux, dans ces mêmes vallées, à l'ombre
de l'Ararat et de l'Alaguiaz. Combien de luttes, de misère, de souffrances
inévitables et si peu de victoires! Y a-t-il au monde un autre peuple
qui ait tant souffert et qui n'ait pas disparu?"
Nansen était convaincu que le seul lieu où ce peuple trouverait
sa patrie était cette petite république. Afin de commencer certains
travaux, il demanda 900 mille livres à la Ligue des Nations.
"Enfin, le peuple arménien possède une patrie et je veux demander
aux membres de cette assemblée s'ils croient possible de lui trouver
un autre asile? Je crois connaître d'avance la réponse. C'est pourquoi
je demande à l'assemblée de m'aider à réaliser cette unique possibilité
de tenir toutes les promesses données au peuple arménien dans le passé".
La majorité des gouvernements des pays membres de la Ligue donnèrent
leur consentement et il semblait que cette fois, les promesses seraient
enfin tenues. Mais au dernier moment, Winston Churchill, alors ministre
des finances, télégraphia que la Grande-Bretagne ne pouvait soutenir
cette proposition et sabota ainsi toute l'entreprise.
Nansen en fut ulcéré. Il rendit visite à son ami Robert Cecil pour déverser
toute son amertume: "Au diable votre gouvernement malhonnête
!" - "Tous les gouvernements sont malhonnêtes", lui répondit
lord Cecil.
Quelques jours plus tard, Nansen se promenait solitairement au bord
du Lac de Genève. Il y rencontra- par hasard Archak Safrastian, représentant
arménien à la Ligue des Nations. Tous les deux étaient perdus dans les
mêmes pensées douloureuses et les explications étaient superflues.
"Je crois que les gouvernements des pays occidentaux ont décidé
d'oublier l'accord conclu avec l'Arménie et ils refuseront d'aider les
réfugiés, dit Nansen. Un jour ou l'autre, le destin le leur revaudra.
Quand au peuple, il survivra et revendiquera ses authentiques droits
nationaux. N'en doutez pas".
Les débats de la Ligue des Nations eurent pour résultat la création
d'une nouvelle commission. Cette situation pouvait durer encore de longues
années. De retour d'Arménie, cette nouvelle commission conclut que le
plan était parfaitement réalisable, mais que les possibilités de la
banque russe étaient douteuses. Pourrait-elle présenter les garanties
nécessaires?
En 1926, Nansen contraignit la Ligue des Nations à s'occuper une fois
de plus de la question arménienne. Il ne demandait plus que 300 mille
livres pour verser une petite indemnité à chaque réfugié. Le
gouvernement allemand, qui n'avait pris aucune obligation, proposa une
somme de 50 mille livres; les gouvernements de la Grèce, du Luxembourg
et de la Norvège promirent aussi une certaine aide. Mais les grandes
puissances s'élevèrent. comme par le passé contre cette proposition
et le projet s'écroula. A quoi auraient alors servi tous ces commissions,
demandait Nansen indigné. Fallait-il les créer si les gouvernements
n'avaient pas l'intention d'entreprendre quoi que ce fût? Si même les
plus modestes exigences leur semblent trop grandes?
Nansen ne voulait pas se rendre et il partit pour l'Amérique pour y
donner un cycle de conférences. Au cours de ce long et fatigant voyage
au Canada et aux Etats-Unis, il était accompagné de son épouse et de
sa fille cadette. Nansen y défendait la cause des Arméniens et de la
Ligue des Nations.
En Europe aussi, Nansen prenait souvent la parole en faveur de l'Arménie.
Quelquefois, ces tournées étaient beaucoup plus longues qu'il ne le
projetait. Une fois, il partit en août et revint trois mois plus tard,
vêtu du même complet d'été, sombre, fatigué et désolé de tout le malheur
qu'il avait vu autour de lui.
Mais à peine de retour, il envoya chercher Eve pour qui il avait acheté
à l'étranger une petite robe, des souliers et quelques menus objets.
Cela lui fit oublier pour quelques instants ses pensées sombres.
En 1926, il réussit à fonder un Comité arménien uni dont il assuma la
présidence. Le Comité était constitué d'amis de l'Arménie représentant
l'Amérique, l'Angleterre, la France, la Belgique, l'Italie, ainsi que
les organisations de la Croix Rouge, d'Aide au Proche-Orient, etc. La
Ligue des Nations continuait à ne soutenir aucune proposition et Nansen
en était fort affligé. Dans son livre "A travers l'Arménie",
il exprime ses sentiments.
"La Ligue des Nations pense-t-elle avoir accompli son devoir? Aya
nt abandonné l'affaire à mi-chemin n'a-t-elle pas peur de compromettre
son autorité? Lorsque la Ligue des Nations chargea son commissaire de
prendre soin des réfugiés, et cela malgré ses protestations, elle empêcha
les autres de s'en occuper, car personne ne pouvait même imaginer que
la Ligue des Nations abandonnerait à mi-chemin ce qu'elle avait commencé,
sans le conduire à sa fin.
Les gouvernements européens sont excédés de cette permanente question
arménienne. C'est bien compréhensible. Ils n'y ont jamais été à la hauteur
de leur position. Rien que ces mots rappellent à leur conscience endormie
un certain nombre de promesses qu'ils n'ont pas tenues. Car il s'agit
toujours d'un petit peuple martyr, mais talentueux, qui ne possède ni
sources de pétrole ni mines d'or.
Malheur au peuple arménien qui s'est trouvé entraîné dans la politique
européenne! Il aurait mieux valu pour lui que son nom ne fut jamais
prononcé par aucun diplomate européen. Mais le peuple arménien ne pouvait
se refuser l'espoir. Travaillant sans se lasser, il a longtemps, longtemps
attendu. Il attend encore".
Les constants refus de la Ligue des Nations d'aider à réaliser les plans
de Nansen semblent étranges. D'ailleurs, les représentants des pays
de la Ligue ne se décidaient quand même pas à répondre décidemment "non"
à ses appels. Mais en 1927, il posa lui-même la question carrément:
"Si personne ne veut rien sacrifier pour tenir les promesses
faites à 1'Arménie, la Ligue des Nations n'est plus digne de s'occuper
de cette question", déclara-t-il. Il exigea donc du Conseil de cesser
de s'occuper de l'Arménie. Du moins, personnellement, il refusait de
s'en occuper. Il ne se permettait plus de duper ce peuple. Il était
capable de le servir par un autre et meilleur moyen. Il refusait le
poste de commissaire suprême.
On assista alors à un grand tumulte. Les représentants des grandes puissances
se levaient à tour de rôle et le priaient de rester. Ils ne s'attendaient
pas à cela, ils comprenaient quelle perte serait pour la Ligue des Nations
le départ d'un homme comme Fridtjof Nansen et ne voulaient pas en venir
à cette extrémité.
Le Conseil prit à l'unanimité la décision de prier Nansen de s'adresser
encore une fois aux grandes puissances et de leur demander la somme
nécessaire. Le professeur I. S. Worm-Müller, alors représentant de la
Norvège à la Ligue des Nations, écrivit dans son journal après une rencontre
avec Nansen : "Tourmenté, les cheveux blanchis, le visage ridé,
infiniment fatigué, le regard triste et, pourtant, il est droit et svelte,
ferme et énergique, puisqu'il sait qu'il est sur le droit chemin et
que le bien vaincra la cruauté".
Ainsi, le 26 septembre 1927, Nansen adressa de nouveau aux membres de
la Ligue un discours émouvant. Un certain nombre de gouvernements promirent
de faire crédit, mais l'Angleterre et la France refusèrent. Nansen continua
ses activités avec les moyens qui se trouvaient à sa disposition. En
1928, il installa en Arménie 7000 réfugiés et en 1929, il signa un accord
d'après lequel 12000 autres fuyards devaient s'installer en Arménie.
Ce lui était une grande joie. Mais à cette époque, il avait déjà déclaré
au Conseil de la Ligue qu'il ne pouvaient continuer à accomplir la mission
dont la Ligue l'avait chargé, car la position passive des grandes puissances
l'empêchait de se procur er les sommes nécessaires. Il était donc contraint
à exiger une fois de plus que la Ligue des Nations cesse toute participation
au rapatriement des réfugiés arméniens. Cette fois, sa proposition fut
acceptée et ce fut sa dernière année à Genève.
En 1930, après la mort de mon père, l'Association Royale des arts organisa
à Londres une réunion en mémoire de Nansen avec la participation des
représentants de la petite communauté arménienne d'Angleterre.
"Courageusement, sans se soucier de lui-même, cet homme s'était
attelé à une tâche qu'aucun représentant des grandes puissances ne se
décida à assumer, dit le représentant des Arméniens. Seuls ceux qui
l'ont connu de près peuvent juger de toute la difficulté de cette tâche,
des énormes obstacles qu'il lui fallait surmonter, de l'infinie patience
et de la délicatesse qu' il montrait dans les situations les plus compliquées.
Seuls ceux qui participaient eux-mêmes à ce travail peuvent comprendre
quelle reconnaissance lui doit tout le peuple arménien. Il était si
profondément bouleversé par la tragédie du peuple arménien et les injustices
qu'il lui fallut subir que, bien qu'ayant parfaitement conscience des
obstacles qu'il faudrait surmonter et des échecs qu'il allait essuyer,
il se consacra de toute son âme à la cause des Arméniens, exposant nettement
et sans ambiguïté les faits tels qu'ils étaient devant la Ligue des
Nations et les grandes puissances.
Nous, les Arméniens, nous l'aimerons et l'honorerons toujours, nous
rendrons profondément hommage à la mémoire de celui que Dieu envoya
pour représenter et défendre notre cause. Qu'il repose en paix pour
l'éternité, là où aucune douleur humaine ne viendra déranger son repos
éternel et sacré".
La foi de Nansen en la Ligue des Nations fut souvent éprouvée, mais
il crut toujours fermement au peuple arménien. Il ne cessait de répéter
aux Arméniens qu'il ne devaient compter que sur eux-mêmes. Ayant rencontré
Poghos Noubar-Pacha après son voyage en Arménie en 1925, il lui dit
: "A peine sorti d'une catastrophe sans précédent dans l'histoire
mondiale, votre peuple s'est mis à planter des arbres, à creuser des
canaux et à construire des centrales hydroélectriques. Fort de son histoire
et de sa culture millénaires, de son courage sans exemple, de son énergie
et de son obstination extraordinaires, votre peuple se relèvera et reconstruira
son pays".
Nansen ne put voir pas à quel point ses paroles se justifièrent.
"Il ne fallut qu'un quart de siècle pour montrer la justesse
des prédictions de notre ami Nansen qui croyait à la persévérance et
aux forces créatives de notre peuple, m'écrit un Arménien, avocat célèbre
à Alexandrie. Mais il n'avait pas simplement foi en nous, cette foi
se basait sur une profonde connaissance de notre histoire".
Le 13 mai 1955, le jour du vingt-cinquième anniversaire de la mort de
Nansen, les Arméniens de tous les pays organisèrent à Genève de grandes
solennités en son honneur. Les écoles et les communautés arméniennes
du monde entier rendirent hommage à la mémoire de "L'ami des
Arméniens", tous les journaux arméniens imprimèrent des articles
consacrés à sa mémoire et l'on publia un livre sur Nansen avec certains
extraits de ses archives arméniennes.
A présent, on vient d'adopter la proposition des Arméniens de lui élever
un monument à Oslo. Mais le meilleur monument à mon père est l'affection
et la reconnaissance éternelles que lui portent les Arméniens
- Llyv Nansen Heyer
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