[p337 >]* Les anciennes annales géorgiennes,
Khartlis Tzchovrébo, revues et coordonnées au commencement du
XVIIIe siècle par le savant roi législateur Vakhtang VI, débutent
par une légende qui nous dit que les Arméniens et les Géorgiens
proviennent de deux frères, Aos et Carthlos, fils de Torhou l'un
des descendants de Japhet. Cette nouvelle assertion se trouve
dans les annales de Géorgie, qui datent du VIIe siècle, est empruntée
à Moïse de Khorène, dont l'autorité n'est pas encore ébranlée
à tel point qu'on puisse dire que son Histoire d'Arménie n'est
qu'une compilation artificielle tirée de sources étrangères ou
indigènes.
[p338 >] Aujourd'hui, l'idée que le père
de l'histoire arménienne et le rédacteur des annales géorgiennes,
Vakhtang, avaient conçue relativement à l'origine des Arméniens
et des Georgiens, à savoir qu'on pouvait les faire remonter à
un seul et même aïeul patriarche, est complètement abandonnée
et réfutée par les linguistes et les anthropologues, qui de tous
les savants sont les plus propres à éclaircir le problème si difficile
à résoudre de la parenté plus ou moins éloignée existant entre
les différents peuples. Les Arméniens, d'après le témoignage de
la linguistique comparative, appartiennent au groupe des peuples
indo-européens, tandis que les Géorgiens, qui ne font partie d'aucune
des familles de langues établies (arienne, sémitique, touranienne),
ont formé un groupe indépendant, le groupe d'Hérie. De même, les
recherches anthropométriques nous apprennent que, par leur taille
et la forme de leur crâne, les Géorgiens et les Arméniens sont
deux différents types de la race blanche.
Cependant la légende concernant les liens
de parenté qui unissent les Arméniens aux Géorgiens, formée au
XVIIe s., a sa raison d'être et son explication dans l'histoire,
de même qu'elle a une certaine importance. Cette légende a pris
naissance dans les rapports existant entre les Géorgiens et les
Arméniens; elle a raffermi et sanctifié la communauté des intérêts
de ces deux anciens peuples de l'Orient qui vivent côte à côte
dans la Transcaucasie depuis plus de mille ans. Les légendes,
comme nous savons, ne nous parlent jamais de l'avenir idéal, mais
toujours du passé; elles naissent de tout le mécanisme compliqué
de la vie sociale, des moeurs et des idées d'un peuple dans le
cours des siècles.
Les crises historiques que la Géorgie a
traversées ont fourni un sujet abondant à la légende mentionnée
plus haut.
Les rapports politiques et religieux des
Géorgiens avec l'Arménie à l'époque de son indépendance; l'émigration
des Arméniens en Géorgie, qui a commencé au V siècle et a continué
à s'accroître jusqu'à nos jours ; les rencontres incessantes avec
la Perse et la Turquie, toutes ces circonstances [p339 >] ont
fait plier sous le même Joug deux peuples, étrangers l'un de l'autre
par leur origine, mais également maltraités par le destin et unis
par les souvenirs de leurs désastres communs. Le malheur est souvent
le seul ciment qui lie entre eux les hommes, comme le ciment d'un
sous-œuvre sur lequel s'élève un nouvel édifice contre les ravages
du temps ; et l'histoire de la Géorgie et de l'Arménie ne nous
parle que des souffrances du peuple, de champs dévastés, de sanctuaires
profanés, etc.
La première fois que les annales géorgiennes
citent les Arméniens, c'est pour mentionner qu'ils ont reçu la
foi chrétienne de la même source, c'est-à-dire de Byzance. La
séparation de l'Église des Arméniens qui adoptèrent le dogme de
l'unité de nature en Jésus-Christ, la nature divine (contrairement
au dogme orthodoxe sur l'existence de deux natures, humaine et
divine ) eut lieu au concile de Chalcédoine en 451. Mais cette
désertion des néo-convertis de l'Eglise grecque ne changea rien
aux relations entre les Géorgiens et les Arméniens; dans une des
provinces de la Géorgie, Somkhéti, on voit même s'établir librement
la religion grégorienne. Il est vrai que les tentatives des rois
Bagrat IV, de David le Révocateur, de Tamara .(XI-XIIe siècle)
par l'entremise de Mkhitar, auteur des Lois civiques et ecclésiastiques
après Justinien, pour l'union des deux Eglises, furent infructueuses,
mais les liens d'amitié n'en souffrirent pas. Sous David le Révocateur,
les Arméniens se mirent sous la protection exclusive de l'administration
géorgienne. Ce roi, profitant des croisades dans l'Asie Mineure,
délivra la Géorgie de la domination des Turcs seldjoukides, prit
Ani, la capitale de l'Arménie, et transplanta les Arméniens, pour
les intérêts économiques de la contrée dévastée, dans les villes
abandonnées ou nouvellement fondées de la Géorgie. Les annales
géorgiennes et les historiens arméniens eux-mêmes affirment que
le roi David aimait les Arméniens et était si tolérant pour leur
religion, qu'il entrait dans les églises arméniennes et recevait
la bénédiction des prêtres arméniens. Non seulement [p340 >] la
liberté des Arméniens en fait de religion n'était soumise à aucune
restriction, mais ils jouissaient aussi pleinement des droits
politiques et civiques. L'administration allait au-devant des
besoins du peuple arménien qui, dans les campagnes, s'était confondu
avec les Géorgiens, et dans les villes jouissait d'une certaine
autonomie et de quelques prérogatives, en comparaison des autres
étrangers. Ainsi, devant le tribunal judiciaire, ils étaient soumis
aux lois arméniennes de Mkhitar Koche (XIIe siècle) traduites
en géorgien et qui sont entrées plus tard dans le code du roi
Vakhtang VI. Les emplois militaires et administratifs, même les
plus importants étaient confiés aux Arméniens comme aux Géorgiens,
si les premiers se montraient capables d'en assumer la responsabilité.
En Somkhétie, par exemple, le poste de vice-roi était occupé exclusivement
par des représentants de familles arméniennes. Sous le règne de
Tamara, l'Arménien Zacharie Mkhardzeli devient un des conseillers
du trône les plus accrédités; il est chargé de commander les armées
pendant les guerres victorieuses, mais continuelles, en Asie Mineure
et en Perse, de la grande reine, surnommée «divine» par le peuple.
Ce fut sur l'insistance d'un des Arméniens
de Tiflis, riche commerçant qui avait beaucoup voyagé pour ses
affaires dans les pays étrangers, que le conseil des seigneurs
décréta qu'il fallait prier la jeune reine Tamara, montée vierge
sur le trône après la mort de son père George III, d'accepter
la main d'un prince russe qui se trouvait alors chez le khan de
Poloves ( Kiptschensk). L'historien russe Karamzine croit que
ce prince était Georges, le fils d'André Bogolobsky(1). Le mariage
eut lieu, mais il s'ensuivit bientôt des malentendus, et, après
un court séjour en Géorgie, le prince russe fut exilé en Grèce.
Inutile d'énumérer les exemples qui prouvent
quelle part [p341 >] les Arméniens prenaient aux affaires intérieures
de la Géorgie. Rappelons seulement que le nouvel ordre de succession
à la couronne, publié à la fin du XVIIIe siècle par l'avant-dernier
roi Héraclès II, a été élaboré par Joseph Carganoff.
D'après cet ordre, ce n'était pas le fils
qui devait succéder au père sur le trône, mais l'aîné des membres
de la famille, c'est-à-dire : d'abord les frères du roi, puis
leurs enfants à tour d'aînesse. Les tristes résultats de cette
réforme ne tardèrent pas à introduire la discorde dans la famille
royale, quatre ans après la promulgation de cette loi, en 1801,
le jour même de la mort de Georges XII. Mais, par lui-même, le
fait que la loi a été rédigée par Carganoff témoigne de l'influence
des Arméniens dans la vie du Palais. En suivant l'histoire de
la Géorgie, nous remarquons que la part que les Arméniens prenaient
aux affaires du royaume grandit et s'amoindrit tour à tour; c'est
comme le flux et le reflux périodique d'une mer agitée. Georges
XII, par exemple, les traitait avec méfiance, tandis que son père,
Héraclius II, leur accordait sa faveur. Caché à Anamour après
la prise de Tiffis par le shah de Perse Aga-Mohamed-Khan, il s'était
fait accompagner de son fidèle et unique serviteur arménien, qui
partageait avec le héros de Carzanis les souffrances de l'invasion
persane.
L'importance que les Arméniens ont acquise
à certaines époques en Géorgie se manifestait aussi par des donations
d'emplois héréditaires, de titres de noblesse ou princiers. Ainsi,
dans la famille des princes Toumanof, ses membres étaient investis
par héritage du titre de secrétaires d'État.
Les Arméniens étaient appelés à servir
dans l'armée, à défendre le trône et le royaume. Quand le roi
Héraclès II remplaça la nokari, milice qu'avait établie son père
Teymouraz II, par l'armée de morigué, les Géorgiens, les Arméniens
et les Tartares firent partie de cette dernière troupe sans distinction.
La morigué était formée de paysans, laboureurs, jardiniers ou
bergers qui faisaient le service, un mois par an, dans certains
postes fixés par le roi.
[p342 >] L'importance des Arméniens dans
le royaume de Géorgie ne se bornait pas aux charges militaires
et administratives dont ils étaient investis à l'égal de la population
dominante. Les Arméniens avaient une sphère d'activité spéciale
: ils formaient en Géorgie le tiers état, auquel les Géorgiens
n'appartenaient qu'en très petit nombre, toute la population arménienne
en Géorgie se divise encore à présent en deux groupes : les villageois
habitants de la campagne, et les bourgeois habitants des villes.
Les campagnards, comme les paysans géorgiens, travaillent à cultiver
la terre, ils sont laboureurs ou vignerons, et les habitants des
villes forment dans le gouvernement de Tiflis la classe des commerçants
industriels, classe qui, dans la Géorgie occidentale (gouvernement
de Koutaïs), est composée d'Imérétiens, de Houriens et surtout
de Juifs géorgianisés. Les hautes classes du peuple géorgien étaient
toujours absorbées par les devoirs de l'administration, et le
bas peuple, dans les courts intervalles de repos que lui laissait
la guerre, passait de l'épée à la charrue, du champ de bataille
à la culture du blé et de la vigne. Et cependant les exigences
toujours croissantes de l'Etat, auquel les produits du pays ne
suffisaient plus, appelaient nécessairement à la vie la classe
du peuple qui était libre, qui n'avait pas d'autres devoirs et
pouvait servir de médiateur entre le producteur et le consommateur,
utiliser les richesses naturelles du pays et disposer de capitaux
assez considérables pour les prêter aux rois eux-mêmes en cas
de nécessité. C'étaient les Arméniens qui composaient cette classe,
qui formaient des unions, des amkarskoos, analogues aux corporations
du moyen-âge. Ces corporations étaient soumises au mélik(2) de
la ville, qui s'occupait des procès judiciaires concernant les
marchands et les artisans. Grâce à leur énergie, à leur ténacité
dans la poursuite du but désiré, grâce aussi à l'absence de concurrence
[p343 >] de la part des Géorgiens, les Arméniens surent atteindre
à un très haut degré de bien-être dans les villes de Tiflis, Gori,
Signa, Tilav, Akhalzikh, dans lesquelles se concentre toute la
vie économique des provinces. Déjà, du temps de l'indépendance
du royaume géorgien, il y avait parmi les Arméniens des capitalistes
célèbres qui prêtaient des sommes d'argent aux membres de la famille
royale et aux nobles sur gage de propriété territoriale ou garanties
par les impôts de l'État. Le roi Héraclius II, par exemple, emprunte
à Mgr Acope 300 roubles, qu'il promet de rembourser avec l'argent
des amendes. La richesse des Arméniens, comparée à la pauvreté
croissante des Géorgiens, devint bientôt si tentante, que les
princes du sang eux-mêmes ne dédaignèrent pas de demander la main
des jeunes filles arméniennes. Le roi David épousa une Abamélik,
dont les membres de la famille reçurent a cette occasion le titre
de princes.
Si, au déclin de l'existence de la Géorgie,
les Arméniens concentrèrent dans leurs mains la vie économique
de ce pays au début de son histoire, ils furent le lien servant
à unir les deux bouts de la chaîne qui entourait le Caucase de
deux côtés opposés : du côté de la Perse et de Byzance.
A l'époque de l'idolâtrie, la religion
de Zoroastre et le culte du feu s'établirent aussi solidement
en Arménie qu'en Géorgie, et, depuis que la parole de l'Évangile
s'y est répandue, ces deux petits pays de la Transcaucasie et
de l'Asie Mineure sont les seuls flambeaux de la chrétienté qui,
malgré les vicissitudes du sort, continuent à briller au sein
de l'océan musulman qui les envahit du côté de l'Iran et de la
Perse. Cette religion a été comme un sol fertile sur lequel l'élément
nouveau, l'élément arménien, a pu s'assimiler à la population
indigène, géorgienne. En feuilletant les pages des annales de
Géorgie, nous constatons que les rois géorgiens ne firent jamais
de différence entre les Géorgiens et les Arméniens, laissant à
ces derniers une parfaite liberté de conscience et les droits
politiques et administratifs dans toute leur étendue.
[p344 >] En Géorgie, toutes les sectes
chrétiennes jouissaient sans distinction d'une tolérance illimitée,
et ce qui est curieux c'est que le peuple géorgien lui-même, orthodoxe
dès son origine, ne traite en ennemi que l'islamisme, et non les
différentes communions du christianisme depuis le XVIe siècle,
en même temps que la religion arméno-géorgienne, nous voyons aussi
se répandre en, Géorgie le catholicisme, dont le chef, Pie VI,
remercie le roi Georges XII de la protection, qu'il accorde à
ses missionnaires. Les Arméniens et les Géorgiens appartenaient
à deux Eglises différentes, mais cela ne les empêchait pas de
conclure des mariages entre eux, de baptiser réciproquement leurs
enfants et de nouer des liens de parenté. Aujourd'hui encore,
on fait quelquefois dans les églises arméniennes des sermons en
langue géorgienne, on vénère les mêmes reliques, les mêmes saints,
on honore également les temples de saint Georges et de saint David,
on parle la même langue, on observe les mêmes usages.
Ainsi, en examinant le passé, nous n'y
trouvons aucune trace d'hostilité ou, de manque d'amitié entre
les Arméniens et les Géorgiens. La constatation de ce fait sera
une surprise pour quelques-uns, mais que ceux-ci veuillent bien
ne pas oublier que dies diem docet "les jours se suivent et ne
se ressemblent pas".
Prof. Alexandre Khakhanov
(1) Le prince David, fils du roi Georges
XII, est évidemment dans l'erreur lorsque, dans son Histoire de
la Géorgie, il nomme le mari de Tamara «le prince russe André».
(2) Quelques-ans de ces méliks avaient des pouvoirs plus grands
et recevaient le titre de mélik mamasachma, c'est-à-dire de commandant
de la ville. En 1877, sous le règne de Teymouraz, un certain Avétik
fut nommé mélik mamasachma de Tiflis.
* [p999 >] page du texte initial dans
la revue du « Journal Asiatique »
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