- Depuis bientôt trois ans, notre pays vit une
période de restructuration, de démocratisation et de transparence, examen
que subissent notre compétence professionnelle, notre appréciation des
phénomènes sociaux, notre passé historique, notre morale et notre
conscience. La presse et les orateurs ne cessent de nous répéter une
vérité indiscutable: seule l'interprétation objective et impartiale
des problèmes historiques permettrait de regarder l'avenir avec droiture,
de se faire une conception correcte des phénomènes actuels de la vie
sociale et politique, de sa démocratisation et de la transparence.
L'une des questions !es plus pressantes de notre récente histoire est
celle de l'appartenance administrative et territoriale du Haut-Karabagh
et cela, aussi bien sur le plan économique que national, car, selon
notre profonde conviction, elle se fonde en premier lieu non sur les
défauts et les omissions ayant trouvé place dans le développement culturo-économique
du Haut-Karabagh (ils existent partout), mais sur les entorses qu'on
a fait subir à la politique de Lénine dans le domaine national, l'humiliation
et la méconnaissance volontaire de l'amour-propre national, des intérêts
nationaux et des sentiments du peuple.
La question de l'autodétermination de la population de cette région
est loin d'être nouvelle: son histoire remonte aux années 1920-1921,
lorsque sa solution fit se heurter deux tendances diamétralement opposées,
l'une révolutionnaire, l'autre égoïstement nationale. L'injustice de
cette dernière tendance est à l'origine des phénomènes indésirables,
pour ne pas dire plus, actuels.
Cet article a pour but d'illustrer en se servant de documents d'archives
les deux tendances mentionnées et de montrer laquelle des deux correspondait
à la politique nationale de Lénine en général et au principe léniniste
du droit d'autodétermination des nations en particulier. L'histoire
du Haut-Karabagh remonte à l'époque ancienne et médiévale, ce
qui nous contraint à commencer cet article par un bref essai historique,
rédigé d'après des faits et des témoignages historiques dignes de foi.
- Dans son sens le plus vaste, le Karabagh correspond territorialement
aux provinces historiques de l'Artzakh et, pour une grande part, de
l'Outik de la Grande Arménie. Le nom de "Karabagh" n'apparaît
dans les sources historiques qu'à partir du XIV siècle, s'attachant
sous cette forme au vilayet du Karabagh de l'Iran Séfévide.
L'Artzakh est mentionné pour la première fois sous les formes d'Ourtéhé
ou d'Ourtéhini dans les inscriptions cunéiformes de la période ourartéenne
de l'histoire d'Arménie. Dans les sources du 1er siècle av. J.-C. au
1er siècle apr. J.-C., l'Artzakh est nommé ,"Orhistène" et indiqué au nombre des provinces arméniennes.
Au IVe siècle, l'Artzakh figure sous le nom de ,"Principauté
de Tsavdé" et selon Agathange, lorsque Grégoire l'Illuminateur se
rendit à Césarée pour y être ordonné catholicos d'Arménie, le seigneur
de cette principauté l'y accompagna au nombre d'autres princes arméniens.
Après le partage de l'Arménie en 387 entre l'Empire Romain et la Perse
Sassanide, le Koura resta la frontière entre l'Arménie et l'Albanie
du Caucase.
Les auteurs gréco-romains et arméniens l'indiquent directement. Voici
quelques extraits de leurs témoignages.
- Strabon : "En Arménie même, il y a nombre de monts et de plateaux...
nombre de vallées... comme la vallée de l'Araxe, dans laquelle l'Araxe
coule jusqu'à la frontière de l'Albanie et la Koura".
- Ptolomée : "La Grande Arménie est limitée du nord par
une partie de la Colchide, de l'Ibérie et de l'Albanie sur la ligne
susmentionnée passant par le fleuve de Kir".
- Pline : "Cette tribu ( des Albans ) peuplant les monts du
Caucase s'étend, comme il fut dit, jusqu'au fleuve de Kir qui forme
frontière entre l'Arménie et L'Ibérie.''
- Plutarques : "Lorsque l'hiver surprit l'armée romaine sur
cette terre (en Arménie) et que les Romains célébrèrent les saturnales,
les Albans se réunirent au nombre d'au moins quarante mille, passèrent
le fleuve de Kir et les attaquèrent'', c'est-à-dire qu'ils passèrent
sur la rive droite de la Koura.
- Dion Cassius : "Oris, roi des Albans, vivant au-delà de la
Kirna".
- Faust de Byzance : "(Mouchegh Mamikonian) désigna la Koura
comme frontière entre son pays (l'Arménie) et l'Albanie, de même qu'avant".
Sanésan, roi du Maskout, "passa sa frontière, qui était un grand
fleuve, et submergea le pays d'Arménie".
Ainsi, toutes les données des sources grecques, latines et arméniennes
confirment indiscutablement que le Haut-Karabagh, bien qu'ayant été connu sous différents noms à diverses
époques historiques, fut l'une des provinces traditionnellement arméniennes
et l'éthnos arménien en constitua toujours la population aborigène.
Strabon, témoin oculaire, affirme sous le règne d'Artachès 1er (189-160
av. J.-C.) en Arménie: "toutes les ethnies parlent actuellement
la même langue", c'est-à-dire la langue arménienne.
Les témoignages susmentionnés des sources grecques, latines et arméniennes
nous fondent à conclure que c'est bien inutilement que certains historiens
azerbaïdjanais entreprennent depuis vingt-cinq ans de réviser et d'altérer les questions de l'histoire de l'Artzakh et de l'Outik
qui n'ont d'ailleurs jamais fait l'objet d'aucun différent parmi les
historiens, et de démontrer l'indémontrable: l'Artzakh, l'Outik et tout
l'Alouank arménien sont soi-disant des régions albanes, toute la culture
matérielle et spirituelle créée sur ce territoire (monuments d'architecture,
inscriptions arméniennes, khatchkars etc.) appartient à la culture albane,
Movsès Kalankatvatsi, Mkhitar Goch. Vanakan Vardapet, Kirakos Gandzakétsi,
etc., représentants éminents de la science et de la littérature arméniennes,
sont des auteurs albans de langue arménienne.
Et évidemment, il fallait faire coïncider tout cela, d'une façon ou
d'une autre, avec l'ethnogenèse du peuple azerbaidjanais. Pour un certain
nombre de raisons, dont la langue iranienne des Mèdes, on a du renoncer
à la "théorie mède" de l'origine du peuple azerbaidjanais.
Elle fut remplacée par la "théorie albane", les Azerbaidjanais étant soi-disant des Albans islamisés, l'Artzakh et l'Outik, une partie
de l'Albanie et, par conséquent, toute la culture antique et médiévale
de ces régions, culture azerbaïdjanaise. Bien que la "théorie
albane" soit encore en plein "épanouissement", il ne
fait aucun doute qu'elle aura le même sort que la précédente sous la
pression de faits et de réalités historiques indiscutables.
Du XVIe jusqu'au début du XVIIIe siècle, le Haut-Karabagh continua à
rester une région entièrement peuplée d'Arméniens, constituant un vilayet
séparé avec chef-lieu à Guiandja. Aux années 1720, le Karabagh et le
Siounik commencèrent une lutte nationale dont le but était de rejeter
avec l'aide de la Russie le joug persan.
Après 1724, la lutte des Arméniens du Karabagh et du Siounik se tourna
contre les occupants ottomans. En 1725, les troupes iraniennes réoccupèrent
la Transcaucasie. Constatant que la lutte armée avait conduit à l'indépendance
de cinq mélikats arméniens du Haut-Karabagh, Nadir chah fut contraint
à reconnaître cette indépendance et créa une nouvelle unité administrative
sous le nom de Mélikat Hamsaï (union de cinq mélikats arméniens).
D'après le traité de 1813 de Gulistan, qui mit un terme à la guerre
russo-iranienne de 1804-1813, les khanats du Karabagh et de Guiandja
passèrent à la Russie avec les autres provinces nord-est de l'Arménie
Orientale.
Le traité de Turkmentchaï (février 1828) qui termina la seconde guerre
russo-iranienne (1827-1828), donna à la Russie les khanats d'Erévan
et de Nakhidjévan, ainsi que la province d'Ordoubad. Ce fut le rattachement
définitif de toutes les terres de l'Arménie Orientale à la Russie.
Après un certain nombre de changements administratifs et territoriaux,
aux années 1840-1860, la Transcaucasie fut partagée en cinq provinces.
Une partie du territoire de l'Arménie Orientale constitua les provinces
d'Erivan et de Tiflis, une autre (dont le Haut-Karabagh) celle d'Elizabethpole.
Le district de Nakhitchévan faisait partie de la province d'Erivan.
Ce partage administratif et territorial, nullement basé sur le principe
de l'appartenance historico ethnique, se conserva, à part quelques changements
insignifiants, jusqu'en 1917.
- La question de l'autodétermination du Haut-Karabagh, du Nakhitchévan
et du Zanguézour fit pour la première fois l'objet d'un différend entre
l'Arménie et l'Azerbaïdjan pendant l'été et l'automne de l'année 1920.
Au cours des années 1918-1920, lorsque les forces antisoviétiques de
la Transcaucasie réussirent séparer cette région de la Russie Soviétique,
les moussavatistes s'efforcèrent plus d'une fois, de prendre ces provinces.
A cette époque, la population arménienne du Nakhitchévan, de Bakou,
de Choucha et d'autres localités de l'Azerbaïdjan actuel fut cruellement
massacrée par les occupants turcs et les bandes moussavatistes. Néanmoins,
la population arménienne de ces territoires, les armes à la main,
défendit courageusement ses droits et ses terres. Le 3 juin 1919, S.
Kirov, membre du Conseil révolutionnaire de la XIe armée, souligna le
peu de fondement des exigences des moussavatistes en communiquant à
V. I. Lénine que les provinces arméniennes "du Karabagh et du
Zanguézour ne reconnaissaient pas le gouvernement azerbaïdjanais".
Après la victoire du Pouvoir soviétique en Azerbaïdjan (avril 1920),
N. Narimanov, que rien n'était capable d'arrêter, exigea le rattachement
du Haut-Karabagh, du Zanguézour et du Nakhitchévan à l'Azerbaïdjan.
Certains hommes d'Etat de l'époque hésitaient à le faire, d'autres méconnaissant
le principe d'autodétermination des nations de Lénine, misaient sur
la victoire du Pouvoir soviétique en Azerbaïdjan. T. Staline, par exemple,
soutenait N. Narimanov. Dans un télégramme adressé à G. Ordjonikidzé,
où il accuse ce dernier de nager entre deux eaux, il écrit: "Mon
opinion est qu'il faut soutenir une des parties, dans ce cas précis,
évidemment, l'Azerbaïdjan et la Turquie".
La tentative de rattacher le Haut-Karabagh, le Zanguézour et le Nakhitchévan
à l'Azerbaïdjan ne fut soutenue ni par le Comité central du Parti des
ouvriers et des paysans (bolchéviks) ni par les dirigeants du Parti
et du gouvernement soviétique. Au nombre de ces derniers se trouvait
G. Tchitchérine, commissaire du peuple aux Affaires étrangères qui agissait
conformément à la politique du Comité central. Le fond de la question
consistait en ce que G. Tchitchérine et d'autres hommes d'Etat refusaient
de donner la priorité à l'Azerbaïdjan dans cette question discutable
pour l'unique raison que le pouvoir soviétique fonctionnait déjà en
Azerbaïdjan et pas encore en Arménie. Ils trouvaient que l'unique issue
de cette situation était la constitution de soviets locaux en présence
des troupes russes; avec cela, ils se fondaient sur un fait indiscutable:
toutes ces trois provinces étaient des terres traditionnellement arméniennes.
A la question posée par Lénine le 24 juin 1920: "Ne peut-on
pas s'entendre à l'amiable avec Narimanov?", G. Tchitchérine répondit: "Le Karabagh est une région traditionnellement arménienne".
En même temps, Tchitchérine qualifiait les prétentions de Narimanov
sur les terres arméniennes de "connivence avec les tendances
islamiques".
Lors d'un entretien direct avec G. Ordjonokidzé, il lui expliqua que
la politique de Comité central était la suivante: insister pour que
les territoires disputés entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan soient occupées
par des troupes russes et non pas azerbaïdjanaises. La question de l'appartenance
de ces territoires serait remise jusqu'à l'assainissement de la situation
politique. Nous espérons, continuait-il, que vous saurez retenir les
camarades de Bakou dans le cadre de la politique menée par le Comité central.
Quelques jours plus tard, G. Tchitchérine télégraphiait à G. Ordzhonikidzé: "On nous a déclaré plus d'une fois que garder le Karabagh et
le Zanguézour sous notre occupation provisoire, au lieu de les transférer
à l'Azerbaïdjan, porterait atteinte au pouvoir soviétique de Bakou.
Apprenez-nous nettement et concrètement de quoi il s'agit. S'il s'agit
de soutenir les aspirations expansionnistes des musulmans nationalistes,
c'est une mauvaise politique et sur cette voie, nous ne favoriserions
que le développement des instincts nationalistes..., nous nous mettrions
sur le même rang que les moussavatistes et les aiderions ainsi. S'il
s'agit d'étendre la sphère du Pouvoir soviétique, ce but peut être atteint
par l'occupation russe. Si tout cela cache les aspirations de l'orientation
moussavatiste, elle doit être rejetée à l'égal de la précédente."
Ce télégramme fut bientôt suivi de la décision du Bureau politique du
Comité central. Le 7 juillet 1920, sous la présidence de V. I. Lénine,
il adopta un décret instruction sur la politique à réaliser au Caucase.
Ce décret et surtout sa 8ème clause imposaient aux communistes
travaillant au Caucase le devoir d'expliquer à la population des territoires
disputés et occupés par les troupes russes que ces territoires étaient
occupés provisoirement dans le but d'éviter des différents entre les
nations et que la question de leur appartenance serait résolue par une
commission mixte sous la présidence de représentants de la Russie et
que cette commission se laisserait guider par la volonté de la majorité
ethnique de ces territoires. Le bureau politique exigeait des institutions
militaires de tenir compte de. cette instruction, de même que devaient
le faire tous les membres du Bureau caucasien du Parti. On ne saurait
être plus clair. L'instruction était basée sur le principe de Lénine
de l'auto-détermination des nations, qui, dans ce cas précis, ne pouvait
être réalisé qu'en présence des troupes de la Russie soviétique: seule
cette présence était capable d'assurer la libre expression de la volonté
de la population, d'éviter le diktat qui aurait pu avoir lieu si ces
territoires étaient occupés par dès troupes azerbaïdjanaises, situation
à laquelle s'opposa Tchitchérine le 26 juin, conformément à la position
du Comité central.
N. Narimanov ignora l'analyse profonde et multilatérale faite par le
Comité central du Parti, par G. Tchitcbérine et S. Kirov en vue de la
solution du problème du Haut-Karabagh, du Zanguézour et du Nakhitcévan
d'après le principe national et territorial, en tenant compte de la
volonté de la population locale. Accusant G. Tchitchèrine de "semer
la confusion", en juillet 1920, au cours d'une conversation téléphonique
avec le représentant de l'Azerbaïdjan en Géorgie, il parla en fait de
contraindre la population arménienne des provinces disputées à opter
pour le rattachement à l' Azerbaïdjan. "Personne au monde, dit-il,
n'est capable de nous empêcher d'influencer la population des provinces
en question pour qu'elle opte pour le rattachement à l'Azerbaïdjan".
Que voulaient donc dire N. Narimanov et ses partisans en parlant de
"influencer la population"? Vers le milieu de l'été 1920, la
présence des troupes russes soviétiques et l'existence de l'instruction
du Comité central contribuèrent à modifier la situation. Il faut avouer
aussi que les Azerbaidjanais avaient commencé à agir avec plus de souplesse.
Ils mettaient en action d'autres moyens d'atteindre leur but, moyens
dont parlait ouvertement Assad Karaév, président du comité révolutionnaire
de la province du Karabagh dans une lettre adressée le 19 juillet 1920
au président du comité révolutionnaire du district du Guéroussine (Goris),
où il reconnaissait, entre autres, que la population du Karahagh
et du Zanguézour résistait avec succès aux troupes azerbaïdjanaises
qui essayaient de rattacher de force ces provinces à l'Azerbaïdjan. "Notre ancienne politique, qui consistait à occuper le Karabagh
et le Zanguèzour, était profondément erronée, écrivait-il. Nous
savons que nos troupes ont été battues et réduites à la retraite, mais
aujourd'hui, au lieu de nos soldats, notre argent accomplit des miracles.
Une fois de plus, je vous répète mon conseil de ne ménager aucune somme,
d'augmenter les salaires, de donner des primes et tout ce qu'ils voudront.
Le gouvernement a assigné 200 millions de roubles pour conduire à bien
le rattachement du Karabagh et du Zanguézour à 1'Azerbaïdjan. Il faut
se hâter, la situation peut changer de façon inattendue. Les commentaires
sont superflus".
Il est évident qu'Assad Karaév et les autres partisans de N. Narimanov,
dans leur désir de rattacher ces provinces arméniennes à l'Azerbaïdjan,
étaient prêts à recourir à d'autres moyens aussi : désarmer les paysans
arméniens, les priver de leurs chefs, jeter en prison les Arméniens
respectés, confier les postes importants seulement aux musulmans, etc.
Le 21 juillet 1920, Assad Karaév donnait précisément ce genre d'instructions
au comité révolutionnaire de Guéroussine: "90 % des villages arméniens
ne sont pas désarmés. C'est bien triste. Mais ce qui est encore plus
triste, c'est que les Arméniens du Zanguézour ne sont pas encore privés
de leurs chefs. Leurs intellectuels et leurs chefs militaires restent
encore dans les villages... Tâchez d'arrêter tous les Arméniens utiles
et respectés,... renoncez à l'humanisme. Ce n'est pas cela qui permet
de fonder des Etats et de conquérir des pays... Nos camarades d'ici
ne sont pas très contents des membres du comité révolutionnaire de Guéroussine.
Tâchez de le réélire en choisissant surtout des musulmans et des Russes
connus de nous... Dans les localités ou les soldats sont nombreux, afin
d'affaiblir les Arméniens, tuez un soldat russe et accusez-en les Arméniens.
Imaginez la vengeance des Russes. Ne laissez au Zanguézour ni gens comme
il faut ni richesse, afin que cette race maudite ne puisse plus se relever".
Ces instructions sont monstrueuses, mais elles montrent une fois de
plus que tous les moyens étaient bons aux responsables de l'Azerbaïdjan
soviétique pour atteindre leur but. Ils n'hésitaient même pas à noircir
les soldats russes soviétiques, venus avec une mission de paix et à
les représenter capables de sévir contre la population locale.
Il est évident que malgré la victoire du pouvoir soviétique en Azerbaïdjan
et la présence du gouvernement bourgeois en Arménie, le Bureau politique
au Comité central chargeait les soviets de ces territoires de résoudre
la question du statut administratif et territorial du Haut-Karabagh
et du Zanguézour et remettait la solution définitive de cette question
jusqu'à la création de conditions favorables - sous lesquelles on sous-entendait
visiblement la victoire du Pouvoir soviétique en Arménie aussi, parce
qu'il soutenait le principe de Lénine d'auto -détermination des nations
et se laissait guider par l'indiscutable vérité qu'il était indispensable
de tenir compte de l'opinion de la population arménienne aborigène du
Haut -Karabagh et du Zanguézour. Tchitchérine lui-même, comme nous l'avons
déjà dit, avait écrit à V. I. Lénine qùe "le Karabagh était une province
traditionnellement arménienne".
Les questions territoriales discutées restèrent sans solution jusqu'à
la victoire du pouvoir soviétique en Arménie (29 novembre 1920), qui
fut suivie aussitôt de la déclaration du 1er décembre 1920, signée par
N. Narimanov et Housseinov, où ils renonçaient aux territoires discutés
et les cédaient à l'Arménie soviétique. La déclaration disait "Le
gouvernement des ouvriers et des paysans de l'Azerbaïdjan, ayant appris
la proclamation d'une République socialiste soviétique en Arménie par
les paysans révoltés, salue la victoire du peuple. Dès aujourd'hui,
les anciennes frontières entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan sont annulées.
Le Haut-Karabagh, le Zanguézour et le Nakhitchévan sont reconnus partie
intégrante de la République Socialiste Soviétique d'Arménie".
Le 3 juin 1921, le Plénum du Bureau transcaucasien du Parti chargea
le gouvernement de l'Arménie Soviétique d'adopter une déclaration spécifiant
l'appartenance du Haut-Karabagh à l' Arménie.
Cette solution des questions territoriales fut soutenue par V. Lénine,
G. Ordjonikidzé, S. Kirov, I. Staline et le journal Pravda, organe
du Comité central du Parti. Toutefois, la position de N. Narimanov et
des autres quant à la question du Haut-Karabagh subit bientôt un changement
cardinal. N. Narimanov, président du gouvernement de l'Azerbaïdjan,
exigea de laisser le Haut-Karabagh à l'Azerbaïdjan, déclarant que dans
le cas contraire, "il refusait toute responsabilité". Il ajouta
aussi qu'ainsi "on restaurerait les groupes antisoviétiques en Azerbaidjan ".
Le 4 juillet 1921, le Plénum du Bureau de Transcaucasie se réunit pour
résoudre la question du Haut-Karabagh et par la majorité des voix, il
décida de laisser la région à l'Arménie. N. Narimanov protesta et exigea
de transférer la solution du problème au Comité central du Parti. Le
Bureau de Transcaucasie en décida de même. Mais le lendemain, en présence
de I. Staline, une nouvelle séance du Bureau de Transcaucasie fut réunie
et, sans discussion ni vote, il prit la décision désirée par Narimanov.
Le décret disait: "Compte tenu de la nécessité d'établir la
paix nationale entre les musulmans et les Arméniens, ainsi que du lien
économique existant entre le Karabagh de haute montagne et celui de
la plaine, ses liens permanents avec l'Azerbaïdjan, laisser le Haut-Karabagh
à la R.S.S. d'Azerbaïdjan, lui donnant une vaste autonomie avec centre
administratif à Choucha, ville se trouvant sur le territoire de la région
autonome".
Le Comité central du Parti communiste de l'Arménie protesta contre cette
solution du problème. Visiblement, la décision du 5 juillet 1921 fut
prise sous la pression exercée par I. Staline et l'influence de l'ultimatum
menaçant de N. Narimanov. En fait, la séance se déroula sans aucune
discussion de la question et la décision fut prise sans vote.
La décision du plénum du 5 juillet 1921 du Bureau Caucasien ne résiste
pas à la critique. Premièrement, parce qu'elle passa outre à la volonté
de la population arménienne qui constituait 94% du nombre total des
habitants de la région; deuxièmement, parce que la formule "par
nécessité d'établir la paix nationale entre les musulmans et les Arméniens
et à cause des liens économiques... avec 1'Azerbaïdjan" est unilatérale;
loin d'être fondée ou convaincante, elle est en outre absolument insuffisante
pour décider de la destinée de toute une région; troisièmement, parce
que la question ne fut pas votée.
Ainsi, la décision du 5 juillet 1921 du Bureau Caucasien du Parti des
ouvriers et des paysans (bolchéviks) ne peut être considérée comme fondée.
Notons que V. I. Lénine, étant malade et forcé à garder le lit presque
en permanence au cours des années 1921-1922, ne put participer à la
solution des problèmes nationaux qui étaient presque entièrement concentrés
aux mains de I. Staline. Nous sommes profondément convaincus que c'est
précisément par l'absence de Lénine qu'il faut expliquer la hâte avec
laquelle furent résolues un certain nombre de questions du même genre
(celle du Karabagh entre autres), et l'injustice des décisions se trouvant
en contradiction avec la politique nationale de Lénine. Voici ce qu'en
écrivit Lénine par la suite:
"En été, lorsque cette question fut résolue, j'étais malade
et ensuite, en automne, je plaçais trop d'espoir en ma convalescence
et les plénums d'octobre et de décembre qui devaient me donner la possibilité
d'intervenir dans cette question. Malheureusement, je ne pus participer
ni au Plénum d'octobre (consacré à cette question), ni à celui de décembre.
Ainsi, cette question m'a échappé presque totalement... Visiblement,
tout ce projet "d'autonomisation" était profondément erroné et
intempestif...
Je pense qu'un rôle fatal y appartient à la hâte et à la passion administrative
de Staline, ainsi qu'à son irritation contre le fameux "social
- nationalisme". En politique, l'irritation joue toujours le pire rôle".
Il est hors de doute que la séparation du Haut-Karabagh de 1'Arménie
fut l'une des manifestations de "l'irritation de Staline".
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