• ...Les hauts plateaux d´Arménie s´étendaient, dédaigneux d´arbres et de cultures, tout imprégnés d´une hautaine et sauvage beauté. La Terre brune se veinait parfois de rouge, sillons éclatants dans le roc. Le soleil frappait déjà, au fond de l´horizon, l´énorme masse de l´Aragatz, qui semblait suspendue dans les airs, au-dessus des nuages, comme un ballon captif.

    Nous dépassâmes Alexandropol. La Descente commencait. Nous plongions au-dessus des gorges romantiques de l´Arpa-Tchaï. Nous étions dans le domaine des volcans. Ils nous entouraient et nous menacaient, cônes sommeillants et cratères éteints, avec des coulées de basalte et de la lave qui couraient jusqu´au fleuve. Sur un étroit plateau à pic, la ville aux églises sans nombre, Ani la Sainte, dormait dans les ronces, dans les lianes et dans le silence, en attendant l´impossible résurrection de ses autels pollués. J´eus un éblouissement: je voyais des murs crénelés et des tours que je comptais tout bas, des portes béantes. Déjà les pierres reprenaient. Je crus à un mirage: une ville de nuages.

    L´Arpa-Tchaï rejoignait l´Araxe. Des bribes d´histoire me revinrent. J´eus avec violence l´impression du déjà vu. Mais Chouchane s´était signée. Elle regardait de l´autre cöté du fleuve. J´avancais ma petite tête à cöté de ses cheveux blancs. Et, tout à coup, je tressaillis. Une cime montait droit au ciel, cime sans suivantes où la neige posait sa couronne. Je ne trouvais pas le sommet. J´étais écrasée. J´eus l´impression physique d´ëtre battue. Une chape de glace descendait sur mes épaules et toute ma puérilité avait fui. Ainsi, un matin de juin, ai-je recu un choc, qui a retenti jusqu´à mon coeur, la vision du mont Ararat lancé dans les nuées comme un flèche rapide.



  • Je connais le Mont-Blanc, moque-toi de moi, si tu veux, je l´ai trouvé petit, étriqué. Peut-être cela vient-il de sa cour de montagnes qui le diminue. Mais, comme je préfère la solitude d´où s´élance á plus de 5.000 mètres notre géant farouche!

    Au pied de l´Ararat, toute notre histoire palpite. Cela, je le sentais confusément alors. Plus tard, j´ai donné à mon trouble son sens véritable. J´ai su l´orgeuil délicieux d´appartenir au plus vieux pays du monde, le pays où fleurissait le Paradis Terrestre, où la Tour de Babel se dressait dans le ciel comme un défi, où l´Arche s´est posée, où Jason a brisé le roc pour que l´Araxe descendït jusqu´à la mer, où Sémiramis a élevé ses murailles, ses jardins, ses palais qui se reflétaient dans l´eau pur du Lac de Van.
  • A mon insu, mon pére m´avait donné l´avidité du passé. Pense que nous nous perdons dans la nuit des temps, et que, des siècles et des siècles avant le Christ, des Bergers, partis des hauts plateaux asiatiques, traversaient les plaines de la Russie et du Danube et, par le Bosphore, gagnaient la Cappadoce oú disparaissait le mystérieux royaume Hittite. Et lorsque, bien plus tard, Haïk conduisait la marche de ces pasteurs, des rives de la Mer Noire vers le royaume d´Ourartou, qui allait devenir l´Arménie, lá-bas, trés loin, vers l´Occident, une bourgade naissait á peine: Rome.

    Nous avons connu tous les peuples, toutes les civilisations, tous les conquérants et nous vivons encore! Ces montagnes ont vu passer Cyrus et Darius et Alexandre-le-Grand; elles ont été témoins des luttes de Tigrane et de Mithridatecontre Lucullus et Pompée; elles ont enseveli dans un linceul de neige les troupes d´Antoine, pressé de retrouver Cléopätre dans la douceur d´Antioche; elles ont été illuminées par les villages en flammes que ravageait Togruhl-Bey; elles ont entendu les hurlements agonisants d´Ani emportée d´assaut par Alp-Arslan et dont ”les habitants étaient fauchés comme de l´herbe”; elles ont résonné sous le galop des chevaux de Gengis-Khan et de Timour-Lenk; elles n´ont pas arrêté les hordes musulmanes et persanes se déchirant les débris de l´Arménie. Comment les blés ont-ils pu grandir et les enfants naître?

    Bien des fois, en me penchant sur notre histoire, j´ai été prise de vertige. Une odeur fade montait du sang desséché. Je m´indignais contre le destin qui nous avait amenés au coeur de la forteresse naturelle gardant les routes d´Asie. Nous sommes devenus le champ clos oú se sont affrontées toutes les convoitises, toutes les ambitions de l´Orient et de l´Occident. Nous sommes un terrain de rencontre. Ainsi avons-nous participé à toutes les grandes histoires du monde, á toutes les prodigieuses aventures: Ninive, Babylone, Rome et jusqu´à Palmyre , puisque Zénobie rebelle nous avait réclamés, Bysance, les Croisades, l´Empire des Tzars. Jamais, cependant, je n´ai ressenti un frisson comparable à celui qui m´a secouée, petite fille ignorante, lorsque j´ai descendu la vallée de l´Araxe pour la première fois. Tout ce que je te raconte aujourd´hui, je l´ai appris dans les livres. Les livres! Il avait suffi d´une bouffée d´air pur, d´un paysage, d´un état d´âme pour pénétrer, en une sorte de divination, le miracle de ce petit peuple qui avait réussi à vivre et à garder intacts sa civilisation, son génie, son caractère national grâce á sa montagne, sa religion et sa langue. Et l´Ararat, que j´admirais, pailleté de soleil et acceuilli par les nuages, devenait, sans même que je m´en rendisse compte, le symbole de cette triple défense qui nous avait sauvés
    ...

  • Paule Henry-Bordeaux, "Antaram de Trébizonde", Paris 1930, pp 104-108 - autres passages (sur les horreurs du Génocide de 1915)
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