Présence culturelle des Kurdes en Arménie soviétique

rappel historique (1921-1988), l'alphabet kurde & évolution sociologique



  • L'Arménie aujourd'hui (Erévan)
    4-6, 1988, pp 20-24
    Notre destin commun (N°1)


  • Recherche bibliographique : Nil Agopoff
    Numértisation et mise en page : Méliné Papazian

  • Au cours du carnage impérialiste (il s'agit de la Première Guerre mondiale. -Réd.) , l'Arménie est retournée à l'état sauvage. Le réseau scolaire a été détruit aussi bien dans les villages que dans les villes , écrivait la "Pravda" en 1922. Un an plus tard, le même journal, parlant de la restauration et du développement de l'instruction publique, notait un fait sans précédent pour l'époque: dans la ville et la province d'Erivan, vingt-cinq écoles avaient été ouvertes pour les minorités nationales en langues turque (c'est-à-dire azerbaïdjanaise-Réd). russe et assyrienne. Mais ce n'est pas tout. Aussi étrange que cela soit, le journal avait oublié de noter l'ouverture d'écoles où l'enseignement se faisait en langue kurde, cette nouvelle étant beaucoup plus importante, car avant d'ouvrir des écoles kurdes, il avait fallu créer un alphabet pour la langue kurde.

    - Tu sais, sans doute, que Rockwell Kent a qualifié l'Arménie de "pays de merveilles" dit Mamé Gouloyan, mécanisateur et correspondant rural au correspondant du journal "Communiste". Mais tu ne peux savoir que le plus grand des miracles est l'importance du progrès des Kurdes en Arménie Soviétique.

  • Les paroles de Mamé Gouloyan sont confirmées par un kurdologue suédois ayant récemment visité l'Arménie: "Dans aucun pays, et il faut noter qu'il y a des Kurdes même en Suède, ils ne jouissent de conditions aussi favorables à leur développement social et culturel que dans votre république. C'est un vrai miracle!"

    Que de miracles, pourrait-on dire. Occupé chacun de nos affaires, peut-être ne remarquons-nous pas toujours que depuis une quinzaine de siècles, nous vivons côte à côte avec un peuple ancien et original. Récemment encore, c'était une population de bergers nomades qui, au cours des dernières décennies, s'est peu à peu et très naturellement intégrée à la vie moderne. Malgré le milieu étranger dont il est entouré, il a su conserver sa langue, ses us et coutumes, son riche folklore et même quelques particularités de ses moeurs traditionnelles.

  • Le fait que les Kurdes aient conservé leur originalité nationale n'a à première vue rien d'étonnant. Les spécialistes considèrent d'ailleurs le Caucase et la Transcaucasie comme une région unique au monde sous l'aspect de la variété des groupes linguistiques et ethniques qui y vivent. Richard Frigh, iraniste américain est convaincu que: "Ce n'est pas une chaudière, comme pensent certains, mais un refuge par excellence, où les petits groupes ethniques ont réussi à survivre au cours d'une histoire millénaire". C'est bien ainsi, d'autant plus que ni les Arméniens, ni les Kurdes ne peuvent être considérés comme de petits groupes ethniques. D'autre part, le "refuge", historiquement, n'était pas de tout repos et, au début du XXe siècle, il faillit se transformer en guet-apens, où le peuple arménien devint victime du premier génocide de l'histoire et se retrouva au bord du précipice.

  • Mais voilà le plus étonnant : à peine sauvé de l'anéantissement, ayant à peine rétabli sa souveraineté à cinq siècles d'intervalle, héritant d'un pays ruiné, épuisé par la famine et les épidémies, envahi par une armée de 250 mille réfugiés, le peuple arménien, pratiquement dès ses premiers pas, se préoccupa de l'avenir des autres nations, auxquelles l'avait lié son destin historique. Or, il ne serait pas superflu d'ajouter que justement avec les Kurdes, depuis plusieurs années, les relations étaient loin d'être idéales. Mais ni la vengeance ni les vieux comptes n'occupaient la jeune république. Elle voulait créer- avec tout ce qu'il lui fallait créer-des relations d'un type nouveau entre les gens de différentes nationalités. Création d'une base pour le développement social et culturel, contribution à la réalisation des plans sociaux et culturels-tout ceci n'a rien à avoir avec les manifestations de pragmatisme politique et n'est que l'acquittement d'une dette morale envers un petit peuple, envers l'histoire et la civilisation mondiale.

L'alphabet et la culture

  • Environ six mois après l'instauration du Pouvoir soviétique en Arménie, en avril 1921, le Commissariat du peuple pour l'instruction publique de la R. S. S. d'Arménie chargea les spécialistes de créer un alphabet kurde. Au mois de juillet de la même année, Hacop Ghazarian (Lazo), grand connaisseur de la langue kurde, kurdologue arménien, pédagogue et écrivain, publia l'alphabet kurde créé par lui sur la base de la graphie arménienne et un manuel pour les écoles kurdes intitulé "Chams"("Soleil"). En octobre, "Chams", imprimé à l'imprimerie d'Etchmiadzine, sortit accompagné d'un manuel kurde pour les adultes "Etoile rouge".

    Les premiers illuminateurs du peuple kurde ont laissé un souvenir ineffaçable à Houssein Djndoyan, professeur d'histoire ayant enseigné pendant un demi-siècle à l'école kurde du village d'Alaguiaz du district d'Aragatz.

    Les premiers professeurs de langue kurde étaient Arméniens. Voici comment cela s'est passé...
    La formation d'enseignants pour les écoles kurdes avait lieu parallèlement à la création de l'alphabet et les manuels kurdes. En août 1921; on organisa au district d'Achtarak des cours que dirigeait Hacop Ghazarian, Les auditeurs de ces cours étaient pour la plupart des représentants de l'intelligentsia arménienne, l'enseignement se faisait en kurde. En octobre, la fin des cours coïncida avec la publication des manuels. Parmi les promus, on peut citer Aram Mouradian, Tagouhi et Nchan Rchtouni, Soghomon Sarkissian, Socrate Mekertchian; Erem Aïvazian et Alildian Chahinov, premier enseignant kurde, etc. Ils furent tous nommés dans les écoles kurdes des différents districts d'Arménie. Dés 1921, on comptait cinq école kurdes qui accueillirent 267 élèves.

  • Que ces chiffres ne vous semblent pas modestes. A cette époque, la population kurde d'Arménie n'atteignait pas huit mille habitants, actuellement, ce chiffre dépasse soixante mille.

    Le premier alphabet kurde en transcription arménienne joua un rôle important pour l'instruction de la population kurde de notre république, Toutefois, la littérature kurde et les manuels imprimés avec cet alphabet n'avaient point. de lecteurs hors d'Arménie Il fallait un autre alphabet qui fut commun aussi bien à tous les Kurdes d'Union Soviétique qu'aux millions de Kurdes du monde entier.

  • En 1928, sur la décision, du Comité central du Parti communiste d'Arménie, on entreprit la création d'un nouvel alphabet kurde. Ses auteurs furent A. Chamilov et I. Marogoulov. Au mois de mars de l'année suivante, ce nouvel alphabet à graphie latine fut adopté officiellement et l'on commença la rédaction de nouveaux manuels avec la participation de spécialistes kurdes.

  • La création de l'alphabet kurde et la victoire sur l'analphabétisme contribuèrent à la fondation du journal kurde "Ria taza". ("Nouvelle voie"), dont le premier numéro sortit le 25 mars 1930.

    Le 1er janvier 1931, on fonda à Erévan un Technicum transcaucasien de pédagogie kurde où l'enseignement devait durer quatre ans. Dans cette nouvelle école, dont le premier directeur fut Arab Chamilov, la majorité des professeurs (dix sur douze) étaient Arméniens.

    En 1946, on créa un troisième alphabet sur la base de la graphie de l'alphabet russe.

  • Houssein Djndoyan : Tous les problèmes de l'instruction des Kurdes sont résolus depuis longtemps. A présent, il n'y a pas en Arménie de village kurde qui n'ait pas d'école. Il n'y a pas d'école supérieure où un Kurde ne puisse pas prendre ses inscriptions. Mes cinq fils et mes trois filles sont tous diplômés; juriste, médecin, ingénieur, économiste... Les plus âgés de mes trente petits-enfants sont également étudiants. Je comprends que les diplômes soient chose habituelle pour les Arméniens, mais, croyez-moi, les Kurdes en sont très fiers...

  • Arsène Poladov, régisseur du Théâtre de pantomime d'Erévan: Ce fut un événement important dans la vie de notre peuple. Ce théâtre fit connaître aux Kurdes les meilleurs spécimens de la dramaturgie des écrivains soviétiques et fut très prisé par les Kurdes d'Arménie, de Géorgie et d'Asie Centrale.

    La fondation de ce théâtre ne fut possible que grâce au concours constant de la troupe du Théâtre arménien dramatique Soundoukian, dont faisait également partie M. Djanan, artiste émérite de la république, premier régisseur du Théâtre kurde. L'existence du théâtre fut cause que les écrivains arméniens choisissent les meilleurs spécimens du. folklore kurde et les transposent en pièces de théâtre, telles "Marné et Ziné", de S. Tarontz, "Kar et Kuluk". "Khatché. et Siaband" de S. Guinossian qui constituèrent le répertoire du Théâtre kurde.

    Cet unique théâtre kurde joua un rôle inestimable dans le développement culturel et l'enrichissement spirituel de la population kurde de Transcaucasie, tout en servant de moyen d'éducation idéologique et politique des travailleurs.

  • "Erévan Khabar dda". Depuis un quart de siècle, ces paroles - qui signifient" Ici Erévan " prononcées par Kiaramé Sayad, speaker de la Radio arménienne, commencent le programme quotidien en langue kurde qui dure une heure et demie.

    - Chaque fois que je prononce ces mots, dit R. Sayad, je forme le souhait qu'ils soient. entendus aussi par les Kurdes de l'étranger, qu'ils entendent leurs mélodies nationales, qu'ils apprennent quelque chose sur notre vie en Arménie Soviétique. Songez donc qu'en Turquie vivent plusieurs millions de Kurdes, dont le gouvernement turc ne veut pas reconnaître l'existence. On les appellent Turcs montagnards ils font l'objet de cruelles exactions. Parler kurde est considéré comme un crime passible de prison. Les Kurdes l'Iran et des autres pays ne sont pas dans une meilleure situation.

  • Tcharkiazé Rach, poète kurde : Je voudrais dire en conclusion que pour comprendre le phénomène actuel de la littérature et de la culture kurdes dans leur ensemble, il faut connâtre et apprécier à sa juste valeur la contribution du peuple arménien à l'évolution spirituelle et economique des minorités nationales de la république. Cette contribution paraît d'autant plus importante lorsqu'on pense àla destinée des Kurdes de l'ancien district kurde de la Russie tsariste.

    Chaque peuple, le peuple arménien entre autres, a sa propre et spécifique morale. Comme poète kurde, je remercie la destinée pour avoir permis que ma formation spirituelle et intellectuelle, ma consience et ma mentalité se soient constituées en Arménie Soviétique. Je suis à jamais le fils reconnaissant de cette terre, petite du point de vue géographique, mais possédant une authentique grandeur.
  • Propos recueillis dans la presse de la République arménienne par l'Arménie aujourd'hui
  • en 1988 : il y avait 25 candidats et docteurs ès sciences, représentants de la population kurde d'Arménie, apportant leur contribution au développement des différents domaines scientifiques.

  • Tome XII de l'Encyclopédie arménienne (Erévan 1986) : pp 490-91 Littérature kurde, Tch. Mtstoyan - p 491 Théatre kurde, H. Hovkimian - pp 491-92 Peuple kurde, G. Assatrian