- Dans le Quotidien
du Médecin du 16
décembre 2003, M. Richard Liscia écrit dans son
article Les plis du voile :
"... (on) refuse l'entrée de la Turquie
parce qu'elle est musulmane et pas seulement, comme on le dit, parce
qu'elle ne respecte pas les droits de l'homme. Le sort réservé à
la Turquie est inique : si elle a commis un génocide, ce n'est pas
une raison pour lui interdire l'entrée dans l'Union, dès lors que
l'Allemagne en a commis un autre, infiniment plus vaste et cruel,
et qu'elle est le premier pilier de l'UE."
- Ces lignes ont suscité des réactions indignées
de protestation de la part de médecins de l'Union Médicale
des Arméniens de France (UMAF)
- qui indiquèrent qu'il y avait là une formulation au
conditionnel du génocide perpétré par la Turquie
en 1915 et une échelle de cruauté dans les génocides
(et par là même une insulte à la mémoire
des victimes de tous les génocides)
- qui rappelèrent le négationnisme constant depuis 1915
de l'Etat turc qui a parachevé ce génocide avec les
troupes kémalistes et le fait que l'Allemagne, pays démocratique,
a assumé son passé en reconnaissant le génocide
des juifs par les nazis.
- Dans cet article, Richard Liscia dissertait sur les problèmes
du voile à l'école, de la préservation de sa
laïcité républicaine et sur les dangers de l'islamisme.
Pour cela, il avait présenté la Turquie comme référence.
Certes, il y a des vraies questions de société à
résoudre en France -tout en sachant que la part des choses
doit être faite : entreprendre un travail de distinction entre
les vrais problèmes socio-culturels et les non-dits politico-idéologico-stratégiques.
Un ces non-dits est de présenter la Turquie (pays non-arabe
et alliée discrète d'Israël) comme "un pays
européen, moderne et laïc".
-
Cette présentation médiatisée
et banalisée de la Turquie repose surtout sur trois faits
:
- le premier fait est que la nouvelle République turque a
interdit le port du voile et du couvre-chef des ottomans de l'époque,
le fez, qui a été remplacé dans les campagnes
par la casquette et le chapeau dans les villes. La Turquie a été
ainsi doublement gagnante à l'égard de l'Occident.
Elle a acquise cette nouvelle image européenne. En plus elle
a collé l'image des massacres organisés (et inconsciemment
de son concept) aux autres orientaux de la région qui gardaient
le costume traditionnel : les arabes qui recouvraient leur indépendance
et les kurdes qui seront massacrés à leur tour par
les armées kémalistes.
- le deuxième fait est que la Turquie a adopté l'alphabet
latin, ce qui flatte naturellement l'eurocentrisme. La jeune république
turque a certes voulu créer une séparation culturelle
avec son passé. Mais sous couvert de "modernisation",
l'Etat turc a cherché à créer en fait un écran
entre les générations, afin qu'il y ait entrave pour
son propre peuple à la transmission des témoignages
sur l'organisation et l'exécution des massacres.
-
Le troisième fait est une confusion entre
laïcité et laïcisme, confusion surtout entretenue
par les islamophobes qui cherchent à faire confondre islam
et islamisme -en diabolisant l'islam ou en versant de l'huile sur
le feu. Certains peuvent penser que la Turquie est un pays européen,
mais ce n'est pas un pays laïc à l'européenne.
C'est un Etat musulman laïciste qui prend en charge la formation
de ses religieux pour mieux servir son idéologie kémaliste
: une idéologie nationaliste bétonnée en jacobinisme.
De plus, la Turquie kémaliste a supprimé l'institution
prestigieuse du Caliphat en 1924. Il y a en effet un non-dit très
important au niveau du registre religieux (et symbolique) : afin
qu'un Caliphe ne puisse pas un jour condamner solennellement le
génocide de 1915 comme étant un crime contraire l'islam
(et contre l'Humanité).
- La promotion de la candidature de la Turquie négationniste
à l'Union européenne, comme si de rien n'était,
contribue à la construction d'une non-existence du génocide
arménien : une non-existence rampante et avalisée par
le silence complice de certains chefs d'Etats eurocentristes sur ce
négationnisme. Une autre contribution importante à cette
non-existence du génocide de 1915 a été l'idée
de l'unicité du génocide juif, une idée propagée
dans les médias encore aujourd'hui. En parlant ou non des génocides
cambodgiens ou rwandais, diverses méthodes et stratégies
sémantiques habituelles y sont utilisées et banalisées
à l'égard du génocide arménien : on omet
d'en parler -silences & mutismes- on minimise en brouillage, on
occulte, on évacue en escamotage -ignorances, confusions ou
impostures culturelles à l'appui.
- Aujourd'hui la pensée juive a commencé à prendre
conscience de cette erreur, de cet enfermement. C'est ainsi que la
Revue d'histoire de la Shoah du Centre de documentation
juive contemporaine a publié l'année dernière
un recueil imortant d'articles avec pour titre : Connaissance et
reconnaissance du génocide des Arméniens. C'est un ouvrage de
qualité qui doit atteindre les journalistes qui parlent de
la Shoah ou qui prennent parti pour la candidature turque à
l'Union européenne. Ce livre fut naturellement signalé
au journaliste du Quotidien du Médecin par les médecins
de l'UMAF qui lui rappelèrent
- les propos d'Hitler en 1939 : "qui se souvient encore de
l'extermination des arméniens?"
- et le négationisme de l'Etat turc avec son budget important
consacré à (faire) réécrire son histoire.
- Richard Liscia répondit le 9
Janvier 2004 au Quotidien du Médecin en titrant
"A nos lecteurs d'origine arménienne" à
propos de sa maladresse apparente. C'est très réducteur
: il ne s'agit pas d'un problème de courtoisie avec des lecteurs
d'origine arménienne. Et aussi, c'est plus qu'une question
d'éthique concernant la relation du journalisme avec la géopolitique
-qui serait la partie visible de l'iceberg. Car "les maladresses
apparentes" de Richard Liscia se situent au niveau de la
neige qui recouvre l'iceberg. Il y a ici surtout un débat analytique
général en profondeur. En fait il est question de ravages
qui perdurent dans l'Inconscient collectif à cause d'un déni
de génocide chez les descendants des victimes -et également
chez ceux des bourreaux. Il y a écho des morts anonymes déshumanisés
: les morts qui n'ont pas été enterrés sont devenus
des fantomes qui hantent l'Iconconscient collectif jusqu'à
la reconnaissance officielle par l'Etat héritier. Seule la
symbolique de la reconnaissance du crime prémédité
à l'époque, par l'Etat héritier en question,
pourra débloquer le temps qui s'est arrêté. Avec
un génocide, la chaine généalogique de la transmission
humaine est brisée : la mort naturelle, ce chainon nécessaire
de transmission entre une génération et la suivante,
a été chassée et remplacée par le meutre
prémédité. [Voir Génocide & Transmissions,
L'Harmattan 1994, par Hélène
Piralian].
- Ces mécanismes psychiques souterrains qui intéressent
pourtant de plus en plus le monde médical, n'ont malheureusement
pas été évoqués dans le Quotidien du
Médecin. Richard Liscia a tenu surtout à affirmer
sa bonne foi, en encensant son savoir. Tout en ayant son langage bon
ton qui veut se garder de froisser la sensiblité
des lecteurs d'origine arménienne, Liscia taxe ces derniers
d'être sous l'empire de leur extrême sensibilité. C'est
une méthode "light" de dénigrement et de discrédit
larvé en vue de conduire à un enfermement maquillé.
C'est là une méthode perverse de badinage de quitte
à bien-vouloir-se-faire-excuser ou à bien-vouloir-se-faire-pardonner
: du genre je-t'aime-moi-non-plus ou au-raccourci-désinvolte.
C'est une telle méthode de condescendance à peine dissimulée
que le professeur de littérature comparée à l'Université
de Columbia de New York, Edward Saïd, d'origine palestinienne,
a dénoncée à propos de l'attitude de l'orientaliste
Bernard Lewis à l'égard des arabes : l'orientalisme
que le Pr Edward Saïd définissait comme la branche orientale
de l'antisémitisme.
- Dans son bricolage condescendant, clamant que "nous ne sommes
pas ignorants à ce point-là", assurant de ne pas soutenir
l'idée d'unicité par nature du génocide juif
ou de vouloir établir une échelle de cruauté dans les génocides, le
journaliste Richard Liscia change de registre en tenant le discours
suivant : "si une vie vaut une vie, six millions de vies valent
fatalement plus qu'un million et demi de vies. Il y a une différence
de degré à admettre, pas une différence de nature. Mais, encore une
fois, tel n'était pas notre propos et nous regrettons d'être amenés,
pour notre défense, à établir cette comptabilité. Le génocide arménien
est tout aussi révoltant que les autres."
- En entendant parler de comptabilité et de fatalité,
on ne peut que s'assoir abasourdi devant l'inconscience de tels propos
qui dépassent toute inconvenance et qui voudraient ne pas tomber
dans le deux-poids-deux-mesures. Chaque génocide est unique,
spécifique, et la comparaison entre les cas se justifie dans
un but de recherche historique et de prévention : et non pas
par complaisance à une unicité génocidaire dogmatique
qui ne fait que masquer d'autres génocides. Cela a été
le cas pendant des décennies pour les génocides des
tsiganes et des homosexuels qui ont été exterminés
avec les juifs dans les camps nazis.
- D'autant plus que tout le monde sait qu'il y a eu
. un autre crime contre l'Humanité de masse, de déportation
à l'échelle transcontinentale,
. un crime prémédité, planifié, meurtrier,
. organisé avec des infrastructures multinationales économiques
et financières,
. un crime qui s'est exercé sur plusieurs siècles,
. avec un racisme qui a été officiellement codifié
et légalisé.
. et une idéologie déshumanisante à vouloir engendrer
des sous-hommes et de la force motrice servile.
Ce crime contre l'Humanité est effectivement celui de la traite
négrière et de l'esclavage avec ses dizaines de millions
de victimes.
- Mais maintenant, avec les caractéristiques citées
précédemment, il s'agirait enfin de parler des génocides
non reconnus dont celui présenté précédemment
qui est encore dénié -malgré le paradoxe de son
importance. C'est le Génocide négrier, le grand absent
du débat génocidaire en Union européenne, à
qui on ferme la porte. Des émissions télévisées
érudites ou de vulgarisation sur le Génocide négrier
n'existent pratiquement pas, sont carrément absentes et vont
de pair avec le manque de visibilité de professionels noirs
à la télévision . Aujourd'hui, la revendication
de la reconnaissance du Génocide négrier se fait entendre
au fur et à mesure que les euro-africains ou les euro-antillais
commencent à pouvoir prendre la parole. Mais chaque fois par
manipulations sémantiques, le débat génocidaire
est vidé de son contenu, dénaturé de son sens
ou escamoté -comme l'est souvent le Génocide arménien
à l'égard de la candidature à l'Union européenne
de la Turquie négationniste. On va même jusqu'à
dénigrer le Génocide négrier en avançant
que le terme de "génocide" n'existait à cette
époque -comme cela avait été dit pour le Génocide
arménien.
- La France a reconnu la traite négrière et l'esclavage
en tant que crime contre l'Humanité. Alors que la Grande-Bretagne
ne l'admet pas : il n'est pas étonnant alors de savoir qu'elle
ne reconnait pas non plus le Génocide arménien -avec
"arguments" (révisionistes) à l'appui. A la
Conférence mondiale contre le racisme à Durban en automne
2001, le Génocide négrier avait été débattu
au niveau de crime contre l'Humanité. Le représentant
britannique avait été jusqu'à réfuter
cette dénomination, prétextant que la finalité
de ce "commerce" n'était pas une extermination physique
des gens transportés mais leur négoce. On peut comprendre
l'indignation et la nausée que ces propos ont pu susciter chez
beaucoup de descendants des survivants de ce "commerce"
infâme. Procédant de ces émotions naturelles devant
un tel aplomb, certains journalistes politiciens -comme Richard Liscia-
ne manqueront pas de les stigmatiser ou d'ironiser en "extrême
sensibilité". De telles présentations
politico-sociologiques cherchant à discréditer et à
marginaliser des revendications légitimes, font mieux passer
ou maintenir des révisonnismes rampants : présenter
pernicieusement les négationnistes comme des victimes. La phrase
"Le sort réservé à la Turquie est inique : si elle a commis
un génocide, ce n'est pas une raison pour lui interdire..." en
est un exemple.
- Ainsi en revenant à la traite négrière et
à l'esclavage -dont le but se défend d'être une
extermination physique systématique- il ne faut pas manquer
de rappeler qu'il n'y avait pas moins une sélection physique
meurtrière qui était constante : à cause des
"réalités" marchandes ou productives. Surmontant
l'horreur que peut inspirer une telle entreprise inhumaine, les universitaires
et chercheurs noirs américains travaillent sur les archives
rapportant les conditions de travail dans les champs de canne à
sucre et les raffinneries, dans les plantations de coton et au moment
de son traitement, dans la construction des lignes de chemins de fer
ou les usines à bois, etc. Pour ce qui est des archives maritimes
en Europe occidentale, elles révèlent l'organisation
portuaire de ses armateurs qui préparaient les razzias en Afrique
-sans parler de l'implication des banques et des assurances qui finançaient
et garantissaient ces activitées lucratives (Llyods, Barclays
Bank, etc.). Quant aux cahiers de bord des bateaux négriers,
ils listent une comptabilité macabre de l'enfer qu'enduraient
les africains et les africaines captifs : des hommes et des femmes
capturés et embarqués de force pour la traversée
maritime -des personnes qui avaient auparavent une vie familiale et
sociale en Afrique.
- Aujourd'hui, on sait comment dans les génocides les bourreaux-tortionaires
exercent leurs toutes puissances sur leurs victimes : au point de
vouloir les culpabiliser, de vouloir les déshumaniser, de vouloir
les chosifier. Le temps reste bloqué dans l'Inconscient collectif
tant qu'il y a déni de génocide. Dans le registre
symbolique, les descendants des survivants (et des bourreaux) restent
en filigrane prisonniers (ensemble) dans un enfermement génocidaire
tant que le déni n'est pas levé. Si l'Union européenne
veut mener à bien son projet, il ne peut se faire en deux poids
deux mesures : c'est-à-dire en occultant la nature génocidaire
de la traite négrière et de l'esclavage.
- On ne peut pas laisser ainsi des Ponces Pilates eurocentristes
porter atteinte à la mémoire de dizaines de millions
de victimes de ce crime prémédité et organisé.
C'est bafouer l'idéal démocratique de l'Union européenne,
comme serait de permettre la candidature d'une Turquie négationniste
sous la pression des politiciens ou des marchands du Temple. Faut-il
penser que c'est cet idéal démocratique qui a animé
l'Allemagne reconnaissant récemment le génocide peu
connu qu'il avait perpétré en 1904? Cela s'était
passé dans son ancienne colonie de l'Afrique du Sud-Ouest,
la Namibie d'aujourd'hui. L'Allemagne par son ministre du Développement
a demandé pardon au peuple herrero pour les atrocités
organisées et perpétrées à cette époque.
Il faut espérer que cette demande soit sincère et qu'elle
ne vise pas seulement un investissement économique en Namibie
par le biais des réparations promises. Car les archives militaires
dévoilant leurs secrets, il serait temps également que
l'Allemagne reconnaisse aussi sa participation aux deux génocides
de 1915 : celui des arméniens et celui des assyriens.
- Pour terminer cette réflexion sur le déni génocidaire,
il faudra dire que les adeptes de l'unicité du Génocide
juif ont une souffrance qui est prisonnière de leur propre
enfermement dogmatique. Certains y sont emmurés au point de
faire obstacle intensivement et âprement à la reconnaissance
du génocide arménien au Congrès américain.
Malheureusement ces extrémistes -qui commencent à être
signalés et désapprouvés par les démocrates
juifs et israéliens- ne sont pas du tout conscients qu'ils
portent atteinte à la mémoire des victimes innocentes
et des martyres de tous les génocides -y compris ceux de la
Shoah.
- Nil Agopoff
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