- Le débat sur la Turquie à l'Assemblée
nationale, au delà des problèmes techniques de l'élargissement
de l'Union européenne et de l'approndissement de sa Constitution,
est au dessus des divisions habituelles des partis politiques français.
De plus cela s'entend, le débat doit se situer en dehors des
exclusions, des confusions et des opacités habituellement entretenues
par l'eurocentrisme ou par le laïcisme. Il s'agit avant tout
de savoir ici, si on accepte ou non un Etat qui viole les droits de
l'Homme -et en non-dit, un Etat qui consacre un budget à (faire)
réécrire l'Histoire. Comme si l'Allemagne étant
négationniste, elle ne reconnaitrait pas les crimes nazis et
elle érigerait une statue à Hitler : Hitler qui avait
dit en 1939 "Qui se souvient encore de l'extermination des
Arméniens?".
La France à la hauteur de sa traditon humaniste, a reconnu
le génocide arménien de 1915. La majorité des
citoyens français ne veulent pas s'associer au silence complice
concernant le négationnisme d'un crime. Comme ce fut le cas
en 1789 malgré l'omniprésence du Code noir institutionnalisé
par Colbert : malgré cela, des sujets du Roi de France qui
avait convoqué les Etats généraux, avaient exprimé
dans les cahiers de doléance l'arrêt de la Traite négrière
et l'abolition de l'esclavage. Il ne faut pas laisser les commissaires
de Bruxelles et les chefs d'Etat, au nom de "l'intérêt
de l'Europe", occulter ce crime contre l'Humanité qui
eut lieu en 1915 et qui est imprescriptible.
La Turquie n'est pas un pays démocratique et laïc à
l'européenne. C'est un pays laïciste qui prend en charge
la formation de ses religieux pour mieux servir l'Etat et son idéologie
kémaliste : une idéologie nationaliste structurée
en jacobinisme et qui perdure dans un faux-républicanisme.
En effet, nous avons affaire à un Etat qui a inscrit dans sa
législation une pénalisation de dix ans d'emprisonnement
pour toute évocation du génocide arménien ou
pour toute présentation "non-turcophile" de l'occupation
armée de l'ile de Chypre. On ne peut pas vouloir y exporter
la démocratie tant qu'à la base il y a ce négationnisme
: un négationnisme qui sert de socle aux violations des droits
de l'Homme.
S'il est question de faire prendre conscience de ces mécanismes
non-démocratiques à la Turquie, la France peut déjà
commencer à le faire avec sa récente communauté
turque. En effet les immigrants turcs ont été instruits
et souvent endoctrinés dans leur pays d'origine depuis des
générations à la non-existence du crime prémidité
et organisé de 1915. Est-ce que les associations d'accueil
et d'accompagnement des familles turques leur font-elles prendre conscience
de cela? -comme elles le font pour la laïcité qui existe
en France? En tout cas, cela n'a pas été le cas à
leur dernier colloque important qui s'est tenu au Sénat, au
Palais du Luxembourg à Paris en Janvier 2004. Ainsi en occultant
cette période historique de 1915 et des autres massacres, ces
associations franco-turques ne rendent pas service aux immigrés
turcs en ne les préparant pas au dialogue. Par une telle omission,
leur évolution vers une sensibilité démocratique
s'en trouve fortement handicapée.
Le négationnisme d'Etat ne peut qu'encourager la recherche
d'impunité du terrorisme. Tolérer ce négationnisme
par complaisance nord-atlantiste ou par laïcisme, ne peut que
renforcer le terrorisme. Penser intégrer la Turquie pour mieux
défendre l'Union européenne dans cette partie du monde
est également une erreur. Un Etat-harki ne fera qu'accentuer
encore plus une situation déjà embrouilée. Au
demeurant, on ne s'attaque pas à l'origine de l'intégrisme
islamiste -un intégrisme dont les racines remontent à
la suppression du Caliphat par la Turquie kémaliste. En effet,
supprimer cette institution religieuse aussi prestigieuse qu'était
le Califat remontant aux premiers temps de l'islam, c'était
s'attaquer au sommet de l'islam et cela n'a pu qu'engendrer à
la longue des forces centrifuges incontrolables dans cette région
du monde.
Le non-dit de cette suppression du Califat par le nouveau régime
kémaliste en 1924 fut pour ne pas qu'un jour, un Calife, Commandeur
des croyants, puisse reconnaitre le génocide arménien
: un crime contre l'Humanité, mais aussi un crime contre l'islam
qui doit protéger le dhimmi, le non-musulman croyant -surtout
s'il est un réfugié. C'est ainsi que le Chérif
de La Mecque, l'émir hachémite Hosseïn Ibn Ali
qualifia de "mécréant" le Gouvernement Jeune-Turc
qui organisa en 1915 ce crime dans l'Empire ottoman. Par la suite,
le Gardien des Lieux Saints décréta plusieurs firmans
ordonnant la protection des rescapés arméniens qui avaient
pu survivre à la déportation ou aux massacres et qui
étaient toujours sous la menace des gendarmes turcs.
Contrairement à l'islam des janissaires et à l'islam
du devchirmé, cet impôt sur le sang qui a sévi
à l'intérieur de l'Empire ottoman aux XVI-XVIII siècles
et qui a turquifié cinq millions de jeunes garçons et
de jeunes filles enlevés de force à leur famille chrétienne(*),
tout calife arabe imprégné de la tradition du Livre,
aura reconnu aujourd'hui le crime de 1915 : solennellement et avec
toute son autorité hiérarchique et spirituelle du plus
grand dignitaire d'une religion. Et ce fut effectivement le cas pour
le plus grand dignitaire d'une autre religion : c'est ainsi que le
Pape Jean-Paul II (qui avait rencontré en 1985 le Roi Hassan
II du Maroc), reconnut le génocide arménien en 2001.
Aussi inattendu et paradoxal que cela
puisse paraître à des esprits eurocentristes ou laïcistes,
il n'est pas exclu qu'un jour, qu'un autre grand artisan du dialogue
islamo-chrétien, Sa Sainteté Aram Ier, Catholicos de
la Grande Maison de Cilicie dont le siège se trouve à
Antélias près de Beyrouth, aille un jour plaider la
cause arménienne auprès du Roi du Maroc. En effet, Sa
Majesté, Mohamed VI de la dynastie des Alaouites descendant
du Prophète Mohamed, porte le titre de Commandeur des Croyants
et devra se prononcer un jour sur une cause qui est aussi celle de
l'Humanité, celle de l'islam authentique et celle de la Paix,
la Paix qui ne peut exister sans Justice.
- Nil Agopoff, chercheur
au CRDA, Paris le 17 Octobre 2004
- (*) : selon l'historien français
du XIXème siècle Théophile Lavallée
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