- Courrier des lecteurs du Monde (en page 29 du Monde
du jeudi 3 juin 2004)
Festival d'Istanbul : le grand écart
- A vous lire, il ne fait pas de doute que les artistes d'Istanbul
se sentent européens (Le Monde du 29 mai). On le comprend d'autant plus
lorsqu'on lit que l'un d'eux, ancien étudiant de La Sorbonne, a même
passé dix-sept ans en exil à Paris ! Mais votre journaliste souligne
aussi, avec justesse, que ces mêmes artistes frôlent la censure. Alors
dans quelle mesure sont-ils représentatifs de leur pays ? Et s'ils répètent
à qui mieux mieux -et surtout aux journalistes étrangers- les refrains
pro-européens, du genre "la laïcité est solidement ancrée", ils ne peuvent
ignorer certains faits qui les contredisent. Ainsi, l'appartenance à
une religion figure sur les cartes d'identités en Turquie. Que l'on
imagine le tollé qu'une telle mesure susciterait en France et l'on mesure
à quel point le terme de laïcité recouvre ici et là des réalités très
différentes.
La réalité transparaît lorsque la chorégraphe Emre Koyuncuoglu raconte
son spectacle dans les ruines d'une église arménienne. Car il y a ruines
et ruines : celles induites par le temps, comme les abbayes cisterciennes
chez nous, et celles provoquées par des autorités désireuses de nier
la culture chrétienne. Quand l'actrice Serra Yilmaz fustige l'hypocrisie
de la politique française, laquelle serait soumise à la signature de
grands contrats, elle oublie de rendre hommage au Parlement français,
lequel a reconnu le génocide arménien en 2001 malgré les pressions commerciales
turques répétées. Certes, on peut toujours admirer que des metteurs
en scène turcs lisent nos auteurs dramatiques les plus branchés, comme
Fabrice Melquiot ou Enzo Cormann, mais on peut surtout se demander si
le succès mondial "Une bête sur la lune" de l'auteur américain Richard
Kalinoski, pièce relatant le génocide de la minorité arménienne chrétienne
en 1915, y sera joué un jour. En tous les cas, pas avant la reconnaissance
de ce génocide par les autorités turques.
Dès lors on comprend mieux pourquoi la "schizophrénie" est un des thèmes
de prédilection du metteur en scène Ozen Yula. Schizophrène, il y a
de quoi l'être en effet... La Fondation d'Istanbul pour les arts et
la culture peut bien financer avec enthousiasme la dix-huitième édition
du festival de danse d'Istanbul où se produit le top des chorégraphes
mondiaux : il est fort probable que le grand écart entre démocratie
affichée et démocratie vécue n'y sera pas au programme.
- Sophie Balastre (Paris)
- Autre texte de Sophie Balastre : Témoignage sur la conférence, "Etre chrétien aujourd¹hui en Turquie : est-ce possible ?" 15 Novembre 2006
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