Frère Gwenolé Jeusset, franciscain, à propos de la Turquie
- De Gwenolé Jeusset l'on pourrait dire : "Un franciscain en terres d'Islam". C'est en effet en terres d'Islam qu'il a vécu la plus grande partie de son existence de prêtre, directement au contact d'une religion qui l'a interpellé, lui, le croyant qui n'abandonne pas une once de sa foi chrétienne. Ancien responsable de la Commission franciscaine pour les relations avec les musulmans et membre de la Commission islam du Vatican, il a également été responsable du Secrétariat des évêques français pour les relations avec l'islam (SRI). Il réside aujourd'hui à Istanbul au sein d'une fraternité franciscaine. Gwenolé Jeusset a déjà publié trois ouvrages :
- - Dieu est courtoisie, Saint François, son oeuvre et l'Islam, (1985, épuisé)
- - Rencontre sur l'autre rive, Saint François d'Assise et les musulmans, 1996 Editions Franciscaines
- - Ami de Dieu et notre ami, El Hadj Sakho Boubacar, (avec R. Daniel, 1985, épuisé)
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en 1996 |
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Témoignage sur la conférence par Sophie Balastre
- Triste intérieur
Quand la Fraternité séculière franciscaine et la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix organisent le 15 novembre à la paroisse Saint Léon (Paris 15e arrdt) une conférence sur le thème, "Etre chrétien aujourd¹hui en Turquie : est-ce possible ?", je me sens interpellée. Quand je lis sur le programme que le conférencier, Frère Gwenolé Jeusset, franciscain, a été envoyé à Istanbul, où il vit depuis trois ans, pour aider à la création d¹une fraternité portant le souci de l¹oecuménisme et de l¹interreligieux, je me sens agrippée.
Me voici donc sur place. Soucieux d¹ancrer ses propos dans l¹histoire, Frère Gwenolé commence par louer l¹esprit de tolérance de l¹Empire Ottoman qui accueille les juifs chassés par Isabelle et Ferdinand, les catholiques radicaux. Au 19e siècle, l¹Empire est décrit comme une mosaïque religieuse où toutes les religions vivent harmonieusement. Encore sous la nostalgie de ce paradis perdu, Frère Gwenolé lâche néanmoins quelques chiffres incontournables : la population chrétienne était de 30% dans l¹Empire contre 0,2% aujourd¹hui. Celui qui "se déploye sur le terrain de la rencontre" passe en vitesse sur les "massacres arméniens" et en arrive à Atatürk "plus opposé à l¹Islam qu¹au christianisme".
Et nous voici dans la république laïque et moderne où "les femmes turques ont eu le droit de vote avant les Françaises". Et aujourd¹hui, qu¹en est-il ? Certes, "les chrétiens n¹ont pas toute liberté d¹action mais les musulmans sont eux aussi soumis à surveillance". Certes, "une loi ancienne interdit la construction de nouvelles églises" mais "les choses changent". Pour preuve : "le problème arménien commence à être assumé". Tiens, il y a un problème arménien ? Certes, Orhan Pamuk a été inquiété "à cause de mauvaises habitudes" mais les lois vont être changées. Frère Gwenolé ne dit pas que les mauvaises habitudes sont inscrites dans le code pénal mais ceci est un détail sans doute. Il nous décrit ses rencontres chaleureuses avec les imams stambouliotes, les oeufs de Pâque offerts par le maire, et tous ces gestes d¹accueil et de bienveillance qui jalonnent sa route d¹espoir.
Anticipant les critiques, Frère Gwenolé se défend d¹être naïf, ou alors sa naïveté durerait depuis plus de trente ans. Il conclut en prônant la grande réconciliation entre le monde musulman et l¹occident qui passerait par l¹entrée de la Turquie en Europe et ouvrirait la porte sur un nouveau "modèle de vie ensemble". Là, je trouve que le conférencier sort de sa neutralité ecclésiastique pour aller sur le terrain politique et il me vient l¹envie de sonder la profondeur de sa naïveté. Je me lève, prends le micro, tente de parler sereinement, mais l¹émotion me rattrape mot après mot et je me maudis intérieurement.
Je lui exprime d¹abord mon admiration : "Vous avez réussi à parler des chrétiens dans l¹Empire Ottoman sans jamais mentionner le génocide arménien. Je vous rappelle que vous êtes en France et non en Turquie et qu¹ici vous ne finirez pas en prison. Vous avez cité le Christ, la vérité vous rendra libre, alors parlez librement et dites la vérité. Ensuite, il est vrai qu¹Atatürk s¹en est davantage pris à l¹islam qu¹au christianisme. Mais les chrétiens avaient déjà été éliminés par ses prédécesseurs, les Jeunes Turcs. A qui s¹en serait-il pris ? Vous dites que le patriarche arménien d¹Istanbul est pour l¹entrée de la Turquie en Europe car pour lui, " il n¹y a pas d¹autre solution ". Pensez-vous qu¹il a un autre choix de discours ? Enfin, vous rêvez d¹un nouveau modèle européen où toutes les religions vivraient ensemble en harmonie comme dans l¹Empire Ottoman que vous avez décrit. Non seulement, ils ont détruit ce " modèle ", mais encore ils refusent de reconnaître qu¹ils l¹ont détruit alors que dites-vous maintenant ?"
Mes mots se bousculent, il vaut mieux rendre le micro que l¹on récupère avec hâte. Pendant mon discours, Frère Gwenolé a eu l¹air ennuyé. Je viens sans doute de lui briser son fragile message d¹amour tel un éléphant dans un magasin d¹izniks. Je m¹en voudrais presque de ma brutalité, mais voilà qu¹il compatit à ma douleur, qu¹il a bien entendue dans ma voix, et reconnaît les "massacres arméniens". Sa concession m¹insupporte : "Génocide !". Il me rétorque : "Le mot génocide n¹existait pas encore à l'époque, c¹est pourquoi je ne l¹utilise pas". J¹ai ma révélation : j¹ai devant moi un vrai faux naïf ! C¹est sans complexes que j¹ose : "Tout à fait, le mot génocide a été inventé par un historien pour décrire la situation arménienne. Puisqu¹il l¹a inventé pour cela, vous pouvez bien l¹utiliser pour cela". Remous dans la salle. Un des organisateurs vient m¹adresser sa " supplique ", avec une mine de supplicié justement.
J'ai le choix de me taire ou de sortir. On passe le micro à d¹autres. Un Breton d¹origine turque demande si l¹on peut pratiquer librement la religion musulmane dans la république laïque turque. Une gentille dame raconte ses vacances et sa visite du Jardin de la Tolérance à Antalya où s¹élèvent côte à côte une église, une synagogue et une mosquée. Elle invite les incrédules à venir voir ses photos : m¹invite-t-elle à découvrir son Disneyland monothéiste ? Un historien se demande si on ne fait pas insulte aux Turcs en les imaginant incapables d¹un destin hors d¹Europe. Pourquoi l¹Europe n¹accueillerait-elle pas alors l¹Australie ou le Maroc ?
Frère Gwenolé écoute avec intérêt et répond avec mesure. Puis quelqu¹un souhaite en savoir plus sur les kurdes : il répond qu¹il n¹est pas allé dans l'Anatolie, le "triste intérieur", et qu¹il n¹est pas en mesure d¹en parler. Son expression me frappe. Je pense à Tristes tropiques, au ton désabusé et amer de Claude Lévi-Strauss sur les vestiges d¹une réalité disparue. Triste intérieur : peut-être Frère Gwenolé évoque-t-il ce passé chrétien enfoui, ces tristes ruines de ruines. Et comment s¹ouvrir à l¹extérieur si on est plombé de ce triste intérieur ?
Le poids de mon triste intérieur me fait m¹affaisser sur le banc et rentrer en moi-même. Puis j'entends : "Il faut se souvenir du passé mais aller de l¹avant". Je vois sa main levée vers le ciel. Et je me redresse. Comment prétendre construire le futur si on refuse de visiter le passé ?
Sophie Balastre
- Autre article de Sophie Balastre (Courrier des lecteurs du Monde en page 29 du Monde du jeudi 3 juin 2004) : Schizophrénie turque ou grand écart entre démocratie affichée et démocratie vécue?
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