Comment ça a commencé ? Ce n’est pas venu tout d’un coup comme une tempête inattendue, un coup de vent, un orage soudain… Pourquoi on n’a pas écouté les signes ?
Depuis longtemps, depuis toujours, la peur. La peur de ce voisin, de l’autre, des autres qui ne prient pas le même dieu et dont on t’a raconté qu’ils sont arrivés bien après nous. Et qui se sont installés, nous ont repoussés, nous ont cernés. Enlèvent nos filles, nos garçons. Pourtant, dans ce si beau pays, chaque jour apporte des joies aussi. Mais les histoires courent dans la famille depuis si longtemps ! C’est comme si on ne pouvait plus croire à la paix.
Alors, il y avait toutes ces précautions, ces mises en garde, ne pas s’éloigner, faire attention au petit frère trop curieux, ne pas aller au-delà de ce mur de pierres, car on ne sait jamais. Des histoires effrayantes circulent, envahissent les nuits.
Le vieux Sahak, le colporteur que tous attendent avec bonheur et curiosité, n’est pas revenu, depuis trop longtemps. Personne ne sait ce qu’il est devenu, mais on parle. Les mots volent avec le vent. Tué, torturé. Un espion ? Lui ? Et pour qui ? Mayram, la belle, la fraîche aux joues de pêche, jamais revenue du village voisin, ni son frère. Sa mère porte le deuil et n’a plus prononcé un mot… On ne veut pas en parler, ça attirerait encore plus de malheur. Et pourtant on sait qu’elle est dans toutes les prières, et que chacun allume des veilleuses à l’église pour elle, pour lui et pour les autres qui ont disparu.
Dans la petite église, tous les soirs il y a une messe. Les villageois y viennent, les enfants rentrent et sortent, insouciants, attrapant au vol un gémissement, un chevrotement, des reniflements. Elle brille de mille lueurs, la petite église, seul espoir et seul refuge de ces habitants dont les maisons n’offrent plus rien de sûr.
Ça y est ! ILS sont passés au village de l’oncle Sarkis, ont tout rasé. C’est un jeune, les yeux effarés, qui a couru des nuits et des nuits, en se cachant, qui est venu le hurler. Les vieilles femmes se sont occupé de lui, le serrant sur leur cœur, sans un mot, le lavant, pansant les plaies de ses pieds, berçant ses cris et ses gémissements, mais elles n’ont pas su l’empêcher de se pendre. Il en avait trop vu. Si jeune…
On guette le vent, les oiseaux. On redoute l’apparition de trop nombreux rapaces annonciateurs de la mort. Elle se répand pourtant, la mort, dans les maisons, les cœurs, les âmes. Mais que faire ? Où aller ? Après les prières à l’église, où l’on remet sa vie entre les mains du créateur, on rentre vite, on ferme toutes les issues, on prend les enfants près de soi et les protège tout en continuant à prier. Les petits questionnent. Que leur dire qu’ils ne sachent déjà dans leur chair ?
Depuis des siècles, la vie est un miracle dans ces montagnes, où il y a plus de morts que de vivants. Des morts qui, pour la plupart, ne se sont pas éteints paisiblement dans leur lit, entourés des leurs. Chaque pierre, chaque maison porte la violence, la méfiance. Pourtant dans le village, il y a quelques familles turques, avec qui on s’entend bien, les enfants jouent ensemble. Ici, chacun parle les deux langues, la sienne et le turc. Et les parents arméniens épient les jeux, si une information transpirait… Alors ils questionnent leurs petits. Mais comment croire que dans un village aussi tranquille, on pourrait leur vouloir du mal ? Comment cesser d’espérer qu’ils seront épargnés ?
Un jour la famille d’Ohannés vient faire ses adieux, et donner ce qu’ils ne peuvent emporter. Ils ne tiennent plus, de la peur, de cette attente. Ils savent qu’au bout de l’attente se dresse l’inéluctable, ils ont essayé de convaincre leur famille, leurs amis de partir avec eux. En vain. Poussant une charrette qui porte quelques effets, ils partent, à pied, vers la frontière de l’Iran à des centaines de kilomètres, des kilomètres de désert, parcourus par l’armée turque. Rien ne les en dissuade, ni les sermons, ni les supplications.
Ceux qui restent sont comme figés, ils ne peuvent se résoudre à partir. Ça fait si longtemps qu’ils vivent dans la peur, dans l’attente de la mise à mort. Dans leur village, sur leurs terres où le raisin est tellement sucré qu’il colle les lèvres, où le melon est doux comme le miel, les abricots si parfumés… Où leurs ancêtres sont nés, ont planté, bâti, prié, espéré. Où ils sont enterrés.
Le grand-père, bouilleur de cru du village, invite chaque famille à venir goûter le cognac qu’il gardait et distribue des bouteilles à chacun, avec cérémonie, leur conseillant de le boire bientôt. Cette offrande est comme un legs funèbre, mais chacun remercie et dit un bon mot. Les larmes retenues couleront dans l’intimité de la nuit.
La mère devient si affectueuse que les enfants ne comprennent rien, elle les prend contre sa poitrine et les serre à presque les étouffer, les regarde en hochant la tête. Son mari, qui n’aime pas beaucoup ces effusions, ne dit rien, meurtri dans son impuissance à protéger durablement les siens, son cœur se brise un peu plus.
Le printemps est arrivé, comme toujours, triomphant du froid de l’hiver, insufflant la vie dans les fleurs, promesses de beaux fruits. Les hommes vont aux champs, mais le printemps n’est pas célébré cette année, pas de danses, ni de chants. Il n’est pas porteur d’espoir comme autrefois. Les mauvaises nouvelles affluent jour après jour.
Tous apportent à l’église la flamme de leur foi qui leur a coûté si cher ! Le prêtre prie pour l’âme des défunts dont la liste s’allonge de jour en jour, des cousins, des parents d’autres villages. Et chacun prie pour ses propres enfants qui ne verront peut-être plus le jour se lever…
Les nuits semblent si longues, à guetter les rumeurs du vent. Les forces diminuent.
Et un matin…
L’oiseau du malheur s’abat, l’oiseau noir qui obscurcit tout le ciel, qui étouffe et tue. À l’horizon, un nuage de poussière… Il grandit, envahit le ciel, gronde du pas des chevaux et des cris des cavaliers. Ceux qui étaient aux champs courent vers leurs maisons, les mères hurlent le nom de leurs enfants. Qu’ils meurent tous ensemble ! Tous ensemble une dernière fois !
C’est dans un village aux ruelles désertées que les soldats pénètrent, sourire aux lèvres. Des proies faciles, des proies lâches ! Ils en feront leur affaire. Les portes sont enfoncées, les hommes arrachés des bras de leurs femmes, poussés, tirés, traînés, jetés à terre sur la place du village. Puis, les femmes. Des bébés sont écrasés sous les sabots des chevaux. Tous, tous sans exception, même les vieillards grabataires sont sortis de leur maison de force, et rassemblés violemment.
On n’entend que des cris, des gémissements, des sanglots. Les femmes. Les vieilles prient, yeux fermés, elles savent ce qui les attend. Toi, tu ne pleures pas, tes cris restent dans ta gorge.
Tu vois ton père, lui qui te prenait sur ses genoux pour te raconter des histoires de loup. Ton père, à terre, relevé d’un coup de fouet. Lui et les autres, mais tu ne vois que lui. On les humilie, ces hommes, les insulte. Puis ils sont brutalement jetés sur le sol dur, ligotés. Un soldat descend de cheval et brandit un gourdin qu’il caresse. Il lève le bâton et frappe, frappe, de plus en plus fort, il frappe en criant des obscénités. Il brise la plante des pieds des hommes qui se tordent de douleur tandis que leurs femmes, leurs filles, leurs mères implorent la pitié. Un autre soldat prend la relève. Le bruit mat du gourdin contre la chair devient insupportable. Certains hommes à terre ne crient plus, ils ont perdu conscience ou sont déjà morts. Des femmes s’évanouissent, leur poitrine ne contient plus leur peine, d’autres, à genoux, anéanties par tant d’atrocités, prient pour les suppliciés.
Sur la place, on n’entend que gémissements, supplications. Les enfants, terrorisés, tremblent de peur, de soif, de faim, de chagrin. Un soldat fait aller son cheval au milieu de la foule, avise une femme enceinte qui tente d’aider les blessés, l’attrape par le bras sous les clameurs des autres soldats. Des cris fusent « Non, non, pitié ! » Le Turc, avec un sourire invaincu, prend son sabre et lui ouvre le ventre. Et fend l’enfant qu’elle portait en deux. A cette vue, une femme s’est mise à hurler de douleur, un coup de sabre met fin à ces cris, les autres étouffent leurs cris dans leurs châles. Il ne reste que l’horreur qui n’a de cesse.
Les villageoises se sont resserrées, les corps tremblent tandis que des cavaliers font se lever le groupe d’hommes encore vivants à coups de fouet. Des femmes portent leurs mains à leurs oreilles pour ne pas entendre les cris de douleur intolérables. Les pieds brisés, les hommes ne parviennent pas à tenir debout, mais les coups de fouet pleuvent et certains tentent de se dresser malgré tout. Les Turcs leur ordonnent de marcher. Un par un, ils, sont passés au fil du sabre sous les yeux des villageois glacés d’effroi, déchirés par le chagrin. Ton père essaie de tenir debout, le visage tordu d’une immense souffrance, on dirait une marionnette disloquée. Les soldats se moquent, un cavalier se détache du groupe et fait aller son cheval à son côté. A bout de force et de douleur, ton père ne peut faire un pas et s’effondre. Tu caches ton visage dans les jupes de ta mère qui a fermé les yeux en te serrant contre elle. Quand tu les ouvres, ton père est mort. Tu n’as plus de larmes, plus de cris, tout s’est arrêté. A jamais
N’avaient-ils l’ordre que d’éliminer les hommes ? Le village est pillé, mis à sac, les cultures et l’église détruites par le feu, quelques femmes et enfants, violés. Chacune, dans le secret de son cœur prie pour qu’ils partent, elles ne veulent pas qu’ils passent la nuit dans leur maison, qu’ils se servent d’elles, de leurs enfants… Dieu les a écoutées. Comme ils étaient venus, les cavaliers partent vers un autre village. Mais on le sait, on l’a entendu, ils viennent par vagues…
Épuisées par la douleur, la soif, la faim, les femmes rassemblent leurs forces pour protéger leurs enfants et s’occuper de leurs morts. Toute la nuit, elles vont pleurer sur le corps de leur mari, de leur père, de leur frère, pleurer et prier, essuyer délicatement leur visage, impuissantes à leur faire une sépulture. De cachettes, finement dissimulées, sont extirpés du blé, des fromages, des raisins secs. Tous mangent sans se regarder. Pour ne pas lire dans les yeux des autres ce qu’ils ressentent : le désespoir, la honte d’être en vie. Les enfants, sombrent dans un sommeil agité, assommés par l’incompréhension et la peur. Les femmes ne parviennent pas à prendre de repos ni à décider, mais elles savent que ce sursis ne va pas durer. Alors, elles préparent des provisions à emporter, consolident hâtivement les bijoux cousus dans leurs vêtements, enfilent des vêtements chauds car elles le savent, il faudra fuir, et les nuits sont froides dans ces montagnes.
À l’aube, Kayané, qui fait du cheval comme un homme, guette du haut de la colline et arrive à bride abattue « Fuyez, fuyez, les voilà ! » Au loin, une fumée se devine, c’est le nuage de poussière soulevé par les chevaux.
Alors tous s’enfuient. Ta grand-mère a jeté un sac de toile, préparé depuis longtemps avec quelques vivres, sur son épaule et vous intime de la suivre. Ta mère a pris ta sœur de deux ans dans ses bras, et elle court en hurlant, elle sait qu’elle ne reverra jamais son village… Toi, du haut de tes quatre ans, tu cours comme tu peux avec ton grand frère. Il faut à tout prix s’abriter, se cacher, il y a un bois de l’autre côté de la colline. Et tu marches, tu cours, tu es fatigué, mais il faut continuer. Toujours. Ton frère marche devant. Ne pas le perdre de vue. Ne pas…
Et ta mère ? Où est-elle ? Et grand-mère ? Et les autres ? Tu te retrouves seul avec ton frère. Et tu marches, tu es fatigué. Tu voudrais dormir, manger. Le temps s’est dissous, il n’y a que cette fuite. Un jour, un Turc croise votre chemin, il vous demande d’où vous venez et qui vous êtes, et ton frère répond en turc, l’homme vous regarde. Comprend-il ? Il s’adresse à toi, tu réponds en turc, comme ton frère. Il vous laisse repartir. Et tu as faim, tu as froid, tu as peur, tu as sommeil, tu veux ta maman. Et il faut marcher, encore marcher. Et se cacher.
Après l’orphelinat américain, la fugue, dix ans à Thessalonique, tu arrives, escorté par ton oncle, en bateau à Marseille. La France où tu vas rejoindre les lambeaux de la famille. On t’invente une date de naissance, on déforme ton nom. Tu es vivant.
Errants, vagabonds, réfugiés, apatrides, vous cueillez les fruits en Ardèche, dormant dans les granges. Ces fruits que tu as tant aimés, même s’ils étaient moins bons que là-bas.
Et puis, comme ce n’était pas assez, la guerre, le STO dont tu fuis lors d’une permission, le maquis.
L’homme, le père, qui n’a jamais versé une larme, ni pour la mort de sa mère, ni de son frère, ni de personne gardait en lui un petit garçon de quatre ans, effaré, glacé, à qui on a volé son enfance. Ton visage de marbre était le rempart que tu t’étais bâti contre le chagrin que tu ne pouvais pas laisser aller, car il n’aurait eu de cesse.
Tout ça parce qu’un jour, dans ce pays qui ne sait plus où en sont ses frontières, ni qui va en décider, on a voulu vous effacer.
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