La mémoire toujours confisquée
- interview d'Hélène PIRALIAN-SIMONYAN
- par Philomène Piégay ELLE-Magazine N# 3094 18 Avril 2005 pp 105, 106 & 108
  • - ELLE. Votre famille a t-elle été touchée par ce génocide ?
    . Hélène Piralian.
    Non, je ne suis pas une enfant de survivants. Mon père était georgien arménien, et ma mère, française. Je suis pourtant une héritière de ce génocide. Je suis constituée par lui. Je n’ai appris que très tard son existence, vers quarante ans, en tombant sur un article. Mon père n’en parlait pas.

    - ELLE. Jusqu’où vous sentez-vous l’héritière de cette histoire ?
    . H. Piralian. Il existe un lien très fort entre mon histoire et le génocide. Je ressentais depuis longtemps un mal être et des difficultés à vivre, et je ne comprenais pas pourquoi. Une première analyse ne m’avait pas beaucoup aidée. J’ai fait une deuxième analyse à la lumière du génocide et du deuil non fait. Et à partir de là, j’ai compris beaucoup de choses. Cela a pris du temps., Mais j’ai pu vraiment commencé à vivre il y a seulement quelques années. Cela n’a été possible qu’après avoir écrit ce livre sur le génocide. C’est comme si j’avais payé ma dette.

    - ELLE. Souffre t-on fatalement d’un tel héritage ?

    . H. Piralian.
    Oui, car cet héritage est d’une force incroyable, il traverse les générations en imprégnant toutes les personnes qui ont un lien avec lui. Il y a forcément des effets psychiques, différents selon les histoires personnelles, et plus ou moins conscients. Certaines souffrances restent incompréhensibles, on ne leur trouve pas de sens, alors qu’elles sont rattachées à cette histoire. Savoir que le génocide produit des effets psychiques, c’est aussi pouvoir les comprendre et les atténuer.

    - ELLE. Y a-t-il des traumatismes communs à tous les descendants ?
    . H. Piralian.
    Oui. A cause du déni maintenu par le gouvernement turc, les héritiers de ce génocide peinent à avoir le droit à exister. C’est comme s’il fallait justifier son droit à vivre, comme s’il fallait « valoir » quelque chose, devenir quelqu’un pour mériter la vie. Le droit naturel et tranquille à exister est ébranlé, tout comme la confiance en l’autre. Il y a aussi beaucoup de personnes qui restent fixées sur le deuil non fait des morts.

    - ELLE. Comment vit-on ce deuil inachevé ?
    . H. Piralian. Nous sommes obligés de porter les morts dans notre propre corps, qui devient le lieu de leur sépulture. Les maintenir en soi, c’est leur permettre d’exister face au déni qui signifie que ces personnes mortes n’ont jamais vécu. Il faut passer son temps à témoigner du contraire. On met son existence entre parenthèses. Sa propre vie est confisquée. Si la Turquie reconnaissait ces morts, ce serait une manière symbolique de les enterrer. Et ainsi le passé pourrait enfin occuper sa place de passé.

    - ELLE. C’est-à-dire ? Pourquoi ce génocide reste-t-il si présent pour les Arméniens?
    . H. Piralian.
    Il ne peut y avoir d’oubli. Le passé envahit sans cesse le présent. Le déni entraîne une forme de suspension du temps. A travers les générations, le génocide n’est pas présent de la même manière, mais il ne diminue pas en intensité, et il n’est pas moins destructeur. La transmission devient difficile : le passé étant nié, rien ne peut s’articuler autour de lui. En effet, les morts qui ont normalement une fonction fondatrice et créatrice de vie pour les vivants, ne peuvent plus en ce cas l’exercer, comme ne peut plus avoir lieu la transmission de la culture. Ce déni du génocide bloque donc pour les Arméniens l’accès à leur histoire d’avant le génocide. Leur identité se trouve dès lors réduite au génocide.

    - ELLE. Les effets psychiques varient-ils d’une génération à l’autre ?
    . H. Piralian. Oui. La première et même la deuxième génération étaient confrontées à la survie. Il fallait manger, gagner sa vie, faire des enfants pour réparer. Cette survie retarde les difficultés psychiques qui s’expriment plus tard, chez les descendants. Des maladies, des cancers , des difficultés à donner la vie, par exemple, surgissent à la troisième et à quatrième génération. Ces héritiers traînent un mal-être face à une dette qui n’est pas payée. La quatrième génération, celle des arrière-petits-enfants, est beaucoup plus directe face à cette question. Des jeunes de 20 à 35 ans se rendent en Turquie pour rencontrer des Arméniens et des Turcs. Impensable pour les générations précédentes… Pourtant, ce rapprochement est fondamental. Il n’y a pas de guérison possible pour les Arméniens, sans un travail avec les héritiers turcs du génocide.

    - ELLE. Comment les Turcs portent-ils l’héritage de ce génocide ?
    . H. Piralian. De nombreux Turcs sont dans un même traumatisme. Ils refusent ce déni impossible à porter. Il y a deux ans, une pétition a rassemblé cinq cents intellectuels qui refusaient de propager activement ce déni dans les écoles turques. Travailler ensemble permettrait aux uns et aux autres de sortir d’un couple bourreau-victime qui nous enferme tous. Les Arméniens ne peuvent sortir de la question du génocide s’ils continuent d’être terrorisés par les Turcs, et de penser qu’ils sont tous des génocidaires. Les Turcs eux-mêmes doivent refuser l’idée qu’ils sont des bourreaux. Il y a un chemin à faire ensemble pour détruire ces fantasmes. Des deux côtés, les héritiers sont victimes de ce génocide.

    - ELLE. A quoi ressemble la mémoire d’un pays quand le deuil n’a pas été fait ?

    . H. Piralian.
    C’est une mémoire encombrée. Il y a comme une menace, une suspicion sur soi-même. Pour les Arméniens, le droit à l’agressivité ou à dire non bascule très vite dans la crainte de devenir soi-même un meurtrier. Pour ne pas risquer de devenir bourreau, on reste victime, on dit oui à tout. Le versant positif de l’agressivité, composante fondamentale de la possibilité d’avancer dans la vie, est atrophié. C’est l’un des traits du psychisme blessé qui est commun aux descendants des victimes des autres génocides.

    - ELLE. Le déni rend-il le génocide arménien singulier par rapport aux autres génocides ?
    . H. Piralian. A l’origine de tout génocide, il y a un déni. Ceux qui le perpétuent ne reconnaissent pas qu’ils se situent hors de toute loi humaine. Avec ce déni qui persiste, les Arméniens portent leurs morts encore plus lourdement. Ils se sentent prisonniers d’une dette. Les Juifs ont pu organiser leur mémoire autour de certains lieux. Pas les Arméniens. Or, un mémorial, des commémorations, des listes de noms de victimes, tout ce qui manque à la mémoire de ce génocide, constituent autant de petits enterrements symboliques, de morceaux de deuil en moins. Tout ce qui est pris en charge par un espace collectif symbolique est porté par les autres. Et c’est cela en moins pour les héritiers.

    - ELLE. Vous avez également travaillé sur le génocide rwandais. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?
    . H. Piralian. Parler avec des rescapés rwandais, c’était aussi une manière de vivre dans le présent. Il aurait été aberrant de limiter mon travail aux génocides du passé. J’ai été très étonnée par la maturité des rescapés. C’est le premier génocide où les gens savent ce dont ils ont été victimes. Ils ont compris la spécificité du génocide. Le travail effectué sur les autres génocides n’a pas été fait pour rien. Même si cela n’a aucun caractère préventif, cela aide les rescapés à ne pas être seuls. Je connais une association de rescapés rwandais qui invite régulièrement des gens qui travaillent sur le génocide arménien. Il y a aussi beaucoup d’échanges entre les communautés juives et arméniennes, à travers une association que nous avons fondée à plusieurs, en 1997 : l’AIRCRIGE (1). Au début, on a eu du mal à faire comprendre qu’on pouvait travailler sur plusieurs génocides, sans que ce soit vécu comme une banalisation de l’un ou de l’autre.

    - ELLE. Comment réparer, quatre-vingt dix ans après ? La reconnaissance par les Turcs suffit-elle ? Est-ce si simple ?

    . H. Piralian. Pour réparer, la reconnaissance est incontournable, et les Arméniens se battront jusqu’au bout pour l’obtenir. Pour les Turcs aussi, c’est indispensable. La réparation passe par la possibilité de faire le deuil. Si les morts sont reconnus, on n’a plus besoin de les porter en soi. La transmission peut alors se faire naturellement, cela cesse d’être un poids qui bloque sa propre histoire. Même si une autre question se pose : le jour où les Turcs reconnaîtront, comment réagiront ceux qui ont passé leur vie à se battre pour cela ? Peut-être se retrouveront-ils face à un vide. Ils seront alors dans la nécessité de se construire un nouveau sens à leur vie à partir de cette libération.