- Marc NICHANIAN.
Professeur à l'Université de Columbia, Institut d'Etudes Orientales
: Négation et témoignage : la question
de l'archive (Agamben. Derrida).
1) En février 1917, Zabel Essayan publie
le premier témoignage qui nous soit parvenu de l'enfer de la Déportation.
Elle retranscrit les paroles d'un rescapé et les fait précéder d'une
courte préface où elle annonce que - la littérature, c'est fini! Même
si elle écrira encore beaucoup de littérature après cela. "Imprégnée
de la tâche qui m'est échue en partage, j'ai considéré qu'il aurait
été sacrilège de transformer en sujet littéraire les souffrances dans
lesquelles un peuple entier a agonisé". En 1931 Hagop Oshagan, alors
à Chypre, en pleine rédaction du roman Les Rescapés (ou Le
Reste), où il voulait "approcher de la Catastrophe", déclare
dans un entretien qu'il ne sait pas s'il pourra écrire la dernière partie,
celle qui devait traiter de la Déportation, parce que... C'est moi qui
traduit: parce qu'il n'a pas sous la main les archives nécessaires et
qu'il est donc obligé de se limiter au roman. Le roman comme pis-aller.
La Catastrophe exige autre chose que de la littérature. Arrêt de mort
de la littérature. C'est le témoignage qui prime. Mais est-ce vraiment
cela? Ces écrivains, les plus grands du siècle parmi les Arméniens,
se font les secrétaires de l'archive, sous le coup de la structure particulière
de l'événement, qui transforme en fait le témoignage en discours de
preuve. Il y a ici, à différents niveaux, une puissance de l'archive,
activée par l'événement catastrophique; mais aussi, et du même coup,
une puissance de l'archive qui rend possible ce que nous appellerons
donc désormais la volonté génocidaire en tant que celle. C'est cette
puissance de l'archive que je veux tirer au clair.
2) En 1991, lors d'un colloque qui se
tenait à UCLA et qui a été publié depuis sous le titre de The Limits
of Representation, Carlo Ginzburg monte une attaque en règle (sous
l'impulsion de S.Friedländer) contre Hayden White, dans un article qui
porte le titre de "Only One Witness". Le problème est le suivant:
emporté par sa critique "relativiste" du discours historique ou historiographique,
H.White en était venu à faire dépendre, semble-t-il, la "réalité" de
l'événement de la puissance des interprétations qui en traitent. En
somme, la vérité ou la réalité de l'événement devenait purement et simplement
une question de pouvoir. La question est donc: jusqu'où peut-on pousser
cet argument? In fine, Ginsburg cite Renato Serra et sa mise en question
de la relation entre le fait et le document ("Every testimony is
only a testimony of itself"). Et pourtant ... "reality ... exists".
C'est une prise de position anti-relativiste, capable de citer Lyotard
("With Auschwitz, something new has happened in history, which is
that the fact, the testimonies... all this has been destroyed as much
as possible...") et de douter de ce qu'il cite. Jusqu'à démontrer
que toute position "relativiste" est fasciste en son essence. Le problème
est que H.White se défend mal contre cette attaque montée contre lui
par un tribunal ad hoc d'historiens. Il faut donc tout recommencer en
mettant de côté cette notion de relativisme. Comment le fait se constitue-t-il
pour vous en tant que fait? Qui pose le fait? Qui est le gardien du
fait? L'histoire? Le droit? (On sait à quel point cette question a empoisonné
les débats lors de l'affaire Veinstein). Histoire, droit, à chaque fois
c'est une question d'archive. Derrida a développé cette question en
plusieurs endroits en explorant les ressources de l'archive. Je veux
voir comment il mène exactement cette exploration.
3) Agamben utilise le concept d'archive
à d'autres fins (dans son livre Remnants of Auschwitz, qui porte en
anglais comme sous-titre "The Witness and the Archive"). Son
idée est de refonder une philosophie du sujet qui prenne en compte la
plus extrême déréliction de l'homme dans l'expérience (est-ce une expérience?)
du "Musulman" dans les camps nazis. Ce qui n'explique pas que c'est
la notion même de fait (et donc de vérité? et donc de réalité?) qui
est littéralement détruite dans les camps, au coeur de la mise en oeuvre
de la volonté génocidaire (mais alors, continuera-t-on à l'appeler "génocidaire"?)
Comment va-t-on rendre compte de la destruction du fait? Et donc de
la facticité du fait? Car c'est elle qui est en jeu. Et avec elle l'humanité
de l'homme. Destruction du fait comme destruction de l'archive? Comment
l'historien pourrait-il rendre compte de ce fait qu'est la destruction
du fait? Comment pourrait-il rendre compte de la destruction de l'archive
comme Événement?
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