Madame Huguette Meunier-Chuvin,
Chargée de mission auprès du Commissariat général de la Saison de la Turquie en France
http://www.culturesfrance.com/evenement/ev555_UHImZWFjdXRlO3NlbnRhdGlvbg==.html
Chère Madame,
Dans votre droit de réponse au Magazine des Nouvelles d'Arménie (*1), vous faîtes part que "...il était impensable, la Turquie étant l’invitée de la France, de ne parler QUE des sujets litigieux sur plus de 450 manifestations de tous genres !!!".
Bien sûr qu'il ne s'agit pas de parler indûment sur plus de 450 manifestations de tous genres. Mais il est question de parler précisément des massacres hamidiens et du Génocide de 1915 (et de son déni qui lui est consubstantiel)
.
quand la thématique d'une activité de la Saison de la Turquie en France leur est historiquement contemporaine pendant les mêmes années
. ou quand cette thématique traite de sciences socio-humaines (criminalité, droit, sociologie, littérature, etc.), qui se trouvent concernées directement, indirectement ou en non-dit, à l'héritage de criminalité génocidaire non reconnu et non réparé.
De plus, pourquoi vouloir présenter ce différend en parlant de "sujets litigieux" ? Juridiquement, cela n'a pas été encore le cas à ma connaissance historique et de même actuellement. Au sens figuré, il ne s'agit pas là de simples différences d'opinions, d'une contestation quelconque, il s'agit ici d'IMPUNITÉ d'un CRIME GÉNOCIDAIRE IMPRESCRIPTIBLE. Ne pas parler du Génocide de 1915 là où il devraît être question, faudra-t-il le répéter, c'est faire de l'APARTHEID HISTORIOGRAPHIQUE sachant qu'il y a une loi (celle du 29 janvier 2001) reconnaissant PUBLIQUEMENT ce génocide.
Le dialogue entre Turcs et Arméniens est certes une chose nécessaire et pédagogique. Les Arméniens bénéficient déjà d'un précieux héritage historique de dialogue islamo-chrétien avec les Arabes ou les Perses qui se poursuit aujourd'hui (*2). Par contre il est difficile à pratiquer le dialogue arméno-turc sachant qu'il y a un négationnisme d'État à Ankara mobilisant Ministères, budgets, fonctionnaires, réseaux consulaires et sociétés de sous-traitances travaillant sur web en officine. De plus, l'idéologie kémaliste en mythologie falsificatrice (avec le mutisme symboliquement complice de la Realpolitik des États jusqu'à aujourd'hui) a empêché le peuple turc de faire son travail de mémoire comme le peuple allemand a pu le faire. Y aurait-il à préciser cependant que l'orgueil nazi avait été brisé auparavant et qu'il y avait eu exécution des jugements du Procès de Nüremberg -ce qui n'avait pas été le cas avec la Turquie après 1918.
Parler du "tabou arménien" qui existe en Turquie et dans différents milieux turcs de France ou de l'étranger, c'est vouloir avoir une approche anthropologique pour mieux se dégager de cette mythologie kémaliste cimentée : c'est tout à fait compréhensible pour les Turcs et en particulier avec l'historien Taner Akçam qui en parle avec son excellent travail historiographique. Mais pour un non-turc ou une non-turque qui n'est pas victime d'un tel enfermement nationaliste verrouillé depuis plus de 80 ans, c'est vouloir encore ménager diplomatiquement cette idéologie -alors qu'il existe des moyens modernes pour aider le peuple turc à s'en désintoxiquer.
Ainsi chère Madame, il serait surtout plus important d'écrire :
. à la direction de France 24 pour faire des émissions en turc sur le Génocide de 1915,
. au Secrétariat d'Etat aux Droits de l'Homme à fin de faire traduire en turc des textes qui existent sur 1915 et les faire publier
. au Haut Conseil à l'Intégration pour en informer les émigrants turcs qui désirent s'établir en France
. et aux Académies de France dont dépendent les lycées français de Turquie.
.
A cet effet, il existe des livres de haute qualité en historiographie, en témoignages de rescapés 1915, en psycho-sociologie du déni et en psychanalyse de l'Inconscient collectif qui pourront être utiles pour une telle (in)formation pédagogique nécessaire.(*3).
Pour terminer, au niveau de la réflexion citoyenne, il faut dire que laisser importer légalement un négationnisme officiel d'un génocide impuni, minimiser la teneur d'un tel état de fait, banaliser des déshumanisations (*4), ne peut qu'encourager sociologiquement dans notre pays, discriminations ou délinquances -consciemment ou inconsciemment.
Je vous prie de croire chère Madame, à l'assurance de mes sentiments distingués.
Nil Agopoff
- de l'Union culturelle française des Arméniens de France, UCFAF fondée en 1949 http://ucfaf.com/pages/accueilpag.html
- Conseiller historique de l'ANACRA, Association nationale des Anciens Combattants et Résistants Arméniens de France http://www.anciens-combattants-armeniens.org/
- Membre du Bureau du CCAF, Conseil de Coordination des organisations Arméniennes de France http://www.ccaf.info
(*1) : votre lettre ouverte du 4 Février 2010 : http://www.armenews.com/article.php3?id_article=58125 en réponse à ma lettre ouverte du 1er février 2010 http://www.armenews.com/article.php3?id_article=58058&var_recherche=Agopoff
(*2) : http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/armenie/monamie.htm - http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/fr/breligion/islam/0home1hay.htm
(*3) : On peut conseiller en particulier ces quelques titres bibliographiques :
- Arthur Beylerian, "Les grandes puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918)", Éditions de la Sorbonne, Paris 1983
- "Les Mémoires de Mgr Jean Naslian, évêque de Trébizonde", Vienne.Autriche 1953, réédité par le Cercle des Ecrits caucasiens (2009)
- Hélène Piralian-Simonyan : "Génocide et Transmission. Sauver la Mort. Sortir du meurtre", L'Harmattan 2004 - "Génocide, disparition, déni. La traversée des deuils", L'Harmattan, 2008
- Janine Altounian, L’intraduisible Deuil, Mémoire, Transmission Dunod 2005
- Vahram et Janine Altounian, "Mémoires du Génocide arménien, Héritage traumatique et travail analytique", PUF 2009
- en France il y a trois sites appropriés pour pouvoir choisir des textes à traduire en turc : http://www.imprescriptible.fr/ - http://denisdonikian.blog.lemonde.fr/denisdonikian/ - http://www.imprescriptible.fr/archives/
(*4) : des déshumanisations passées ? ...en se répétant encore aujourd'hui sur d'autres peuples autochtones, ceux du Darfour -comme ce fut le cas avec les peuples arméniens, grecs pontiques et assyrio-chaldéens. Voir aussi le site AIRCRIGE , l'Association internationale de recherche sur les crimes contre l'humanité et les génocides, qui complète les 3 sites précédents : http://aircrigeweb.free.fr/