Qui était Missak Manouchian ? Qui se cachait derrière ce front étendu, sourcils épais, ces yeux noirs pleins de défis, ce nez puissant, cette bouche hardie aux lèvres fermes, ce menton expressif, cette vigoureuse figure taillée à la serpe, cet énergique visage massif tout pétri de tensions saillantes ? Homme au cou large, visage à la peau mate qui me fait penser à celui de l’homme d’Orihuela, Miguel Hernández mort en 1942 ; faciès de terre, de fils de paysans endurcis qui auraient tant plu sans doute au sculpteur Camille Claudel.
― Un homme fier d’un seul bloc ―, un hardi dur à cuire, un inflexible résolu ; à la fois un insurgé, un stratège, un militant ouvrier, un poète et surtout, ― un homme rude et chaleureux. Un homme d’abord, un humain sans haine. Ses derniers mots à Mélinée le prouvent, s’il faut encore des preuves.
Je suis passé hier au 11 rue de Plaisance, son dernier domicile connu, tout près d’ici, entre la rue Didot et la rue Losserand. Son itinéraire a été celui d’un errant entre le génocideur turc et le bourreau nazi, d’un orphelin déchiré certes, mais sans cesse entreprenant, intrépide et déterminé, et ceci dès l’enfance, en raison du génocide arménien perpétré par le gouvernement des Jeunes-Turcs en 1915. Si son dernier regard s’est tourné vers l’Arménie car il était Arménien, il mourut pour son pays d’accueil, en vrai patriote. « Bonheur à ceux qui vont nous survivre, a-t-il écrit, et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. »
Même si « la mort n’éblouit pas les yeux des partisans », je le vois, je l’entends crier, ce 21 février à midi, au Mont Valérien, à l’ultime instant de quitter ce monde, avec ses camarades : « Vive la France ! » La France était selon Missak la « Terre de la Révolution et de la Liberté. »
Les massacres des Arméniens se répétaient en raison des relations conflictuelles de la Turquie musulmane avec l’Occident chrétien.
Le 1 er septembre 1906, Missak voit le jour dans le petit village de Adyaman, au bord de l’Euphrate, hier partie arménienne de l’Empire ottoman, pays kurde de la Turquie aujourd’hui. Ses parents sont des paysans et il fut élevé dans le deuil et le souvenir de ces massacres. Son père meurt dans une action de défense, pendant un massacre organisé par les militaires turcs. Sa mère meurt aussi quelques années plus tard d’une maladie due à la famine, aux privations, au chagrin qui affectaient les populations de ces réfugiés apatrides.
― 1915-1918 : génocide des Arméniens.
Témoin de ces massacres, le jeune Missak, âgé de neuf ans, devient introverti et timide. Il commence à écrire des poèmes à douze ans. Accueilli par des Kurdes, il n’oubliera pas les victimes d’un autre génocide quand il rencontrera d’autres martyrs, les juifs dans la résistance. Orphelin comme des milliers d’autres enfants, il fut recueilli dans une institution chrétienne à Djounié, sous le protectorat français de Syrie, dans un orphelinat où il apprendra des rudiments de culture.
Dans un poème, Privation, Manouchian révélait ceci :
Quand j’erre dans les rues d’une grande ville,
Ah ! Toutes les misères, tous les manques,
Lamentation et révolte, de l’une à l’autre,
Mes yeux les rassemblent, mon âme les recueille.
En 1924, à 18 ans, il quitte Beyrouth et débarque à Marseille avec son frère Karapet. Son frère décède en 1927. Orphelin de nouveau, désormais solitaire avec un immense chagrin, il fonde même deux petites revues littéraires arméniennes en 1930. Il monte à Paris. Mille métiers, mille misères, il était menuisier, le voilà tourneur chez Citroën... Dans un poème de l’ancienne anthologie de la poésie arménienne par Rouben Melik (1973), Le miroir et moi, on peut lire ces vers :
Comme un forçat supplicié, comme un esclave qu’on brime
J’ai grandi nu sous le fouet de la gêne et de l’insulte,
Me battant contre la mort, vivre étant le seul problème…
Quel guetteur têtu je fus des lueurs et des mirages !
(Traduction Gérard Hékimian)
Il fréquente quelque temps les « universités ouvrières » de la C.G.T et la Sorbonne en auditeur libre. Puis, il adhère au PC en 1934. Un poème rouge de cette année-là, nous le dévoile en vrai internationaliste, il a vingt-sept ans, il écrit avec des accents hugoliens pour l’Humanité :
Avant la tombée de la nuit, tu as parcouru le monde,
Tu nous apportes l’écho des horizons de la vie
De toutes ses mains usées par le travail,
des luttes et des victoires
Ton appel semblable à la lumière sans entrave
des rayons de l’aube
Transi et fouetté par la tempête,
tu es le feu qui nous réchauffe
Dans l’obscurité maudite,
de notre serment tu es la flamme ardente
Flambée éternelle que les esprits en furie
Vocifèrent de leur haine impudente pour t’éteindre à jamais
Il semble parfois que tu vas t’éteindre,
cependant chaque jour
Des volontés d’acier t’attisent, te tiennent debout
Et toi haletant, comme un apôtre aux jours de combat
Tu montres le chemin de la lumière
pour la grande victoire de l’Humanité
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Non, Manouchian n’était ni un poète idéaliste ni un chef guerrier, comme j’ai pu le lire à l’exposition qui lui a été consacrée au Musée de la Résistance à Montparnasse. Les mots sont les mots, et il faut appeler un tigre un tigre, et ni un chat, ni un lion. C’était un poète si soucieux de la pratique de ses idées, qui agissait en primitif et prévoyait en stratège pour le dire avec René Char, un homme qui voulait être délivré du dard empoisonné du souci, comme il aimait à l’écrire, lui qui avait vu sa mère mourir dans les privations. Cet homme tenait tête, faisait front avec ses complices, ils faisaient enrager toute une armée de barbares.
Le 28 mars 1934, l’amoureux de Jean-Christophe de Romain Rolland et de l’œuvre de son ami Avétik Issahakian (1875-1957) , écrivit un poème inactuel dédié aux ouvriers de l’immigration arménienne. Il n’était pas naïf !... En voici la dernière strophe qui nous met toujours en garde au présent :
Que les flambeaux de la conscience éclairent nos esprits !
Que le sommeil et la lassitude ne voilent point nos âmes !
A tout moment l’ennemi change de couleur et de forme
Et nous jette sans arrêt dans sa gueule inassouvie.
Date importante dans la vie de Manouchian : ― 1935. Il rencontre une certaine Mélinée Assadourian, elle deviendra plus tard sa femme et sa collaboratrice. En 1936, il intègre la MOI (Main d’Œuvre Immigrée). Il s’occupe de journalisme, de culture et toujours du secours à l’Arménie soviétique. Engagé volontaire en 1939, il est démobilisé en 1940. Puis il part pour Rouen, où il travaille quelque temps en usine après avoir été arrêté en 1941 et interné comme étranger. Il est revenu à Paris quand Hitler envahit l’URSS, en juin 1941. Manouchian se jette encore plus à corps perdu dans le combat. Manouchian était un homme fougueux, d’une grande rage lyrique, la figure du tigre revenait souvent sous sa plume, un tigre prêt à tout déchiqueter sur son passage :
Cet élixir vous semblerait-il étrange ?
Il me rend du moins la conscience du tigre
Lorsque dents et poings serrés, tout de violence,
Je passe par les rues d’une métropole.
Et qu’on dise de moi : il est fou d’ivresse,
Flux et reflux d’une vision
Ne cessent d’assiéger mes propres pensées,
Et je me hâte, assuré de la victoire.
Il entre alors dans les Francs-Tireurs, et devient responsable de la MOI clandestine. En août 1943, il prend la direction de la MOI parisienne, sous le commandement de Joseph Epstein. Il devient commissaire militaire.
Manouchian était un tigris, un félin puissant et dangereux. « Tyger ! Tyger ! burning bright / In the forests of the night » chantait William Blake, le visionnaire inspiré. Tigre ! Tigre ! feu et flamme / Dans les forêts de la nuit… du nazisme. Tigre, ― un mot d’origine… arménienne, ce fut aussi le nom d’un roi, Tigrane le Grand, un siècle avant J.-C. Oui, il y avait chez Missak Manouchian du fauve rentré, du tigre caressant, toujours près à sortir ses griffes qui lacèrent et déchirent.
Une fierté d’homme à toute épreuve ! Même quelques moments avant de mourir, et ce après avoir été torturé, on le voit émacié mais souriant sur les photos rapportées par les Allemands. Modeste, il parle avec ses camarades aussi légers que des papillons dans la plus grande amitié. Ils partirent dans l’ivresse, ces frêles papillons orgueilleux, dans le givre de cette fin février, projetés dans la mort comme dans la flamme brillante,
La mort bat le rappel le temps cogne à la tempe…
Douze balles d’acier douze mots de printemps…
(Rouben Melik, Fusillés)
mais sûrs de cette renaissance qui vient d’un au-delà de la souffrance, certains que la victoire était proche, ― ils étaient déjà dans l’avenir, ceux de l’Affiche rouge avec leurs yeux ardents. Seule la Roumaine Olga Bancic, déportée à Stuttgart, fut décapitée à la hache le 10 mai 1944, le jour de ses 32 ans.
Ce réseau d’une cinquantaine de femmes et d’hommes mène depuis 1942, une guérilla permanente contre les occupants allemands. Ils avaient abattu le général S.S. Von Schaumburg, commandant en chef du Grand Paris. Attentats, sabotages, déraillements de trains, poses de bombes. Le 28 septembre 1943, ils abattent le docteur Julius Ritter, responsable du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) en France.
Ces infernaux devoirs furent leurs plus beaux faits d’armes. ― Leur coup d’éclat ! Celestino Alfonso dans sa dernière lettre écrivait ceci à propos de la Résistance, sans aucun remords et avec humour même :
« Ce serait à recommencer, je serais encore le premier… »
J’ai pensé à un autre résistant, Jean Cassou qui à propos des résistants s’exprimait en ces termes :
Engagés, eux ? Non. Dégagés au contraire. Détachés. Méprisants ? Non. Mais ironiques, et fatidiques. Légers. Réduits à leur seule liberté.
Mais la police française, la BS2, est très active avec ses sbires en civils, ils filent et reconstituent un à un les fils de la toile. Et, le 16 novembre 1943, Missak doit rencontrer Joseph, sur les berges de la Seine à Evry. Manouchian était armé d’un révolver qu’il n’utilisera pas. Pourquoi ? Ils sont arrêtés après avoir été longuement « filés », et dénoncés sans doute par l’un des camarades communistes. C’était l’avis des Manouchian en tout cas. Rien n’a été élucidé. Les Brigades Spéciales de la police française aux ordres de la Gestapo démantèlent tout le réseau des Francs-Tireurs et les Partisans immigrés.
Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, Blake
Pour Manouchian, les vingt-et-un autres et des dizaines de résistants, ― c’est la fin.
Dernière lettre à sa femme, lettre devenue emblématique aujourd’hui, étudiée jusque dans les collèges. « Cela m’arrive comme un accident dans ma vie… écrivit Missak Manouchian le 19 février 1944 à sa femme Mélinée Assadourian, elle sera elle aussi doublement orpheline, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais… Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but… » Cette grande et digne résistante restera fidèle au souvenir de son mari jusqu’à sa mort en 1989.
À l’heure où tant de Français ont peur des migrants et ont oublié l’action capitale des étrangers dans la Libération de notre pays du joug nazi, il est bon de leur rappeler que sans eux, sans des hommes comme Manouchian et tant d’autres jeunes hommes et jeunes femmes venus rendre courage et confiance, la Résistance aurait connu bien des heures plus cruelles encore. Comme l’affirme Pierre Chaunu, ils sont doublement Français : par le sol défendu et par le sang versé. Missak Manouchian fut donc fusillé à 38 ans.
Dans un poème traduit par le grand bienfaiteur et connaisseur surtout des lettres arméniennes Archag Tchobanian (1872-1954) , Manouchian dardait sa parole de Lutte, contre la misère, toutes les misères, lui qui aimait tant la Liberté, ― vrai fils de Haïk, il fascine par son énergie et sa vitalité, son nom est inscrit pour toujours dans la légende des libérateurs du monde entier et de tous les temps :
Que les vents effrénés me flagellent !
Une colère de tigre enchaîné
Féconde mon âme par la force impétueuse
D’un gigantesque orage qui doit éclater.
« On les nommait des étrangers », Manouchian 15 mars 1933
Editeurs Français Réunis.
Non, il n’y a plus personne au 11 de la rue de Plaisance, il n’est pas rentré de son dernier rendez-vous, ― il est inutile d’attendre devant la porte de cet ancien hôtel aux briques ocres et jaunes. Oui, Missak Manouchian a quitté la calme rue de Plaisance, où l’on croise encore quelques migrants.
On ne l’a plus revu dans la rue de Plaisance.
Les temps ont changé, les années ont passé. Manouchian ne sera pas revenu au pays de ses ancêtres. Là-bas, il avait tant de parents et d’amis, des rires et des chansons l’attendaient, ainsi que du bon vin, du bon cognac. L’amitié de son frère en poésie, Avétik Issahakian. Pays où la joie de vivre est essentielle et ce malgré l’a(r)mertume, la profonde tristesse des disparus génocidés… Ô doudouk ! Et, je pense cette nuit de printemps à Paris au poème si beau : BINGÖL, écrit en 1941, Avétik Issahakian tant aimé de Aleksander Blok qui admirait « ce poète majeur du début du XXe siècle. « Bingöl », c’est d’abord une fort ancienne région de l’Arménie historique, près du lac de Van, une région montagneuse faite de lacs et de verdure, habitée par des Kurdes aujourd’hui en Turquie.
Mais Bingöl n’est qu’un parfum, un entêtant parfum fait de nostalgie, d’exil et de chagrin. Les parfums sont-ils traduisibles en visions ? Les verts parfums comme les verts paradis… Ecoutons plutôt la voix mélancolique qui semble si lointaine de ce troubadour polyglotte de Issahakian.
BINGÖL
Enfin quand s’ouvrirent toutes les portes vertes du printemps
Des lyres devinrent les sources ondoyantes de Bingöl.
Les chameaux ornés passèrent, l’un après l’autre,
Ma bien-aimée partit aussi au vert Bingöl.
Je me languis du visage de ma bien aimée,
De sa fine taille, de ses cheveux-mers, je languis.
De sa douce parole, de son parfum, je languis.
De cette biche aux yeux noirs de Bingöl, je languis.
Ô Sources fraîches, mes lèvres assoiffées restent fermées.
Ô Fleurs par milliers, mes yeux en pleurs restent fermés.
Ô Sans voir ma bien-aimée, mon cœur reste fermé.
Hélas ! Que m’importent les rossignols de Bingöl.
Je suis égaré, ne connais plus les chemins.
Je ne connais pas les mille lacs, fleurs et rochers.
Je suis un exilé, ces lieux sont étrangers.
Dis, ma sœur, lequel est le chemin de Bingöl ?
Ce poème est celui de l’ami, Avétik Issahakian qui en 1936 rentra définitivement en Arménie. Il y mourut en 1957. Ce poète est resté célèbre en Arménie aujourd’hui, surtout par son poème ABOU’L’ALA’ AL-MA’ARRI (1909-1911) [poème éponyme, épique et lyrique, dédié au grand poète arabe, traduit en 18 langues].
Comme le pointait mon ami Benjamin Tchavouchian à propos de ce natif de Gumri, l’ancienne Alexandropol :
« De préférence lyrique, Issahakian nous a laissé un grand nombre de poèmes, des nouvelles, des contes et légendes et un roman. Ses mémoires et articles consacrés aux belles-lettres et à l’art représentent une valeur littéraire et historique. »
J’ai une affection particulière, pour un autre poème de lui qui demeure toujours une question ouverte, une interrogation brûlante d’actualité politique : LE MONT ARARAT, (1927).
De l’antique coupole de l’Ararat
Des siècles sont venus comme une seconde
Et sont passés.
Le glaive des foudres sans nombre
Ont frappé son diamant
Puis ont passé.
L’œil des générations effrayées par la mort
S’est posé sur son sommet-lumière
Puis ont passé.
Maintenant c’est ton tour
Toi aussi contemple son front altier
Et passe.
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Lucie Aubrac écrivait en historienne avant de s’éclipser, avec son mari Raymond, ― les Aubrac, les audacieux ―, quelques lignes à propos de leur combat mené dans « LA FRANCE-DES-CAVERNES » selon René Char que fut ce pays pendant la Résistance au nazisme. Nous pouvions y lire ceci parmi bien d’autres idées justes et fortes :
Nous nous souvenons qu’il y a peu, car soixante ans n’est pas si long, notre pays sortait d’une catastrophe. Il avait été pillé, rançonné, détruit dans ses œuvres vives par des forces brutales, et nous avions su résister, c’est-à-dire comprendre et oser. Pour retrouver la liberté et les valeurs de la République, bien des hommes et des femmes avaient donné leur vie. Cette résistance avait catalysé l’élan vital qui nous avait permis de remettre debout un pays de citoyens capables de rétablir une démocratie créatrice.
Résister c’est oser. Oser c’est créer.
Une belle équation où résister se conjugue toujours au présent comme aimait à le répéter Lucie. La tombe de Manouchian est oubliée, elle n’est plus même entretenue. Faut-il y voir un signe des temps où la démocratie recule un peu plus chaque jour, où le racisme même n’est plus combattu et devient ordinaire, temps des égoïsmes, des peurs et des mépris où les régressions sont la marque des enténébreurs ?
J’ai gardé ce trait de l’homme pressé Manouchian à méditer : La vie n’est pas dans le temps, mais dans l’usage.
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Serge Venturini, Paris, printemps 2007
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