Messieurs,
C'est à mon profond regret que je ne puis me joindre à vous en ce congrès Pro Arméniens. Vous êtes réunis dans une même pensée humaine et pacifique.
Ce ne sera pas pour formuler de vains souhaits, pour jeter d'inutiles plaintes. Ce que vous réclamer est précis, légal, pratique. C'est la pleine exécution du traité de Berlin. Ce traité institue la tutelle de l'Europe sur l'empire ottoman. Est-il possible que l'Europe dise au Sultan Rouge : « Tue, pourvu que tu nous payes » ? Est-il possible que l'Europe tutrice, et par conséquent responsable, qui se jugent suffisamment armée pour faire rentrer à coups de canon des créances en souffrance à Constantinople, s'estime impuissante devant l'égorgement de trois cent mille sujets du Sultan ? Dira-t-on que la question économique et financière intéresse seule les Européens ? Messieurs, c'est aussi une question économique et financière que l'égorgement de tout un peuple.
Et vous savez combien ces populations que les kurdes exterminent pourraient être utiles à la civilisation. Par leur intelligence et leur activité, les Arméniens sont capables de créer des rapports étroits entre l'Asie et l'Europe. Leurs missions historiques et d'échanger des produits de ces deux parties du monde. Qu'il leur soit permis seulement de vivre et ils redeviendront ce qu'ils étaient autrefois, les agents les plus actifs de la civilisation européenne en Orient.
Avec vous, Messieurs, cette grande question de l'Arménie entre dans une phase nouvelle. Soumise d'abord à l'opinion publique, qui s'en est émue, elle est aujourd'hui portée dans votre pays, pays de l'action pratique et des infatigables énergies, devant des parlementaires de haute valeur, devant des hommes du gouvernement capable d'agir sur les pouvoirs publics.
Je m'en réjouis pour l'Arménie et pour l'humanité.
Anatole France. |