[p288] LES
RELATIONS FRANCO-TURQUES ET LA CILIC1E
EN 1919-1921
Résumé
- La politique française envers la Turquie durant
la période de la guerre nationale de celle-ci occupe une place particulière.
La France était la première puissance de l'Entente qui a établi des
contacts diplomatiques avec le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale
de la Turquie et qui a signé avec lui un accord politique, ne tenant
pas compte de l'avis de ses alliés. Cela s'explique avant tout par l'existence
des intérêts économiques et financiers particuliers des capitalistes
français dans l'Empire Ottoman. La part de la France dans la Dette Publique
Ottomane s'élevait à 61°/o et elle détenait la Régie des Tabacs, plusieurs
importantes concessions de constructions de fer, exploitation de mines,
de ports etc. La France occupait une place importante aussi dans la
sphère de l'influence culturelle: la langue française était considérée
comme deuxième langue pour les intellectuels et d'après les données
statistiques de 1914 le nombre des écoles françaises en Turquie s'élevait
à cinq cents. La France étendait son influence aussi par l'intermédiaire
des institutions de bienfaisance: orphelinats, hôpitaux, pensionnats,
dispensaires, asiles de vieillards etc., que l'on trouvait à Constantinople
et presque dans toutes les grandes villes de l'Anatolie.
- [p289] Le facteur religieux jouait de
même un rôle bien défini. Les milieux gouvernants français déclaraient
souvent : "La France est une grande puissance musulmane" en admettant
que leur politique envers la Turquie peut avoir ses répercussions dans
les dépendances coloniales musulmanes de la France.
- De la sorte, les intérêts des monopoles français
exigeaient la sauvegarde de l'Etat turc pour récupérer leurs avoirs
et garantir leurs revenus, au moment où la Grande Bretagne s'efforçait
à démembrer la Turquie en vue d'en occuper les territoires les plus
riches et plus importants au point de vue stratégique.
- La France comme concurrente de l'Angleterre
au Proche-Orient ne pourrait pas permettre le renforcement de cette
dernière et lutta de toutes ses forces pour obtenir les territoires
qui lui étaient promis durant la guerre, en premier lieu la Syrie où
la France avait des intérêts particuliers. Pourtant la Grande Bretagne
profitant de sa nette prépondérance militaire au Proche Orient et du
fait que la France dépendait d'elle dans les affaires européennes (questions
de la Saare, de réparations de guerre, de la Rhénanie etc.), s'efforçait
soumettre la politique française aux intérêts de sa propre politique
au Proche Orient. D'après les documents concernant la politique extérieure
britannique publiés les dernières années, il devient évident qu'une
lutte acharnée a été menée entre les Alliés d'hier au sujet du partage
de l'héritage ottoman et avec quel dépit la Grande Bretagne consentit,
"à céder" à la France les territoires qui lui étaient promis
par des accords, entre autres la Syrie. Et malgré que l'Angleterre réussît
bien souvent à prendre le dessus envers sa rivale, la diplomatie française
durant ces années-là a entrepris certaines mesures en vue de défendre
sa propre ligne politique dans la question turque. Déjà à la fin de
1919 elle a fait les premières [p290] tentatives d'entrer en
pourparlers avec les Kémalistes a l'insu de l'Angleterre. Justement,
dans ce but au début de décembre 1919 .Georges Picot, Haut-commissaire
français en Syrie et en Cilicie, partit pour Sivas. Ce voyage n'était
pas le fruit d'une initiative personnelle: G. Picot mena des conversations
avec Moustapha Kémal comme représentant du gouvernement français et
ce dernier le reçut comme tel.
- Les résultats de ces pourparlers furent les
suivants: un projet d'accord suivant lequel la France s'engageait à
rendre la Cilicie à la Turquie et aussi garantissait l'intégrité territoriale
de cette dernière. La Turquie reconnaissait les droits de la France
dans les questions de l'administration locale et de la protection des
minorités nationales en Cilicie. Malgré que ce projet ne reçut pas l'assentiment
du. gouvernement français qui était obligé de prendre en compte le mécontentement
du Foreign Office, la mission de G. Picot a été le premier pas sur la
voie du sondage diplomatique franco-kémaliste qui a abouti à la conclusion
de l'accord d'Ankara en 1921. Le pas suivant dans ce sens ont été les
pourparlers de Robert de Quai à Ankara, terminés par la signature du
cessez-le-feu du 30 mai au 19 juin qui a été beaucoup plus favorable
au gouvernement d'Ankara qu'à la France. "... Le fait même, a
écrit Kémal, que les Français, négligeant le gouvernement de Stamboul,
entrent en pourparlers et concluent avec nous des accords au sujet de
n'importe quelle question, cela. a été pour nous en ces temps-là une
grande conquête politique... Ces pourparlers m'ont fait l'impression
que les Français sont prêts à évacuer le vilayet d'Adana".
- La deuxième étape des relations franco-turques
commence après la signature du traité de Sèvres.
- Le traité de Sèvres, qui signifiait la victoire
de la diplomatie britannique sur la française, suscita un vif [p291]
mécontentement comme au Parlement Français de même dans les milieux
gouvernementaux qui exigeaient d'annuler ce traité.
- "Dès la première heure, a reconnu
A. Briand, le Parlement a manifesté son opposition à la ratification
du traité de Sèvres. II est apparu dès le premier moment, et je l'ai
dit hautement à nos Alliés qu'il ne fallait pas compter sur le parlement
français pour ratifier le traité de Sèvres tel qu'il était, qu'il heurtait
trop violemment les traditions françaises, qu'il était trop violemment
en contradiction avec nos intérêts, et du moment, et de l'avenir et
que c'était une nécessité de le remettre à l'étude et de le modifier".
- L'une des raisons de ce mécontentement était
que le traité de Sèvres d'après les milieux influants antisoviétiques
poussait la Turquie kémaliste dans "les bras ouverts" des Bolcheviks.
C'est pourquoi il fallait faire certaines concessions aux Kémalistes
en vue de les attirer dans le bloc antisoviétique. Et même si ce dernier
but ne fut pas atteint, la diplomatie française réussit pourtant à prendre
le consentement de l'Angleterre à revoir en partie les clauses du traité
de Sèvres.
- A la conférence de Londres commencée le 21
février 1921 la diplomatie française poursuivait deux principaux objectifs:
empêcher par tous les moyens le rapprochement politique soviéto-turc
et entreprendre des pourparlers secrets avec les Kémalistes, les utilisant
dans le même temps contre sa rivale, Grande Bretagne. La diplomatie
française arriva à réaliser ce dernier but en signant le 9 mars 1921
un accord politique, militaire et économique avec Bekir Sami-Bey, ministre
des Affaires Etrangères du gouvernement d'Ankara. Il est vrai que cet
accord ne fut pas ratifié par la Grande Assemblée Nationale de la Turquie,
en tout cas il a servi ultérieurement de base à la conclusion de l'accord
d'Ankara.
- [292] Après la conférence de Londres
un certain refroidissement eut lieu dans les rapports turco-français
causé par ce que la Grande Assemblée Nationale de la Turquie annula
le 3 mai l'accord du 9 mars 1921. Alors commence une nouvelle étape,
l'étape de visites réciproques et de nouveaux contacts diplomatiques
qui furent couronnés par la signature de l'accord d'Ankara. Toutes ces
péripéties de la politique française au Proche-Orient eurent leurs conséquences
néfastes pour la population multinationale dé la Cilicie. La fait est
qu' à la différence de l'Anatolie occidentale et centrale, où vivait
une masse compacte de Turcs, la population d'un demi-million de personnes
de la Cilicie (le vilayet d'Adana et le sandjak de Marache, qui en fut
séparé artificiellement en 1884 et rattaché au vilayet d'Alep) au début
de 1920 comprenait un peu plus de 100.000 Turcs, 150.000 Arméniens,
120.000 Arabes- Ansaris, et 120.000 personnes d'autres nationalités:
Turkmènes, Grecs. Syriens, Assyriens etc.
- Ainsi, la population chrétienne de la Cilicie
formait plus de 200.000 personnes. Ayant supporté à plusieurs. reprises
toute la violence de la politique chauvine d'Abdul- Hamid et des Jeunes-Turcs,
il est compréhensible qu'elle ne désirait plus se soumettre à l'expérience
d'assimilation et à la destruction physique de la part des Turcs, surtout
quand il devint évident que les Kémalistes rejettent décidément le droit
d'autodétermination aux peuples de l'Empire Ottoman. C'est pourquoi
quand en novembre 1919 les troupes françaises vinrent remplacer les
forces anglaises en Cilicie, la population chrétienne les a soutenu
dans l'espoir que justement, "la France chrétienne" peut créer
des conditions pour une telle autodétermination. Le temps a démontré
qu'elle s'était profondément méprise. Les milieux impérialistes français
en encourageant le retour des Ciliciens dans leurs propres foyers se
désistèrent [293] vite de leurs promesses en fournissant toute
la possibilité aux unités régulières kémalistes et aux diverses bandes.
à déverser toute leur fureur sur la population chrétienne, spécialement
sur les Arméniens, survivants du génocide de 1915. L'administration
française en Cilicie a été coupable aussi en ce que, en "garantissant"
la sécurité des habitants, en particulier, celle des Arméniens, elle
n'a pris aucune mesure pour prévenir l'activité ennemie d'un grand nombre
d'agents Jeunes-Turcs, membres de ce parti-là même qui avait organisé
le génocide des Arméniens occidentaux. L'administration française a
été responsable de ce que, en .publiant le 6 avril un décret concernant
la remise de leurs biens, maisons et terres aux survivants Arméniens,
elle n'a pas assuré l'accomplissement des clauses de ce décret, créant
de la sorte une tension entre les populations arménienne et turque,
cette dernière, travaillée par les agents Jeunes-Turcs se refusait à
rendre à leurs propriétaires les biens injustement accaparés.
- Ces aspects mêmes et d'autres aspects de la
politique française et de celle des Kémalistes en Cilicie sont traités
unilatéralement et tendencieusement et même sont passés sous silence
par les historiens contemporains turcs et français. Malheureusement
certains turcologues soviétiques (A. M. Chamsoutdinov, D. N. Philipenko,
N. Z. Efendieva, A. D. Jeltiakoff) dans leurs travaux présentent les
faits de telle manière, comme si en Cilicie comme en Anatolie la guerre
nationale du peuple turc contre les. conquérants étrangers aurait soulevé
à la lutte toutes les. populations, toutes les nationalités. Les auteurs
précités ne se donnent la peine de rétablir le véritable tableau de
la structure nationale de la population cilicienne; cela qui rendrait
évident qu'une bonne moitié des habitants de la Cilicie non seulement
ne sympathisait pas et ne soutenait pas le mouvement kémaliste mais
au contraire s'était [294] éle vée contre ce mouvement pour s'en
défendre. Or c'est en Cilicie que pour la première fois on constata
les deux faces contradictoires de ce mouvement: d'un côté anti-impérialiste,
de l'autre chauvin et destructeur. Et c'est justement poussé par la
peur que cette moitié de la population cilicienne pouvait présenter
ses droits humains légitimes, les milieux dirigeants d'Ankara prirent
la décision de porter le premier coup en Cilicie, en y envoyant quelques
officiers kémalistes pour organiser la résistance aux conquérants français.
Il y a eu, bien entendu, d'autres raisons qui ont poussé les Kémalistes
à commencer la guerre nationale non pas sur le front Occidental contre
les Grecs, mais en Cilicie, par la lutte contre les Français. En voici
les raisons.
- 1. Les opérations contre l'armée grecque bien
équipée par des armes anglaises, pouvait avoir des conséquences catastrophiques
pour les Kémalistes; il n'y avait pas des garanties réelles de succès
et dans le cas d'une défaite éventuelle le mouvement kémaliste aurait
été discrédité aux yeux des masses populaires et pouvait même se disloquer.
- 2. Les forces françaises ayant remplacées les
troupes anglaises en Cilicie étaient relativement plus faibles.
- 3. Les dirigeants d'Ankara étaient bien au
courant du fait que les milieux influents français étaient favorablement
disposés envers la Turquie et étaient particulièrement intéressés aux
affaires turques. Dans le cas d'un certain succès bien éventuel il serait
possible d'entrer en pourparlers séparément avec la France en approfondissant
d'avantage par ce moyen les contradictions anglo-françaises.
- 4. Pour la réalisation des décisions des Congrès
d'Erzéroum et Sivas il était indispensable d'enthousiasmer le peuple
par une victoire militaire quelconque et à cette période-là cela n'était
possible qu'en Cilicie.
- [295] Conséquemment, dans le courant
d'un seul mois éclatèrent deux insurrections à Marache: le 27 décembre
1919 et le 21 janvier 1920. La première, était dirigée principalement
contre les notables turcs de la ville qui collaboraient avec les Français,
et non contre tous les exploiteurs comme cela est présenté dans les
travaux de certains auteurs. La deuxième insurrection minutieusement
préparée par les agents kémalistes en étroite liaison avec les Jeunes-Turcs
influents de Marache, poursuivait le but de rejeter les troupes françaises
hors de la ville et dans le même temps régler les comptes avec la population
arménienne de Marache et des environs. Ce but fut atteint: durant les
combats de 20 jours à Marache (du 21 janvier au 11 février 1920) une
partie de la population arménienne de la ville fut massacrée d'une manière
barbare par les Turcs, plus de 3000, ont péri pendant leur fuite et
ceux qui étaient restés (8000) furent obligés de quitter leurs foyers
après la retraite des troupes françaises trouvant asile en Syrie.
- Mais la raison principale de la triste retraite
des troupes françaises de Marache était la nécessité de renforcer les
forces d'occupation françaises en Syrie, pays qui dans les plans des
milieux coloniaux français occupait une place beaucoup plus importante
que la Cilicie.
- Après Marache, la population arménienne de
Hadjine a été la victime de la politique de félonie des dirigeants français
à l'égard des Arméniens.
- Hadjine, l'une des antiques villes de la Cilicie
montagnarde, avait jusqu'à la première guerre mondiale, une population
de 30-35 mille habitants, exclusivement Arméniens, dont la plus grande
partie a été victime de la politique du génocide des Jeunes-Turcs: elle
a été déportée par force et massacrée dans le Désert syrien.
- [296] Après la fin des hostilités, les
survivants de Hadjine rentrèrent au cours de l'année ,1919 dans leur
ville natale et restaurèrent ses ruines en un court laps de temps par
leur travail constructif. Cependant, peu après la retraite des troupes
françaises de Marache les forces régulières kémalistes et plusieurs
groupements de tchétés s'attaquèrent aux habitants paisibles de Hadjine,
malgré qu'aucun soldat français ne s'y trouvât.
- Se trouvant dans l'encerclement durant 7 mois
(du 15 mars au 15 octobre 1920), la population de Hadjine dont le chiffre
atteignait 6 mille, a opposé une courageuse résistance aux bachibouzouks
kémalistes qui réussirent, grâce à leur supériorité militaire, à occuper
Hadjine le 15 octobre 1920 et à massacrer presque toute la population
y compris les femmes, les vieillards et les enfants sans armes. Rien
que 380 combattants parvinrent à percer l'encerclement et se délivrer.
- Les tentatives de certains historiens de passer
sous silence ses événements ou bien de les présenter comme une épisode
de la lutte de libération nationale de la Turquie sont dépourvues de
tout fondement historique. Le massacre des survivants du génocide de
1915, à Hadjine par les Kémalistes a confirmé la continuation de la
politique nationaliste des Jeunes-Turcs par les Kémalistes et à démontrer
que ces derniers, dans de nouvelles circonstances, poursuivent la vieille
politique de leurs prédécesseurs. Dans la chute de Hadjine est coupable
aussi le commendement des forces françaises en Cilicie qui avait refusé
de fournir des armes aux défenseurs héroïques de Hadjine.
- Les événements ont pris une autre tournure
à Ourfa et à Aintab, villes qui se trouvaient comme la Cilicie, dans
la zone d'occupation française.
- [297] A Ourfa la lutte armée contre
les conquérants français était dirigée par le chef de la gendarmerie
de la ville, Ali Saïb qui peu après sa nomination à ce poste s'était
aligné du côté des Kémalistes. En organisant cette lutte, dans le même
temps il appliquait la vieille méthode de la politique du Sultan, de
ranimer la haine et l'inimitié parmi les peuples dominés par l'Empire
Ottoman. En particuliers, il excitait certaines tribus kurdes contre
la population arménienne d'Ourfa, s'élevant à la fin de 1919 à environ
6 mille personnes.
- Entre autres, en 1914 près de 30 mille Arméniens
vivaient à Ourfa et qui en la terrible année de 1915 avaient opposé
une résistance héroïque aux troupes régulières turques, et cédant devant
les forces inégales furent déportés dans les déserts de la Mésopotamie
où ils périrent en grande partie. Le même sort attendait les survivants
Arméniens à Ourfa s'ils n'avaient eu recours à une neutralité qui n'était
du goût ni des Français ni des Turcs, mais ce qui fournit la possibilité
de sauver la vie à six mille personnes. Cependant, après le départ de
la. garnison française (en avril 1920) les autorités kémalistes locales,
les massacreurs Jeunes-Turcs et autres commencèrent à poursuivre les
Arméniens, à avoir recours à la force, aux lâches assassinats etc.,
les obligeant ainsi à quitter leurs foyers et s'établir à Alep et dans
la région.
- A Aïntab le nombre des Arméniens atteignait
18.000 dont 10.000 étaient originaires de la ville, survivants des massacres
dans les déserts de Deir-Zor et environ. 8.000 repliés du Vilayet du
Sivas. Les dirigeants kémalistes s'efforçaient de les attirer dans la
lutte contre les Français, mais les Arméniens s'y refusèrent, tenant
compte de la triste expérience du passé. Dans ces circonstances les
tchétés s'attaquèrent aux positions des Arméniens d'Aïntab le 1er avril
1920. Ces derniers se défendirent [298] courageusement durant
2 semaines, jusqu'au 16-17 avril, quand les Français se tenaient sur
des positions d'observateurs. Il y eut plusieurs cas où les Turcs de
la ville et les paysans des villages environnants exprimèrent leur vif
mécontentement contre ceux qui les avaient attirés dans une lutte contre
leurs voisins arméniens. De pareils faits sont négligés d'une manière
préméditée par les auteurs turcs ainsi que le fait que les Turcs, Kurdes,
Tcherkesses et autres venus de Malatia, Ourfa, Marache, Killis et d'ailleurs
dans le but de piller et massacrer les "Guiavours", bien souvent
sont rentrés chez eux, devant l'autodéfense acharnée des Arméniens.
Cette juste lutte des Arméniens d'Aïntab qui dura plus d'une année les
sauva de massacres bien probables. En tout cas, ils ne purent rester
dans leur ville natale par suite des événements ultérieurs. Déjà le
cessez-le-feu franco-kémaliste de mai-juin 1920 et plus tard l'accord
de Londres du 9 mars 1921 avaient convaincus les Arméniens que la France
est en mesure de s'entendre avec Ankara à n'importe quel moment, les
abandonnant à leur sort. C'est pourquoi ils furent obligés de quitter
leurs foyers et de s'établir à Alep. Le 25 décenibre 1921, au moment
où les derniers soldats français quittaient Aïntab, il ne restait que
3500 Arméniens dans la ville. Dès le début de 1922, le quartier arménien
fut l'objet d'attaques armées de la part des Turcs, qui en même temps
envoyaient les jeunes Arméniens, sous différents prétextes, hors de
la ville et les tuaient d'une manière félonne etc. Le 9 novembre 1922
le journal " Gazi Antep " dans son éditorial intitulé "Loin de nous"
"invitait" les derniers Arméniens de quitter la ville. Il ne
restait plus rien à ces derniers que d'émigrer en Syrie et dans d'autres
pays.
- Zeïtoun, le porte-étendard de la lutte de libération
nationale arménienne connut aussi un sort tragique. [299] Les
Arméniens de Zeïtoun qui durant les dizaines d'années avaient opposé
une résistance héroïque aux pachas sanguinaires turcs, avaient prêté
foi en 1915 aux appels du Catholicos des Arméniens de Cilicie, Sahak
II, de ne pas se révolter et cela donna la possibilité aux troupes régulières
turques de pénétrer dans le "nid des aigles" de désarmer
les vaillants défenseurs de la ville et de déporter toute la population
de la ville et des villages arméniens des environs, plus de 30 mille
personnes dont la majorité (environ 27 mille) furent tuées sur les chemins
de déportation et dans les camps de concentration de Deir-Zor pendant
les terribles massacres de 1916. Après la fin des hostilités, 1058 survivants
de Zeïtoun rentrèrent dans leur ville natale détruite jusque dans ses
fondements. Et malgré que là-bas, comme à Hadjine il n'y eût aucun soldat
français et que les paysans Turcs des environs, depuis les temps reculés,
avaient entretenu des relations, de bon voisinage avec les Zeïtouniotes,
les troupes régulières kémalistes forcèrent les Arméniens de cette ville,
sous le feu de leurs canons, à battre en retraite. Les 600 Arméniens
dont la plupart étaient des femmes, des enfants et des vieillards, laissés
à la merci des vainqueurs, furent déportés à Marache et vers le Sud.
D'après des témoins oculaires étrangers, cette dernière déportation
des Arméniens de Zeîtoun ne différait en rien de la déportation de 1915.
Au sujet du sort ultérieur de ces gens, on ne sait rien de précis. Probablement
ils furent tués sur le chemin d'exil. Le groupe des défenseurs qui s'étaient
repliés les armes à la main, dans les montagnes, répondant toujours
aux charges des ennemis qui les poursuivaient, atteignirent Killis,
en zône d'occupation française. Le nombre des survivants de Zeïtoun
n'était plus que de 127 personnes.
- Ainsi, la politique française en Cilicie et
en général sa politique au Proche-Orient, eut des conséquences [p300]
désa streuses pour les peuples de Cilicie, surtout pour les Arméniens
qui étaient rentrés dans leur pays natal, justement répondant à l'appel
des autorités françaises, mais ces dernières, en violation de leurs
promesses, n'assurèrent pas leur sécurité. Au surplus, la politique
française d'entente séparée par un compromis avec les Kémalistes qui
mena à l'accord d'Ankara fournit la possibilité aux milieux kémalistes
de mettre en oeuvre les desseins chauvinistes de leurs prédécesseurs,
les Jeunes-Turcs et de "nettoyer" définitivement la Cilicie
des Arméniens.
- La signature de l'accord d'Ankara fut précédée
de deux voyages en Turquie de Franklin Bouillon, président de la commission
des Affaires Etrangères du Sénat Français. La première fois il arriva
à Ankara en "visite non officielle" le 9 Juin 1921 et le même
jour il entra en pourparlers directs avec Kémal. Malgré que ces entretiens
de deux semaines ne fussent pas couronnés de succès pour la raison que
la France refusait encore d'accepter comme base (de pourparlers) le
"Pacte national" kémaliste, en tout cas ils démontrèrent que
"la France désirait à tout prix conclure un accord de paix".
Békir Sami Bey qui se trouvait à Paris à cette époque a déclaré que
de son côté "le gouvermement d'Ankara et l'Assemblée nationale désiraient
au plus bref délai se lier d'amitié avec la France".
- Franklin Bouillon visita Ankara encore en septembre.
Les pourparlers qui cette fois durèrent 37 jours se terminèrent par
la signature, le 20 octobre 1921, de l'accord d'Ankara, or, la victoire
remportée par les troupes turques à Sa karia influa grandement sur la
décision du gouvernement turc. Il ressort de l'analyse des clauses de
l'accord d'Ankara que la Turquie gagna beaucoup plus que la France.
La cessation des opérations militaires et l'évacuation de la Cilicie
créèrent la possibilité de lancer d'importantes forces militaires sur
le front occidental, contre les Grecs.
- [p301] L'art. 6 concernant la "protection"
des minorités nationales était une évidente victoire du gouvernement
d'Ankara ; en effet, au lieu de la reconnaissance des droits des minorités,
cette question fut liée aux déclarations "solennelles" et imprécises
du "Pacte national". Les concessions de la France sur ce point
devenaient encore plus grandes du fait que, contrairement à l'accord
de Londres du 9 mars 1921, dans l'accord d'Ankara ne figuraient plus
les clauses concernant l'obligation du gouvernement turc de désarmer
les populations de la Cilicie; cela signifiait que les milliers de "tchétés"
armés jusqu'aux dents, les bandes armées, organisées dans le but de
pillages et violences et toutes sortes d'autres malfaiteurs pouvaient
continuer de terroriser impunément les populations chrétiennes sans
armes.
- L'art. 7 concernant le régime administratif
spécial du Sandjak d'Alexandrette constituait aussi une sérieuse concession
que la France fit contre les intérêts du peuple syrien. Ce même article
servit ultérieurement de prétexte aux dirigeants d'Ankara de faire de
la question d'Alexandrette un objet de marchandage de la diplomatie
internationale et de rattacher d'une manière illégale Alexandrette à
la Turquie au moyen de combinaisons impérialistes. En outre, selon les
clauses "verbales" de l'accord d'Ankara la France consentit à
vendre à la Turquie des armes et du matériel de guerre pour une somme
de 200 millions de francs, entre autres des canons du type Creusot et
quelques avions.
- Que reçut la France?
- Conformément à l'art. 10, le gouvernement d'Ankara,
en renonçant à ses positions antérieures, accorda aux capitalistes français
certaines concessions, mais avec cette réserve bien essentielle: "si
elles ne sont pas en [p302] contradiction avec les intérêts nationaux
de la Turquie". En outre, la France eut la possibilité de concentrer
toutes ses forces militaires dans sa dépendance principale, la Syrie
et d'en renforcer les frontières.
- La France tira aussi un profit moral et politique
de l'accord d'Ankara: son autorité en fut rehaussée dans ses dépendances
coloniales musulmanes qui accueillirent avec une grande satisfaction
la fin de la guerre contre "le Pays du Califat". "Les Musulmans
sont heureux, a écrit "Le Temps", de ce service rendu
à l'Islam par la France, en laissant 1e Califat à Constantinople et
en lui sauvegardant toute son autorité".
- Quant à la population chrétienne de la Cilicie
même, elle fut prise de peur et d'alarme. "L'accord d'Ankara,
a écrit M. Paillarès, rédacteur du journal "Le Bosphore" de Constantinople,
a jeté dans l'angoisse 200 mille Ciliciens". Et les appels des
autorités françaises et turques invitant les populations chrétiennes
à "rester sur place" devinrent vains. Le Prof. A. Mandelstam,
qui connaît bien la Turquie, a écrit: "les terribles souvenirs des
massacres de 1915 étaient trop frais chez la malheureuse population
arménienne pour qu'elle pût avoir confiance en ces appels". L'éminent
historien arménien Léo avait raison de conclure que "les Arméniens
du moins une seule fois eurent la sagesse de ne pas se fier aux scélérats
internationaux, étant édifiés, bien sûr, par le fait que ces mêmes Kémalistes
avaient anéanti 20.000 Arméniens. en Cilicie".
- Le 4 janvier 1922 les derniers soldats français
évacuèrent la Cilicie et les districts y attenant. Entre temps, presque
toute la population chrétienne, à l'exception de quelques milliers,
en quittant leurs lieux de naissance émigrèrent vers la Syrie, la Grèce,
Chypre et d'autres pays.
- [p303] A la conférence de Lausanne les
puissances impérialistes occidentales reconnurent les revendications
nationales de la Turquie et dans le même temps renoncèrent facilement
à toutes leurs promesses concernant la défense des intérêts légitimes
des petits peuples, promesses aux moyens desquels elles avaient trompé
durant de longues années ces mêmes peuples.
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