- Nazareth Peshdikian, quatre-vingt-treize ans, comédien, cordonnier et humaniste, est l’un des derniers témoins d’un des grands drames du XXe siècle : le génocide arménien. Il vécut à Paris pendant l’occupation allemande. Entre ces deux périodes, le jeune Nazareth erra pendant cinq années dans un Moyen-Orient déchiré, ballotté entre sa terre, Alep et Bagdad, dans un désert impitoyable, où il se nourrit parfois d’herbes et du " blé tombé des chameaux ". Son exil le mena à Paris à l’âge de vingt-cinq ans, après avoir vécu au sein de la communauté arménienne de Jérusalem. Malgré ses blessures, il n’a jamais perdu l’espoir d’un monde meilleur et, socialiste, s’est engagé aux côtés des résistants communistes sous l’Occupation. Il habite toujours Paris. L’oil pétillant et la voix grave, il nous rappelle qu’il faut sans cesse se souvenir des horreurs du passé pour ne pas les voir se renouveler.
- " Je suis né dans la petite ville de Zeytoun, en Anatolie, en 1909. J’étais orphelin et je ne garde aucun souvenir de mes parents. C’est mon oncle paternel qui s’est occupé de m’élever. Le début du génocide arménien perpétré par le pouvoir ottoman s’est produit en 1915. J’avais six ans. Nous avons été rassemblés par les troupes ottomanes. C’était un piège, de nombreuses personnes ont accepté de partir. C’était des " arriérés ", ils n’étaient pas révolutionnaires, ils n’ont pas voulu se battre. Les Turcs nous ont déportés dans la ville voisine de Marache, où, ayant perdu mon oncle, j’ai été adopté par une famille arménienne. Les déportations ont continué. Plusieurs milliers de personnes de Marache ont été conduites par les Turcs dans le désert de Syrie en passant par Antep et Alep.
- Et là, près d’Alep, les troupes ottomanes nous ont abandonnés dans le désert. On nous a dit : " Déshabillez-vous ! " Je suis resté en short. De nombreuses femmes ont été violées. Mais nous n’avions pas encore tout vu. Il n’y avait ni eau ni nourriture. Seulement quelques herbes. En plein désert ! Les plus affamés se sont nourris de cadavres d’animaux. Ils en sont morts. C’était l’enfer. J’ai marché sur des cadavres ! Je ne peux pas l’oublier. Les drames de l’histoire ne doivent pas être oubliés si on veut pas qu’ils se reproduisent ! Nous n’avions pas la force d’enterrer nos morts. Nous avons dû les laisser dans le désert comme des animaux. Un jour, j’ai aperçu des chèvres et je me suis approché. J’ai demandé à la bergère arabe " Ya oukhti (ma sour), donne-moi de l’eau. " Et elle m’a donné du lait ! Nous étions plusieurs centaines, la moitié d’entre nous sont morts dans le désert.
- Je suis allé à Bagdad avec ceux qui ont survécu, en espérant trouver de la nourriture. Là, les gens " civilisés " nous ont aidés et nous ont fait travailler dans l’agriculture. Nous y sommes restés jusqu’à l’armistice en 1918 : lorsque nous avons appris que la guerre était finie, nous sommes rentrés à Marache.
- Dans les rues de Marache, j’ai eu la chance de rencontrer des guerriers arméniens qui avaient lutté depuis le maquis contre le pouvoir ottoman. Ils m’ont tout de suite reconnu comme le fils de Panos le vigneron ! Ils m’ont ramené à Zeytoun. Des 35 000 habitants environ de 1915, il ne restait plus que 3 000 ou 4 000 personnes... Je me suis occupé des vignobles de mon père avec certains d’entre elles. Mais, cette tranquillité n’a pas duré longtemps.
- En 1919, Mustafa Kemal a poursuivi les persécutions contre les Arméniens, qui étaient accusés, entre autres, d’avoir aidé les Russes. D’ailleurs, c’est en ce moment le 87e anniversaire du génocide de mon peuple : le 24 avril 1923, le pouvoir turc a pendu des dizaines d’intellectuels arméniens sous le prétexte de cette collaboration. Nous avons choisi ce jour comme symbole de notre drame national. C’est un devoir pour nous de le commémorer.
- Moi, en 1919, j’étais trop jeune pour me battre. Mais les guerriers arméniens de Zeytoun ont sauvé l’état-major français encerclé par Mustafa Kemal dans Marache ! Les Français l’ont oublié ! Mais je suis quand même heureux que l’État français ait fini par reconnaître le génocide arménien. L’année dernière seulement. C’est très tard, mais c’est important.
- Un nouvel exil a alors commencé. Très vite, nous n’avons plus eu à manger. La Croix-Rouge a organisé le rassemblement des 3 000 à 4 000 orphelins de la région et nous a conduits à l’orphelinat de Beyrouth de peur que les Turcs ne nous tuent. La vie y était dure, la nourriture manquait aussi. J’avais appris que mon oncle maternel vivait à Jérusalem dans le couvent arménien Saint-Jacques. Je suis alors parti seul, à pied, pour la Palestine. J’ai traversé le désert et les montagnes. J’étais évidemment perdu. C’est là, dans la montagne, que j’ai fait la rencontre inoubliable d’une jeune bergère de mon âge. Je lui ai demandé : " Peux-tu me montrer le chemin de Jérusalem ? " Elle a tendu le bras dans une direction. Elle était arménienne comme moi ! C’est comme ça qu’en 1925 je suis arrivé à Jérusalem, où j’ai retrouvé mon oncle. Quelques mois plus tard, la jeune bergère m’a rejoint. Ah ! si j’avais été " éveillé " à cette époque, je l’aurais prise dans mes bras ! Mais j’étais trop jeune.
- Alors, qu’ai-je fait pendant ces années passées dans la vieille ville de Jérusalem ? C’est là que j’ai découvert mes deux grandes passions : le théâtre et le football. Le matin, je jouais au football, l’après-midi, je fabriquais des chaussures et, le soir, je répétais. C’est aussi à cette époque que j’ai appris à lire et écrire ma langue maternelle. Je n’ai jamais été à l’école, je me suis instruit seul dans les bibliothèques. J’ai lu beaucoup de livres. J’ai également appris l’arabe. J’ai été très heureux là-bas. Ça se passait très bien avec les Arabes, musulmans et chrétiens, nous étions des frères. · cette époque, il n’y avait pas de guerre. Mais un jour, un acteur arménien du nom de Razo est arrivé. C’était un célèbre chanteur d’opérette, mais je ne le savais pas encore. Il m’a simplement dit : " Que fais-tu ici ? Viens à Paris ! " Et j’ai voulu partir apprendre le théâtre dans cette grande ville. C’était en 1930 et j’ai quitté Jérusalem pour Paris ! J’ai toujours eu l’espoir d’une vie et d’un monde meilleur.
- Je me suis installé à Issy-les-Moulineaux, je me suis marié et ma première fille est née en 1933. J’ai fondé une troupe de théâtre et j’ai continué mon métier de cordonnier. Les Français étaient corrects avec nous. Plusieurs années après, la guerre a de nouveau éclaté. Les drames se répètent. Si les Européens avaient retenu la leçon du génocide arménien, il y aurait peut-être eu moins de juifs et de Tziganes tués ! · Jérusalem, j’étais devenu socialiste en lisant la presse. J’étais anti-fasciste et opposé à Mussolini. Je me suis alors engagé aux côtés des communistes. J’ai choisi de résister avec les Français. Je participais à la circulation clandestine des idées de la Résistance. Je distribuais régulièrement des tracts et l’Humanité Dimanche dans le 15e arrondissement de Paris, où je vivais alors. J’ai fait également circuler le discours d’un député communiste de Seine-et-Oise. J’ai essayé aussi de faire le bien autour de moi comme je pouvais : je payais les factures des plus pauvres quand c’était possible. En 1939, de nombreux amis sont partis pour le front et ne sont jamais revenus. Je connaissais des juifs. Ceux qui ont été déportés ne sont pas revenus non plus. Les autres se cachaient et étaient très actifs dans la Résistance. De mon côté, j’ai dû arrêter de faire du théâtre régulièrement, c’était trop dangereux. Mais, pour rester debout, nous donnions parfois des représentations. En 1943, une bombe américaine est tombée sur ma maison au 283, rue Lecourbe. Ce jour-là, il y a eu plusieurs morts, mais mes lapins sont restés vivants ! Il faut dire aussi que les gens avaient peur. Je me rappelle d’une scène un jour, dans le métro, un enfant d’environ huit ans est entré dans une rame bondée. Il a dû bousculer un soldat allemand. Celui-ci a réagi très violemment en portant aussitôt la main à son arme. J’ai cru qu’il allait tirer et je me suis mis à crier : " Personne ne parle allemand pour dire que cet enfant n’a rien fait ? " Personne ne réagissait et moi je criais comme un lion ! Il y avait en France deux sortes de gens à cette époque. Les pétainistes, un peu fascistes, et les autres. J’ai lu dans les journaux qu’Hitler a dit quelque chose comme : " Ce que je fais aujourd’hui aux juifs, personne ne s’en souviendra ! "
- Qui se souvient du génocide arménien ? Quand Le Pen explique que les chambres à gaz de la Seconde Guerre mondiale sont un détail, il y a un grand danger. Certains ont aussi voulu oublier le génocide arménien, s’arranger avec l’Histoire... Mais il n’y a pas d’arrangement avec deux millions de morts ! Le grand poète arménien Pétros Dourian a dit : " Si j’oublie ma mémoire, c’est là que je suis mort. " Il faut absolument garder la mémoire des drames.
- Propos recueillis par Karine Fiorani et Murat Aktas - L'Humanité 11 mai 2002.
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