Aperçu des relations entre les Arméniens et les Français dans le Haut Moyen Âge
(Extrait du livre de H. Turabian, Paris 1962, pp.40-45)
...[p.40] Auguste Carrière signala en son temps (Annuiaire de l'Ecole pratique des hautes études, section des sciences historiques..., 1898) l'importance d'un chapitre de l'Histoire des Francs, de Grégoire de Tours, relatant « la révolte des Persarméniens qui, en 571, firent défection la Perse pour venir se ranger sous l'autorité romaine » ( p. 15).
« Le roi de Perse veut imposer aux Arméniens le culte du feu. Après une discution théologique... une émeute éclate qui amène le massacre des représentants du roi de Perse. Puis les révoltés vont demander l'amitié de l'empereur Justin...
« Jusqu'à la publication de l'Histoire ecclésiastique de Jean d'Ephèse, le chapitre IV, 40 de l'Histoire des Francs a été le seul document existant qui donnât aux troubles de Dovin leur véritable caractère, celui d'une émeute populaire provoquée par une question religieuse » (p. 19).
Enfin, ajoute Carrière, « l'évêque de Tours est le plus ancien témoin qui parle de ces événements. Le livre IV de son Histoire des Francs fut écrit vers 576 » (p. 20-21).[p.41] « Une ambassade envoyée à Constantinople par Chilpéric partit en 519 et revint en 581, avec de riches présents pour ce roi. Grégoire nous raconte lui-même qu'il était à Nogent lors du retour des ambassadeurs et qu'il vit les cadeaux de l'empereur Tibère... Il profita certainement de cette rencontre pour s'informer des affaires d'Orient » (p. 22).
Il en profita sûrement pour s'informer des choses d'Arménie, qui lui tenaient tout particulièrement à coeur. C'est ainsi qu'il est un des premiers à avoir fait connaitre en Occident l'histoire des quarante-huit martyrs d'Arménie.
« On dit qu'en Arménie quarante-huit Chrétiens souffrirent un jour le martyre sur ces montagnes, où le froid excessif, dû à leur prodigieuse élévation, resserre la terre et les eaux. L'auteur de la loi divine nous donne une idée de leur grande hauteur, en disant que sur leur sommet s'arrêta l'arche de Noé. Là, un perséruteur creusa en terre une grande citerne qu'il fit remplir d'eau ; puis il ordonna qu'après avoir dépouillé ces hommes de leurs vêtements et leur avoir lié les mains derrière le dos, on les mît sur le lac solidifié par la gelée. A côté, se trouvait un bain chaud tout préparé. Alors il leur dit : « Choisissez des deux ! ou périssez de froid sur ectte glace, en confessant votre Christ! ou bien, le reniant et sacrifiant aux dieux, allez prendre ce bain afin que vous puissiez vivre et que vous ne mourriez pas misérablement pour un homme qui a été crucifié ». Comme tous refusaient de sacrifier aux démons, le gardien vit quarante-huit courronnes des plus précieuses tomber du ciel et descendre sur leurs têtes. Une pourtant remonta, car la foi de l'un d'eux avait failli. Laissant là les gardes, celui-ci courut rapidement vers le bain, immola des victimes, et, traité honorablement par le président, fut plongé dans le bain tiède. Mais le supplice du feu éternel l'attendait plus tard.
« Ce gardien dont nous avons parlé, voyant ces choses, se proclama chrétien à haute voix et dit : « Je veux mourir avec eux ». Aussitôt on lui fait souffrir divers tourments, on le dépouille de son vêtement, mais non de sa foi, et on le place sur le lac pour souffrir avec les autres, mais aussi pour gagner la couronne que ce misérable avait perdu. Les infortunés étaient déjà morts de froid, leurs dents claquaient, la voix leur manquait. Seulement, un murmure de prière s'élevait des profondeurs de leur poitrine vers le ciel, prière qui n'était entendue que par le Dieu qui sonde les coeurs. Epuisés et tremblants par l'effet de la faim aussi bien que du froid, ils ne mettaient plus leur espoir que dans le ciel ; la chair était déjà morte. Le juge inique cependant, faisant écouler les eaux tièdes, ordonne de chauffer le bain sept fois davantage, afin que ceux qui avaient résisté au froid fussent réduits par les angoisses du feu. On les tire du lac, confessant toujours le Christ, on les fait passer à travers des vapeurs brûlantes. Mais ils souffrent courageusement tous les supplices afin de mériter une palme plus belle. Enfin, y laissant leurs corps et rendant leurs âmes au Christ, ils consomment en paix leur martyre. Alors le président, se voyant vaincu par leur constance et pensant pouvoir au moins triompher après leur mort de ceux qu'ils n'avaient pu dompter vivants, ordonna de bruIer leurs corps et de les jeter dans le fleuve voisin. Quand cela fut fait, un nouveau miracle apparut aux chrétiens en pleurs ; car les ondes, faisant résistance, n'engloutirent pas ces ossements à demi brûlés, mais les soutinrent à leur surface comme quelque chose de sacré. Aussi les chrétiens eurent-ils la joie de les recueillir, et ils les enterrent avec les plus grands honneurs » (1) .
Si Grégoire de Tours fut un des premiers Francs à faire connaître en Occident le martyre des quarante-huit chrétiens de Sébaste (Sivas), persécutés sous le règne de Licinius (an 320), c'est qu'il avait eu la bonne fortune d'en entendre le récit de la bouche même d'un évêque arménien. Voici dans quelle circonstance.
« La seizième année du roi Childebert et la trentième du roi Gontran [* l'an 591 J.] , il vint à Tours, des pays d'outre-mer, un évêque nommé Simon. Il nous annonça la destruction de la ville d'Antioche, et affirma qu'il avait été captif d'Arménie en Perse. [p.42] Le roi des Perses, ayant fait irruption sur le territoire des Arméniens, avait enlevé du butin, brûlé des églises, et, comme nous l'avons dit, emmené cet évêque captif avec tout son peuple. Les Perses s'étaient efforces aussi de mettre le feu à la basilique des quarante huit martyrs mis à mort dans ce pays et L'ont nous avons parlé dans le livres des Miracles (1). A cet effet, ils avaient rempli cette basilique d'un amas de bois mêlé de poix et de graisse de porc, et y avaient appliqué des torches allumées ; mais le feu ne put jamais prendre aux matériaux qu'ils avaient préparés. Frappés des merveilles de Dieu, ils se retirèrent. Un autre Évêque ayant appris la captivité de celui dont nous parlons, envoya sa rançon au roi des Perses par des hommes à lui. Le roi l'ayant reçue, relâcha le captif qui, en quittant ce pays, vint dans les Gaules pour y demander quelques consolations aux âmes pieuses, et nous raconta tout ce qui précède (2). »
Avec l'époque de Charlemagne, on aborde cette période du moyen âge où la légende côtoie de si près l'histoire. L'ambassade que le Khalife Haroun al Rachid envoya au grand empereur d'Occident. 807, exerça incontestablement une grande influence sur les esprits. Et il se peut faire que le Khalife arabe, s'adressant à un potentat chrétien ait compris des légats chrétiens parmi Ies membres de l'Ambassade. Les chrétiens les plus qualifiés pour faire partie de la mission étaient naturellement des Arméniens.
Le Père Alichan semble admettre (Sisakan, p. 456-457) l'historicité du fait. Le moine de Saint-Gal', dans son Gesta Karoli, II, 8 (3), porte en effet ce passage : « Atilli repetentes a principio, narraverunt ei cuncta quae sibi in cismarinis partibus contigerunt, dicentes : Nos Persae vel Medi, Armenique vel Indi, Parthi et Elmitoe, omnesque orientales multo magis vos quam dominatorem nostrum Aaron timenus. »
On observera que le moine de Saint-Gall écrivait vers 885, d'après des récits oraux, et son temoignage pourrait être plus ou moins légendaire.
(1) Les livres des Miracles et autres opuscules de Georges Florent. Grégoire, Evêque de Tours... traduit par H. L. Bordier t. J. (Paris 1857) p. 263-267).
(2) Histoire ecclésiastique des Francs, par Georges Florent Grégoire, évêque de Tours. Traduction Guadet et Taranne, t. IV (Paris 1841), p. 103-107, liv. X, 24.
(3) Monumenta Germaniae scriptores, t. II. p.752,
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D'autre part, on ne peut s'empêcher de rapprocher cette énumération de peuples de celle donnée dans le récit de la Pentecôte (Actes des Apôtres, II, 9-11) : Parthoi kai Médoi krai Elameitai ai katoikountes tên Mesopotamian, Joudain te kai Kappadokian, Pontên kai tên Asian, Phrugian te kon Pamphulian, Aigppton kai ta merê tês Libués tês kata Kurénén, kai oi epidémountes Rômaioi, Jaudaioi te kai prosêlutoi, Krétes kai Arabes.
On signale en effet dans les éditions critiques du Nouveau Testament, les variantes suivantes, relatives à ce passage : Surian, au lieu de Jourdaian, dans Jérôme ; — et qui inhabitabant Armeniam, au lieu de Jourdaian te chez Tertullien et chez Augustin ; — l'addition de kai Indoi « et les Indiens » après Arabes. Cette mention de l'Arménie chez Tertullien est frappante et pourrait bien avoir influencé le Moine de Saint-Gall (1).
Elle rappelle, du reste, l'énumération des 23 pays qui échurent en partage à Darius (inscription de Bisoutoun) : Perse, Elam, Babylone, Assyrie, Arabie, Egypte, Médie, Arménie, Cappadoce etc.
Quoi qu'il en soit, même si le passages cité n'a qu'une valeur légendaire, et si on a affaire à une énumération livresque et savante, il montre à tout le moins l'importance des Arméniens et de l'Arménie aux yeux des Occidentaux, et leur rôle important, resté encore vivant chez nos ancêtres, dans le dernier quart du IXème siècle.
(1) S'il n'a pas connu l'oeuvre de Tertullien, il a peut-être eu sous les yeux un texte de la Vulgate renfermant la mention de l'Arménie. Cependant les textes généralement connus de la Vulgate portent : Parthi et Medi, et Elamitae, et qui habitant Mesopotamiam, Judaeam, et Cappadociam, Pontum et Asiam, Phrygiam et Pamphyliam, Aegyptum et partes Libyae, quoe est circa Cyrenen, et advenae Romani, Judaei quoque, et Proselyti, Cretes et Arabes...
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Du reste, la chose ne saurait faire de doute pour personne. M. Henri Ornant a publié jadis un manuel de conversation arménien-latin qui remonte précisément à cette époque et auquel il a consacré les lignes suivantes : La notice qui a été donnée dans le tome I du Catalogue général des manuscrits des départements du manuscrits 17 A du grand séminaire d'Autun est inexacte, toute courte qu'elle est... Ce manuscrit, copié vers la fin du IX^ siècle ou au commencement du X'. ne contient en réalité qu'une série de lettres de S. Jérôme, mais à la foi (fol. 156) s'est trouvé ajouté à la même époque un manuel de conversation arménien-latin qu'il est intéressant de reproduire (1). »
Carrière devait à son tour étudier le manuscrit d'Autun, du point de vue arménien, et essayer « de l'expliquer par une restitution en caractères arméniens des mots transcrits en caractères latins, et par quelques brefs éclaircissements (2). » Pour le savant arméniste, il ne croit pas « qu'il existe un témoignage antérieur dénotant une connaissance quelconque de l'arménien en Europe. Il faut ensuite descendre jusqu'aux premières années du XIV° siècle (1322), pour trouver cette langue enseignée à la cour des papes d'Avignon par les envoyés du roi Léon V » (op. cit., p. 8). Et Carrière conclut.
comme M. Omont, que la composition de ce glossaire est antrieure au commencement du Xème siècle (p. 9) (3).
(1) Cf. Manuel de conversation arménien-latin du Xe siècle, dans Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t. X1.111 (1882), p. 563-64.
(2) A. Carrière. Un ancien glossaire latinarménien... (Paris, Imprimerie Nationale), 1886, in- 8'. p. 7-8.
(3) A cette date se rattachent les renseignements suivants c J'aime à vénérer, dans l'Orléanais Saint Grégoire, patron de Pithiviers, archevêque arménien du siècle ; à Commines, saint Chryseuil, son. patron, que la tradition donne pour disciple à Saint Denis de Paris, et reconnaît arménien ; à Gand, Saint Mataire, son patron, évêque arménien du X' siècle. à Mantoue, Saint Siméon, contemporain, patron du lieu ; à Lucques, Saint Davin ; à Ancône, Saint Cyriaque à Padoue, Saint Phidentien, évêque du II• siècle..., tous connus comme d'origine arménienne. » (Alishan, Etude de la Patrie, Physiographie de l'Arménie... Venise, 1861, p. 30. Discours prononcé le 12 août 1861 à la distribution annuelle des prix, au collège arménien Samuel Moorat, dont le P. Alishan était le directuer, à Paris, rue Monsieur.)
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Enfin, c'est à cette époque que les Pauliciens, dont l'esprit de réforme avait fait de grands progrès, furent cruellement persécutés par la bienheureuse impératrice Théodora (1). « Très fière d'avoir restauré l'orthodoxie, elle n'eut pas moins à coeur de combattre l'hérésie ; par son ordre, les Pauliciens furent sommés d'opter entre la conversion et la mort ; et comme ils ne cédèrent point, le sang coula à flots dans les parties de l'Asie Mineure où ils étaient établis. Les inquisiteurs impériaux chargés de dompter leur résistance firent merveille : par leurs soins, plus de 100.000 personnes périrent dans les supplices » (Ch. Diehl, Figures byzantines..., Paris, 1906, p. 146).
Le même esprit qui avait présidé, en Arménie, à la naissance du mouvement paulicien, cette recherche de l'idée nouvelle, devait, un peu plus tard, provoquer le mouvement des Albigeois dans le Midi de la France. Là aussi, les gardiens de l'orthodoxie officielle firent preuve de la plus grande cruauté à l'endroit des dissidents qualifiés d'hérétiques. Le sang coula, l'Inquisition accomplit sa besogne coutumière et. dans la seule ville de Béziers, en 1209, on massacra plus de 60.000 Albigeois et autres habitants.
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